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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 25 septembre 2015, n° 2015/01879

PARIS

Arrêt

Autre

PARTIES

Demandeur :

Brenntag (SA)

Défendeur :

Autorité de la concurrence, Ministre de l'Economie, de l'Industrie et du Numérique

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Michel-Amsellem

Conseillers :

M. Douvreleur, M. Holleaux

CA Paris n° 2015/01879

24 septembre 2015

Par requête enregistrée par le greffe de la cour d'appel de Paris le 23 janvier 2015, sous le numéro RG 2014/12883 intitulée « recours pour excès de pouvoir », la société Brenntag demande l'annulation d'une demande d'informations et de documents provenant des services d'instruction de l'Autorité de la concurrence datée du 25 novembre 2014.

Cette demande d'informations et de documents adressée par lettre recommandée avec avis de réception comporte la précision qu'elle est formulée dans le cadre de l'instruction de quatre saisines enregistrées sous les numéros 07/0034F, 07/0058F, 07/0076F et 09/0123F et qu'elle répond à un courrier du 30 octobre 2014 adressé par le président du directoire de la société Brenntag et ses avocats aux rapporteures chargées d'instruire lesdites saisines.

Cette correspondance du 30 octobre 2014, répondait elle-même à des demandes de communication de différentes données comptables et de pièces ayant donné lieu à plusieurs échanges de courriers électroniques entre les rapporteures et la société Brenntag. Celle-ci indiquait, notamment, qu'elle ne s'opposait pas à fournir les informations sollicitées mais réclamait que lui soient indiquées l'origine et la date de la saisine permettant que de telles informations lui soient demandées. La société contestait dans ce même courrier, la validité des demandes qui auraient été formulées au delà du champ matériel des saisines, critiquait la méconnaissance du principe de sécurité juridique en raison de la durée excessive de leur instruction et formulait des observations sur la licéité de ses pratiques d'exclusivité au regard du droit communautaire de la concurrence tant en ce qui concerne les ententes que l'abus de position dominante.

Dans la réponse du 25 novembre 2014, les rapporteures ont rappelé les termes des demandes des 27 et 21 juillet 2014, indiqué qu'elles avaient dans une lettre du 15 mai 2014 précisé qu'elles pouvaient compte tenu des saisines faire porter leurs investigations sur les spécialités chimiques. Elles ont aussi indiqué qu'elles n'avaient pas dans le cadre de l'instruction à segmenter leurs investigations et finaliser une première étape de démonstration sur la qualification d'éventuelles pratiques avant de demander les éléments relatifs aux autres étapes de celle-ci. Elles ont exposé qu'il leur revenait de recueillir les éléments relatifs aux pratiques d'exclusivité pour permettre ensuite à l'Autorité de déterminer si ces pratiques étaient ou non anticoncurrentielles et qu'il appartiendrait à la société Brenntag de développer ses arguments afin d'apporter les justifications qu'elle estimerait devoir présenter pour invoquer les dispositions de l'article 101, paragraphe 3 du TFUE.

Dans un dernier développement, les rapporteures ont rappelé les termes de l'article L. 464-2 V du code de commerce, selon lequel : « Lorsqu'une entreprise ou un organisme ne défère pas à une convocation ou ne répond pas dans le délai prescrit à une demande de renseignements ou de communication de pièces formulée par un des agents visés au I de l'article L. 450-1 dans l'exercice des pouvoirs qui lui sont conférés par les titres V et VI du livre IV, l'Autorité peut, à la demande du rapporteur général, prononcer à son encontre une injonction assortie d'une astreinte, dans la limite prévue au II.

Lorsqu'une entreprise a fait obstruction à l'investigation ou à l'instruction, notamment en fournissant des renseignements incomplets ou inexacts, ou en communiquant des pièces incomplètes ou dénaturées, l'Autorité peut, à la demande du rapporteur général, et après avoir entendu l'entreprise en cause et le commissaire du Gouvernement, décider de lui infliger une sanction pécuniaire. Le montant maximum de cette dernière ne peut excéder 1 % du montant du chiffre d'affaires mondial hors taxes le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en oeuvre ».

