CA Paris, Pôle 1 ch. 2, 26 novembre 2020, n° 20/02392
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Coca Cola European Partners France (SAS)
Défendeur :
ITM Alimentaire International (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Guillou
Conseillers :
M. Rondeau, Mme Chopin
Avocats :
Me Hinoux, Me Billard, Me Teytaud, Me Utzschneider, Me Rivollier, Me Ernewein, Me Duminy
La société Coca Cola European Partners France (la société Coca Cola) est la filiale du groupe Coca Cola chargée de commercialiser en France les boissons du groupe. A ce titre, elle négocie notamment les conditions d’approvisionnement de ces boissons avec les centrales de la grande distribution telles qu’ITM Alimentaire International (ITM AI), chargée de la sélection, du référencement et de l’approvisionnement de produits à destination des points de vente des enseignes Intermarché.
Les sociétés Coca Cola et ITM AI ont conclu des accords de distribution pour les produits Coca Cola. En 2019, leurs relations étaient régies par une convention annuelle pour l’année 2019, applicable jusqu’au 31 décembre 2019, qui n’avait pu être signée que le 3 avril 2019. A l’été 2019, la société ITM AI a informé par courriers la société Coca Cola de son intention de “réduire les colas au profit de la naturalité” et ce en annonçant vouloir déréférencer 18 produits à compter du 1er octobre 2019, puis davantage selon un courrier du 14 août 2019.
Des échanges ont suivi cette annonce, la société Coca Cola estimant les déréférencements très importants, puisque représentant 38% du chiffre d’affaires prévisionnel 2019 et la société ITM considérant au contraire que le déréférencement était annoncé de longue date et qu’il n’aboutissait pas nécessairement à une baisse des volumes compte tenu des reports qui pourraient s’opérer sur d’autres produits de la marque.
Par lettre du 26 novembre 2019 la société Coca Cola a adressé à son cocontractant les tarifs applicables à compter du 1er janvier 2020 ainsi que les conditions générales de vente (CGV) et les tarifs applicables à partir du 1er mars 2020.
Le 3 décembre 2019 elle lui a également adressé une proposition d’accord transitoire pour la période de janvier-février 2020.
En décembre 2019, les deux sociétés ont entamé des négociations pour la conclusion de la convention d’affaires annuelle pour 2020 et d’abord sur la négociation d’un accord transitoire pour la période de janvier et février 2020 sur lequel les parties n’ont pu se mettre d’accord, la société ITM soutenant que l’accord proposé revenait à imposer une hausse du prix triple net de 37% par rapport au tarif 2019 et une dégradation des conditions de paiements, le délai étant réduit à 30 jours au lieu des 45 jours habituels.
Par courriel du 24 décembre 2019, la société Coca Cola, s’étonnant d’avoir reçu des commandes pour livraison à compter du 2 janvier 2020 a rappelé que compte tenu de l’absence de signature d’un accord il n’y aurait plus de prix convenu à compter du 1er janvier 2020, et qu’à défaut d’accord, seules ses CGV et tarifs 2020 s’appliqueraient, ajoutant “Afin de nous assurer qu’il n’y aura pas de litige lors du paiement des factures correspondantes et de nous permettre de procéder aux livraisons, nous vous remercions de nous confirmer par retour, par écrit si dans ce contexte vous souhaitez annuler ou maintenir ces commandes. Dans l’attente de votre retour nous mettons provisoirement en suspens la livraison de ces commandes”.
Le 10 janvier 2020, la société ITM Alimentaire International a assigné la société Coca Cola European Partners France devant le juge des référés du tribunal de commerce de Paris pour voir reconnaître que la rupture totale par la société Coca Cola de sa relation commerciale établie avec la société ITM AI constituait un trouble manifestement illicite et était source d’un dommage imminent.
Par ordonnance contradictoire du 16 janvier 2020, le juge a :
- ordonné la reprise des livraisons par la société Coca Cola European Partners France à la société ITM Alimentaire International à compter du deuxième jour suivant la signification de l’ordonnance, sous astreinte de 460 000 euros par jour de retard et pendant une période de 60 jours,
- laissé au juge de l’exécution le soin de liquider l’astreinte ;
- condamné la société Coca Cola European Partners France à payer à la société ITM Alimentaire International la somme de 30 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, l’a déboutée pour le surplus,
- rejeté le surplus de la demande,
- rejeté toutes demandes plus amples ou contraires des parties,
- condamné en outre la société Coca Cola European Partners France aux dépens de l’instance.
Le premier juge a fondé sa décision sur les motifs suivants :
- les relations commerciales étaient établies depuis plusieurs dizaines années entre les deux sociétés,
- le refus de vente et livraison à partir de janvier 2020 annoncé avec un préavis de 9 jours (dont 5 jours ouvrés) entraînant une rupture de stock dans le réseau de la société ITM AI et un risque de perte de clientèle, relève d’une rupture abusive et d’un abus de position dominante par la société Coca Cola European Partners France, alors qu’en 2019 malgré l’absence d’accord commercial, aucune suspension de livraison n’était intervenue, la période transitoire ayant vu la prorogation des tarifs 2018.
Il a en conséquence enjoint à la société Coca Cola de reprendre les livraisons dans l’attente d’un accord commercial et tarifaire pour 2020 à intervenir début mars 2020 sous une astreinte correspondant à la valeur d’un jour d’achat de 2019.
Par déclaration du 29 janvier 2020, la société Coca Cola a fait appel de cette décision. Dans ses dernières conclusions remises le 1 octobre 2020, er la société Coca Cola demande à la cour, sur le fondement des articles 873 alinéa 1er du code de procédure civile, des articles L. 420-2, L. 442-1, II et L. 441-3 et suivants du code de commerce et de l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, de :
- dire et juger recevable et fondé leur appel ;
Y faisant droit :
- infirmer l’ordonnance de référé entreprise en toutes ses dispositions ;
Et statuant à nouveau :
1. Sur l’absence de trouble manifestement illicite :
- dire et juger que seule la violation évidente et certaine d’une règle de droit peut constituer un trouble manifestement illicite au sens de l’article 873 alinéa 1er du code de procédure civile ;
- dire et juger qu’en l’espèce, la société ITM AI n’a pas démontré de façon évidente et certaine que :
(i) l’arrêt de la relation commerciale litigieuse résultait d’une “rupture” unilatérale imputable à la société Coca Cola European Partners France ;
(ii) une relation commerciale “établie” existait entre les parties depuis 50 ans ;
(iii) la cessation des relations entre les parties caractérisait une rupture "brutale" au sens de l’article L. 442-1 du code de commerce ;
- dire et juger qu’en l’espèce, la société ITM AI n’a pas démontré de façon évidente et certaine que l’arrêt de la relation commerciale litigieuse caractérisait un abus de position dominante ;
- dire et juger en conséquence qu’aucun trouble manifestement illicite ne pouvait être allégué en l’espèce par la société ITM AI ;
2. Sur l’absence de dommage imminent :
- dire et juger que seul un dommage irrémédiable susceptible de survenir de façon certaine et à très brève échéance, en raison d’un fait générateur de responsabilité imputable au défendeur à l’instance, peut caractériser un dommage imminent au sens du droit positif ;
- dire et juger que la société ITM AI n’a pas démontré le caractère irrémédiable, certain et imminent du dommage qu’elle a allégué ;
- dire et juger que la société ITM AI n’a pas démontré que le dommage qu’elle a allégué résultait d’un comportement fautif imputable à la société Coca Cola European Partners France ;