Vu la déclaration de recours déposée au Greffe de la cour par la société Brenntag le 23 janvier 2015 ;

Vu les mémoires déposé au greffe de la cour à l'appui de son recours par la société Brenntag les 23 janvier 2015, 24 juin 2015 et 29 juin 2015 ;

Vu les observations déposées au greffe de la Cour par l'Autorité de la concurrence le 28 avril 2015 ;

Vu les observations déposées au greffe de la Cour par le Ministère public le 25 juin 2015 et mises à disposition des parties ;

Après avoir entendu à l'audience publique du 30 juin 2015, le conseil de la société Brenntag qui a été mis en mesure de répliquer et a eu la parole en dernier, ainsi que le représentant de l'Autorité de la concurrence, du Ministre de l'économie et le Ministère public ;

SUR CE

À l'occasion de l'examen du « recours pour excès de pouvoir » porté devant la cour d'appel, la société Brenntag a par mémoire séparé enregistré sous le numéro RG 15/03921, demandé que six questions prioritaires de constitutionnalité soient transmises à la Cour de cassation afin que soit examinée la conformité des dispositions des articles L. 464-2 (paragraphe V), L. 450-8 et L 450-3 du code de commerce aux droits et libertés que la Constitution garantit, notamment, à plusieurs principes énoncés dans la Déclaration de droits de l'homme de 1789.

Dans le cadre du débat sur la transmission des questions prioritaires de constitutionnalité, les parties s'opposent sur la question de la recevabilité du recours introduit par la société Brenntag contre la lettre que lui ont adressée les rapporteures le 25 novembre 2014.

L'Autorité de la concurrence et le Ministre de l'économie soutiennent, en effet, que les mesures ordonnées par le rapporteur général-adjoint ou le rapporteur en application des pouvoirs qu'ils tiennent des dispositions de l'article L. 450-3 du code de commerce ne sont pas susceptibles de faire grief ou de porter préjudice par elles-mêmes à la société Brenntag indépendamment de la procédure suivie devant l'Autorité dans laquelle elles s'inscrivent. Ils en concluent qu'elles ne peuvent en conséquence faire l'objet d'un recours juridictionnel direct. Le Ministère public a abondé dans ce sens.

La société Brenntag conteste cette analyse. Elle expose qu'elle a été contrainte sous la menace d'une injonction qui, dans son cas, pouvait atteindre 50 000 euros par jour de retard et de sanctions de nature administrative et pénale de livrer des documents sans pouvoir exercer de recours contre cette obligation, alors que les services d'instruction ont violé plusieurs principes de droit européen (le principe de protection contre les ingérences arbitraires et disproportionnées de la puissance publique, celui de motivation des demandes de renseignements avec indication de l'objet et du but de l'enquête, et le principe du respect des droits de la défense). Elle fait valoir qu'en conséquence, son recours est nécessairement et immédiatement recevable en application des articles 6, §1 et 3 du Traité sur l'Union européenne dont il s'infère que les États membres sont tenus d'appliquer la charte des droits fondamentaux et, en particulier, son article 47 instituant une protection juridictionnelle effective, de l'article 19 du même traité faisant obligation aux Etats membres d'assurer une protection juridictionnelle effective, des articles 6 §1 et 13 de la convention européenne des droits de l'homme, mais aussi des articles 16 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789, et enfin des principes régissant l'excès de pouvoir.

Il convient, en premier lieu, de relever que la compétence de la cour d'appel de Paris pour connaître des recours en annulation et en réformation formés contre les décisions de l'Autorité de la concurrence est circonscrite par l'article L. 464-8 du code de commerce qui précise que « les décisions de l'Autorité de la concurrence mentionnées aux articles L. 462-8, L. 464-2, L. 464-3, L. 464-5, L. 464-6, L. 464-6-1 et L. 752-27 sont notifiées aux parties en cause et au ministre chargé de l'économie, qui peuvent, dans le délai d'un mois, introduire un recours en annulation ou en réformation devant la cour d'appel de Paris ».

Aucune disposition ne prévoit que les actes d'enquête auxquels procède le rapporteur de l'Autorité de la concurrence, qui ne sont pas des décisions de l'Autorité de la concurrence, seraient susceptibles d'un recours autonome. En conséquence, la validité de ces actes ne peut être contestée que dans le cadre du recours au fond éventuellement exercé contre une décision de sanction prononcée par l'Autorité de la concurrence.

La société Brenntag conteste cette situation au regard du principe de protection juridictionnelle effective que sont tenus d'appliquer et de faire appliquer les États membres en vertu des articles 6§1 et 3° et 19 §1 du Traité sur l'Union européenne, l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux ainsi que 6§1 et 13 de la Convention européenne des droits de l'Homme et expose que ce principe commande qu'un acte d'enquête, qui comme celui de l'espèce viole plusieurs principes du droit de l'Union, doit pouvoir faire l'objet d'un recours autonome.

Elle invoque, en particulier, l'arrêt Unibet rendu le 13 mars 2007 (aff . C-432/05) par la Cour de justice des communautés européennes qui a dit pour droit que le principe de protection juridictionnelle effective des droits conférés aux justiciables par le droit communautaire doit être interprété en ce sens qu'il ne requiert pas, dans l'ordre juridique d'un État membre, l'existence d'un recours autonome tendant, à titre principal, à examiner la conformité de dispositions nationales avec le droit de l'Union, dès lors que d'autres voies de droit effectives qui ne sont pas moins favorables que celles régissant les actions nationales similaires permettent d'apprécier de manière incidente une telle conformité, ce qu'il appartient au juge national de vérifier. Mais que «'Si au contraire (') [la personne en cause] était contrainte de s'exposer à des procédures administratives ou pénales à son encontre et aux sanctions qui peuvent en découler, comme seule voie de droit pour contester la conformité aux dispositions nationales en cause avec le droit communautaire, cela ne suffirait pas pour lui assurer une telle protection juridictionnelle effective'».

Elle indique que dans son arrêt rendu dans l'affaire Delta Pekarny AS C. République tchèque (Req. N° 97/11), le 2 octobre 2014, la Cour européenne des droits de l'homme a précisé au sujet d'une inspection menée par des enquêteurs de l'autorité de concurrence Tchèque qu'en l'absence d'un contrôle effectif, a posteriori, de la nécessité de la mesure d'inspection contestée et d'une réglementation relative à une éventuelle destruction des copies obtenues, il n'existait pas de garanties procédurales « suffisantes pour prévenir le risque d'abus de pouvoir de la part de l'Autorité de la concurrence ». La société requérante ajoute que la cour de Justice, dans un arrêt du 18 juin 2015 Deutsche Bahn (C-583/13) a précisé que les sociétés destinataires d'une décision d'inspection ne se trouvent pas contraintes d'attendre l'adoption de la décision finale de la Commission relative à la violation suspectée des règles de concurrence pour introduire un recours en annulation devant les juridictions de l'Union. Elle en déduit que le justiciable de l'Autorité de la concurrence doit pouvoir bénéficier d'un recours immédiat contre des actes d'enquête, même 'simples', contraires au droit et qui lui causent préjudice, en ce qu'il a été contraint d'y déférer sous la menace, ou auxquels il n'a pas déféré, sans que l'Autorité ait formellement retiré ces demandes.

Selon elle, l'acte qu'elle conteste a pour vocation l'application du droit de l'Union, puisque les rapporteures instruisent sur le fondement des articles 101 et 102 du TFUE. Elle soutient que dans la mesure où aucun recours effectif ne permet de contester la validité de cet acte au regard de ce même droit, celui-ci encourt la nullité, faute que soit respecté la garantie de la protection juridictionnelle effective des droits conférés aux justiciables par le droit de l'Union.

Sur le principe de garantie d'une protection juridictionnelle effective

Il résulte des différentes correspondances échangées entre les rapporteures et la société Brenntag et notamment d'une lettre adressée par les rapporteures à la société Brenntag le 15 mai 2014 et à laquelle renvoie la lettre du 25 novembre 2014, que les pratiques examinées sont susceptibles d'être qualifiées au regard des articles 101 et 102 du TFUE. La requérante est donc fondée à invoquer le respect des principes fondamentaux garantis par le droit de l'Union européenne.

Ainsi qu'il a été précédemment relevé aucun texte ne prévoit que les actes d'enquête auxquels procède le rapporteur de l'Autorité de la concurrence dans le cadre de l'article L. 450-3 du code de commerce, puissent faire l'objet d'un recours immédiat devant la cour d'appel de Paris.