- dire et juger en conséquence qu’aucun dommage imminent ne pouvait être allégué en l’espèce par la société ITM AI ;
3. Sur le caractère illicite de la demande formulée par la société ITM AI :
- dire et juger que l’injonction sollicitée par la société ITM AI s’est traduite par une violation de l’article L. 441-3 du code de commerce ;
- dire et juger que l’injonction sollicitée par la société ITM AI excédait en outre le pouvoir du juge des référés ;
En conséquence :
- infirmer l’ordonnance entreprise ;
- rejeter l’ensemble des demandes formulées par ITM AI ;
- condamner la société ITM AI à s’acquitter d’une somme de 70 000 euros entre ses mains au titre de l’article 700 du code de procédure civile et la condamner aux entiers dépens, dont distraction au profit de Me Hinoux ;
La société Coca Cola European Partners France soutient :
- que le dispositif de l’ordonnance vise l’article 873, alinéa 2 du code de procédure civile alors même que ce texte n’a pas été invoqué et qu’aucune provision ou exécution d’une obligation non sérieusement contestable n’est octroyée, ce qui justifie l’infirmation de l’ordonnance,
- qu’un trouble manifestement illicite ne peut s’entendre que d’une violation flagrante d’une règle précise et indiscutable,
Sur la rupture brutale de relations commerciales établies :
- que celle-ci ne peut être que totalement unilatérale, et non consécutive à l’échec de négociations comme en l’espèce,
- que la question se pose de l’application d’un préavis dans le cadre d’un échec des négociations annuelles avant le 1er mars, seule la partie responsable de l’échec pouvant se voir imposer un préavis,
- que la société ITM AI est responsable de l’échec des négociations sur les conditions commerciales de 2020 en raison de son inflexibilité, de son silence et de son absence de contre-proposition à la proposition d’accord transitoire de la société Coca Cola, ce qu’en tout état de cause, seul un juge du fond peut rechercher,
- que la société ITM AI n’établit pas la preuve d’une relation commerciale établie depuis 1969, au vu des flux d’affaires entre les deux sociétés ; qu’elle ne produit aucune pièce de comptabilité en ce sens, ni ne donne d’indications précises sur son flux d’affaires avec Coca Cola,
- que la rupture n’était pas impossible à anticiper et que la société ITM AI disposait de solutions alternatives pour substituer les produits Coca Cola ou s’approvisionner auprès d’autres revendeurs, de sorte que la rupture n’est pas brutale,
Sur l’abus de position dominante :
- que l’existence d’un abus de position dominante doit être caractérisée, dans un premier temps, par l’existence d’une position dominante sur un marché pertinent, et dans un second temps, par l’usage abusif de cette position,
- qu’affirmer qu’elle détient une part de 75 à 90 % sur le marché français des colas est insuffisant pour caractériser la position dominante, car une telle segmentation de marché n’est pas évidente, et que l’identification – complexe - d’un marché pertinent ne relève pas de l’office du juge des référés,
- que la société ITM AI ne démontre pas que la pratique en cause a un objet ou des effets anticoncurrentiels, distincts de son préjudice personnel,
- que le refus de vente n’est sanctionné que s’il porte sur une facilité essentielle ou s’il est discriminatoire, ce qui n’est pas le cas en l’espèce,
Sur le dommage imminent :
- que la société ITM AI n’a pas démontré le caractère certain, imminent et irrémédiable du dommage qu’elle allègue,
- qu’ainsi, les magasins Intermarché ont déjà adopté des solutions alternatives, les consommateurs continuent de faire leurs courses dans ces magasins même en l’absence des produits Coca Cola, et la société ITM AI ne démontre pas que son chiffre d’affaires et sa marge auraient diminué pendant la période d’arrêt des livraisons,
- que le dommage que la société ITM AI allègue ne procède d’aucun fait générateur de responsabilité imputable à la société Coca Cola European Partners France.
Dans ses dernières conclusions remises le 16 octobre 2020, la société ITM AI demande à la cour, sur le fondement de l’article 873 du code de procédure civile, des articles L. 442-1, L. 442-4 II et L. 420-2 du code de commerce de :
A titre principal :
- juger l’appel de Coca Cola European Partners France mal fondé,
- juger que sa demande fondée sur l’existence d’un trouble manifestement illicite et d’un dommage imminent était justifiée lorsque le président du tribunal de commerce de Paris a statué,
En conséquence :
- confirmer l’ordonnance du 16 janvier 2020 en ce qu’elle a :
- jugé que le refus de vente et livraison à partir de janvier 2020 annoncé avec 9 jours (dont 5 ouvrés) de préavis entraînant une rupture de stock dans son réseau et le risque de perte de clientèle relève d’une rupture abusive et d’un abus de position dominante par Coca-Cola,
- ordonné la reprise des livraisons par la société Coca Cola European Partners France à la société ITM AI à compter du deuxième jour suivant la signification de la présente ordonnance, sous astreinte de 460 000 euros par jour de retard et pendant une période de 60 jours,
- débouter la société Coca Cola European Partners France de la totalité de ses demandes,
- faire droit à sa demande de protection du secret des affaires sur le fondement des articles L. 153-1 du code de commerce et suivants, dans la mesure où les présentes conclusions et les pièces versées au débat par ITM AI contiennent des informations commerciales sensibles,
- condamner la société Coca Cola European Partners France à lui verser la somme de 70 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
- condamner la société Coca Cola European Partners France aux entiers dépens dont distraction au profit de Me Teytaud, avocat, conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.
La société ITM AI soutient :
- à titre liminaire, que l’article 873 alinéa 2 du code de procédure civile n’a jamais été en débat et qu’il n’est tranché sur aucune demande de provision ; que cet article n’est présent dans le dispositif de l’ordonnance qu’en raison d’une simple erreur de plume, Sur la rupture brutale de relations commerciales établies :
- qu’elle a apporté des éléments prouvant la commercialisation des bouteilles Coca Cola par les magasins Intermarché depuis 1992, notamment des extractions des flux comptables,
- que la société Coca Cola a cessé de livrer à compter du 2 janvier 2020, au milieu des négociations commerciales de l’accord 2020, que cette rupture brutale ne résulte pas du désaccord sur les conditions tarifaires puisque les sociétés avaient jusqu’au 1er mars 2020 pour trouver un accord,
- que la rupture est intervenue par un unique e-mail du 24 décembre 2019, avec un préavis de seulement 9 jours calendaires (comprenant 5 jours ouvrés) en pleine période de fêtes de fin d’année, et sans que la société Coca Cola ait informé son contractant de son intention non équivoque de cesser les relations,
- que la situation contractuelle des parties est sans incidence sur le droit au préavis dont elle a été privé,
Sur l’abus de position dominante :
- qu’une pratique décisionnelle abondante et stable considère que la société Coca Cola occupe une position dominante sur le marché des colas, ce que confirme encore un rapport établi par le cabinet Deloitte,
- que la situation d’abus est caractérisée par les agissements de la société Coca Cola, qui a coupé tous les approvisionnements pour faire pression sur elle en vue de la signature d’un accord transitoire à des conditions défavorables et discriminatoires,
- que par exemple, ce projet d’accord transitoire prévoyait un “prix d’achat triple net” en hausse de 37% et un délai de paiement de 30 jours contre 45 jours auparavant, Sur le dommage imminent :
- qu’elle subit un dommage imminent lié à la rupture de stocks dès janvier 2020, attestée par constat d’huissier dans 9 magasins le 18 janvier 2019,
- qu’elle subit une perte de chiffre d’affaires lié à la vente de ces produits dotés d’un haut niveau de fidélité des consommateurs ; qu’elle risque aussi de subir une perte de clientèle au bénéfice de ses concurrents dotés de produits Coca Cola,
- que ce dommage imminent est imputable à la décision unilatérale de la société Coca Cola d’interrompre les livraisons,
- que son choix fait en août 2019 de ne plus référencer certains produits résulte d’une politique de gestion des linéaires et ne justifiait pas la rupture brutale des approvisionnements,
Sur la demande de protection du secret des affaires :
- qu’elle demande à ce que les annexes 45, 46, 48 et 49 de la pièce n°37, qui contiennent des informations commerciales sensibles, se soient pas accessibles à la société Coca Cola European Partners France mais à ses seuls conseils.