Cependant, il n'en résulte pas en l'espèce une atteinte au principe du recours effectif qui s'impose aux juridictions françaises en vertu de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et 47 de la charte des droits fondamentaux.

En effet, l'acte contesté, qui consiste en la réitération de demandes de renseignements précis et détaillés des 7 et 21 juillet 2014, et non dans des actes d'inspection d'enquêteurs accomplis dans les locaux de l'entreprise, laisse un délai raisonnable à la société en cause pour adresser les éléments demandés, répond à ses contestations relatives, d'une part, à l'étendue de la saisine des rapporteurs, d'autre part, à la méthode d'instruction et explique enfin l'objectif poursuivi dans les demandes formulées. Cet acte d'enquête, tant en ce qui concerne sa formulation que son contenu, ne saurait dès lors faire l'objet d'une analogie avec les actes d'inspection concernés par l'arrêt Delta Pekarny rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 2 octobre 2014, qui consistaient en des actes intrusifs d'inspection, ou par l'arrêt Deutsche Bahn rendu par la Cour de Justice de l'Union le 18 juin 2015, qui concernait le même type d'actes ainsi que la validité d'une décision d'inspection de la Commission européenne, lesquelles sont régies par des dispositions particulières qui ne sont pas similaires à celles du droit français. La cour relève à ce sujet que les demandes précises qui sont formulées par la lettre attaquée, ainsi que les délais accordés à la société et les explications qui lui étaient apportées laissaient à l'entreprise le temps de collecter et de réunir les éléments demandés, la possibilité d'analyser la portée des réponses qu'elle allait faire, ainsi que celle de refuser de fournir les documents qu'elle estimait de nature à porter atteinte à ses droits de la défense, notamment au principe de garantie contre les actes auto-incriminants. Elle pouvait, en outre, s'expliquer sur ce point afin de se prémunir contre un éventuel reproche d'obstruction à l'enquête.

Il s'ensuit que cet acte, dont la régularité au regard des principes fondamentaux ainsi que des prescriptions légales sera examinée dans le cadre du débat sur le fond et serait, dans le cas où il serait entaché d'irrégularité, écarté du dossier, de même que tous les éléments qui y seraient attachés, n'est pas en tant que tel de nature à causer une atteinte irréversible aux droits de la société Brenntag qui justifierait qu'elle puisse exercer un recours immédiat et direct en excès de pouvoir.

Par ailleurs, s'agissant de l'éventuelle non conformité au principe de protection juridictionnelle effective de l'absence de recours prévu par les textes, la Cour de justice dans l'arrêt rendu le 13 mars 2007, dans l'affaire Unibet (C-432/05) invoqué par la société Brenntag a précisé que « (...) Le principe de protection juridictionnelle effective ne requiert pas, en tant que tel, l'existence d'un recours autonome tendant à titre principal, à contester la conformité de dispositions nationales avec des normes communautaires, pour autant que le respect des principes d'équivalence et d'effectivité est assuré dans le cadre du système des recours internes » (Paragraphe 47) et que dans le cas où le justiciable a la possibilité d'obtenir un examen de la conformité de la loi en cause avec le droit communautaire dans le cadre d'une demande de réparation devant les juridictions de droit commun, une telle demande en réparation constitue une voie de droit permettant au justiciable d'assurer la protection effective des droits qui lui sont conférés par le droit de l'Union (paragraphes 56 et 58).

En l'espèce, la société Brenntag dispose de la possibilité d'engager une procédure en réparation du préjudice qu'elle estime avoir subi du fait de l'atteinte portée à ses droits qu'elle soutient. Elle pourrait dans le cadre de ce recours contester la non conformité de la disposition en cause au droit de l'Union qu'elle oppose, indépendamment de l'appréciation au fond portée sur les conditions relatives au dommage et au lien de causalité dans le cadre de la demande de réparation.

En conséquence, le recours formé par la société Brenntag contre la demande d'informations et de documents provenant des services d'instruction de l'Autorité de la concurrence datée du 25 novembre 2014 est irrecevable.

PAR CES MOTIFS

DECLARE irrecevable le recours en excès de pouvoir introduit par la société Brenntag à l'encontre de la lettre que lui ont adressée le 25 novembre 2014 les services d'instruction de l'Autorité de la concurrence.

CONDAMNE la société Brenntag aux dépens