Il sera renvoyé aux conclusions susvisées pour un plus ample exposé des faits, moyens et prétentions des parties en application des dispositions de l’article 455 du code de procédure civile.
MOTIFS
Sur les pouvoirs du juge des référés :
L'article 873, alinéa 1er, du code de procédure civile dispose que le président du tribunal de commerce peut, dans les limites de la compétence du tribunal, et même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite.
L'article L. 442-1 II du code de commerce dispose que :
"Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l'absence d'un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels.
En cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l'auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d'une durée insuffisante dès lors qu'il a respecté un préavis de dix-huit mois".
La rupture brutale d’une relation commerciale établie est donc susceptible de constituer un trouble manifestement illicite à laquelle le juge des référés, même en présence d’une contestation sérieuse, peut mettre fin, au provisoire, dans l’attente d’une décision au fond.
De même ce juge peut, pour prévenir un dommage imminent et même en présence de contestations sérieuses, prendre des mesures provisoires jusqu’à ce qu’il soit statué au fond.
Sur l’existence de relations commerciales établies :
C’est la condition préalable de la mise en oeuvre des dispositions précitées.
Bien que contestée par la société Coca Cola, il est établi avec toute l’évidence requise en référé par les pièces versées aux débats (extraction sur plusieurs bases des flux de vente des produits Coca Cola constatées par huissier de justice) que les relations commerciales entre la société Coca Cola et la société ITM AI existent depuis plus de 20 ans sans qu’il soit nécessaire à ce stade de rechercher si des relations encore plus anciennes sont établies et sans qu’il y ait lieu de s’y attarder davantage, aucune contestation sérieuse n’étant opposée à ce constat.
Sur les relations commerciales entre ITM et Coca Cola :
Les relations commerciales entre ITM et Coca Cola relèvent des dispositions des articles L. 441-1 et suivant du code de commerce.
Selon l’article L. 441-3 du code de commerce, “I.-Une convention écrite conclue entre le fournisseur, à l'exception des fournisseurs de produits mentionnés à l'article L. 443-2, et le distributeur ou le prestataire de services mentionne les obligations réciproques auxquelles se sont engagées les parties à l'issue de la négociation commerciale, dans le respect des articles L. 442-1 à L. 442-3. Cette convention est établie soit dans un document unique, soit dans un ensemble formé par un contrat-cadre et des contrats d'application (...)“IV.-La convention mentionnée au I est conclue pour une durée d'un an, de deux ans ou de trois ans, au plus tard le 1er mars de l'année pendant laquelle elle prend effet ou dans les deux mois suivant le point de départ de la période de commercialisation des produits ou des services soumis à un cycle de commercialisation particulier.(...) V.-Le fournisseur communique ses conditions générales de vente au distributeur dans un délai raisonnable avant le 1er mars ou, pour les produits ou services soumis à un cycle de commercialisation articulier, avant le point de départ de la période de commercialisation”.
Les parties sont contraintes de parvenir à un accord avant le 1er mars de chaque année, le fournisseur ayant préalablement communiqué ses conditions générales, le non-respect de ces obligations étant sanctionné par des amendes pouvant aller jusqu’à 375 000 euros pour les personnes morales.
Passé la date du 1er mars de chaque année, soit les parties sont parvenues à un accord et les relations contractuelles se poursuivent selon les termes du nouvel accord, soit elles n’ont pu aboutir et dans ce cas les parties ont d’un côté l’interdiction de conclure des ventes en dehors de tout accord, sauf à encourir une amende (L 441-6), mais de l’autre l’interdiction de mettre brutalement fin aux relations commerciales établies (L 441-2). En l’espèce la période litigieuse n’est pas celle postérieure au 1er mars mais la période s’écoulant entre la fin de l’année civile et le 1er mars, puisque les accords entre les parties régissent l’année civile et qu’à la fin de chaque année civile, alors que les parties sont en cours de négociation pour l’année suivante, la question se pose de ce qu’il advient en l’absence d’accord pour la période transitoire de janvier et février.
C’est l’absence d’accord pour cette période qui est au coeur de la présente affaire. Il apparaît qu’en 2018 déjà la négociation sur les prix a été difficile, mais les parties sont néanmoins parvenues à un accord. Fin 2017 la société Coca Cola a accepté que les tarifs et conditions commerciales applicables au titre de l’année N-1 soient prorogés en janvier et février 2018.
De même le 21 décembre 2018 la société Coca Cola écrivait “ nous vous proposons dans un souci de coopération efficace, un accord transitoire pour la période de négociation du 1er janvier 2019 au 28 février 2019 sur la base de nos CGV et de notre tarif applicable au 1er janvier 2019 avec le maintien des conditions commerciales définies dans le contrat cadre 2018 et un délai de paiement de 45 jours”.
Tel n’a pas été le cas au cours de l’année 2019 en vue d’un accord pour l’année 2020 et fin décembre les parties n’étaient toujours pas parvenues à s’entendre sur cette période transitoire dont Coca Cola avait fait un préalable, alors que la société ITM AI voulait au contraire débuter le plus rapidement possible les négociations de l’accord annuel afin d’en obtenir l’application dès le 1er février 2020.
Les parties s’imputent mutuellement une stratégie de représailles, ITM AI reprochant à Coca Cola de faire par tout moyen obstacle au déréférencement de produits considérés comme désormais hors des critères de “la stratégie du “Mieux manger” du groupement des Mousquetaires”, en imposant des hausses de prix inacceptables, et Coca Cola faisant grief à ITM AI de vouloir imposer des déréférencement massifs entraînant une chute du courant d’affaires de 38% et étant en mesure de le faire notamment compte tenu de sa participation active au sein de la centrale d’achat européenne Agecore.
Constatant à la toute fin de l’année 2019 l’absence d’accord et l’arrivée du terme de l’accord annuel conclu pour l’année 2019, la société Coca Cola fait valoir qu’à défaut de prix convenu pour la période transitoire, les prix de l’année qui s’achève n’étant plus en cours, ce sont les conditions générales de vente qui s’appliquent et qu’à défaut d’avoir pu obtenir la certitude qu’elle serait payée des factures émises pour cette période transitoire, elle ne pouvait accepter les commandes et devait interrompre les livraisons. Elle expose qu’elle a alerté à de nombreuses reprises son cocontractant sur la nécessité de parvenir à un accord sur cette phase et les mails de toute fin d’année rappellent en effet qu’à défaut d’accord “seules nos CGV et tarifs 2020 s’appliqueront à ces livraisons” et que ce n’est qu’à défaut d’accord express sur l’application de ses CGV qu’elle a interrompu ses livraisons.
La société ITM AI a au contraire exprimé la volonté que les livraisons des commandes passées se poursuivent “aux conditions actuellement en vigueur jusqu’à la conclusion d’une convention annuelle pour l’année 2020" comme cela avait d’ailleurs déjà été le cas l’année précédente.
En conséquence la question qui se trouve en définitive soumise au juge des référés est celle de savoir si en raison de l’absence d’accord des parties sur les prix pour la période transitoire de janvier et février 2020, la société Coca Cola pouvait refuser toute livraison, aucune vente n’étant possible sans accord sur la chose et le prix, sans contrevenir aux dispositions de l’article L. 442-1 du code de commerce et sans, ce faisant, abuser de sa position dominante et si ce refus constitue un trouble manifestement illicite ou cause un dommage imminent, seules hypothèses où le juge des référés dispose d’un pouvoir en présence de contestation sérieuse.
Sur le trouble manifestement illicite ou le dommage imminent :
Il ressort de ce qui a été exposé que l’appréciation du caractère manifestement illicite de la rupture des relations le 24 décembre 2020, en pleine période de fête de fin d’année et de nouvel an, suppose que soient tranchées des questions portant sur la possibilité ou non pour les parties à un accord commercial en cours de renouvellement de continuer à livrer après le terme de l’accord de l’année précédente, alors même que les parties ne sont pas d’accord sur le prix, que les conditions générales de vente qui constituent le socle des négociations n’ont pas été acceptées, même pour la période transitoire, que les prix de l’année précédente ne sont plus en cours, alors que la livraison au prix précédent pourrait être interprétée comme un accord sur la survivance de conditions contractuelles antérieures mais n’en contreviendrait pas moins à l’obligation d’une convention écrite imposée par l’article L 441-3.
Les avis de la Commission d'examen des pratiques commerciales (CEPC) versés aux débats par les parties confirment d’ailleurs l’absence de certitude sur ces questions. La contrainte dans laquelle se trouvent les parties à la fois de rechercher un accord, de ne pas continuer à vendre si un accord n’a pas été trouvé mais aussi de ne pas rompre unilatéralement et sans préavis leurs relations commerciales, le tout sous peine de sanctions pénales et administratives et de réparation de préjudice, interdisent de considérer, au stade des référés, le refus d’accepter de nouvelles commandes sans que le prix en soit préalablement convenu, comme manifestement illicite au regard de ces injonctions contradictoires.
De même l’imputabilité de la non conclusion d’un accord et des moyens de pressions utilisés dans les négociations par l’une ou l’autre des parties, partant, de la rupture des relations commerciales relève des juges du fond.
En revanche, il est suffisamment établi, comme le démontrent les faits qui se sont produits entre le 2 janvier et le 17 janvier 2020 date à laquelle les livraisons ont repris, que l’arrêt brutal des livraisons de la marque Coca Cola dans les magasins Intermarché constitue un dommage certain au distributeur s’agissant d’un produit qui est peu substituable, comme le démontre le rapport d’analyse économique du cabinet Deloitte du 22 juillet 2020, et comme le démontrait 24 ans plus tôt le Conseil de la concurrence dans sa décision du 29 octobre 1996 “relative à des pratiques mises en oeuvre par la société Coca Cola Beverage” et pour lequel les études confirment que la rupture de stocks peut entraîner une part non négligeable des consommateurs à changer d’enseigne pour en trouver.
A cet égard la société ITM AI demande qu’il soit fait application de la protection du secret des affaires sur le fondement des articles L. 153-1 du code de commerce et suivants, dans la mesure où ses conclusions et certaines pièces versées au débat par ITM AI contiennent des informations commerciales sensibles.
La société Coca Cola réplique que ce texte est “radicalement inapplicable en référé, ce qui constitue si besoin était une autre confirmation de ce que le débat instauré par ITM AI relève des juges du fond”.
Selon l’article L. 153-1 du code de commerce, “lorsque, à l'occasion d'une instance civile ou commerciale ayant pour objet une mesure d'instruction sollicitée avant tout procès au fond ou à l'occasion d'une instance au fond, il est fait état ou est demandée la communication ou la production d'une pièce dont il est allégué par une partie ou un tiers ou dont il a été jugé qu'elle est de nature à porter atteinte à un secret des affaires, le juge peut, d'office ou à la demande d'une partie ou d'un tiers, si la protection de ce secret ne peut être assurée autrement et sans préjudice de l'exercice des droits de la défense :
1° Prendre connaissance seule de cette pièce et, s'il l'estime nécessaire, ordonner une expertise et solliciter l'avis, pour chacune des parties, d'une personne habilitée à l'assister ou la représenter, afin de décider s'il y a lieu d'appliquer des mesures de protection prévues au présent article ;
2° Décider de limiter la communication ou la production de cette pièce à certains de ses éléments, en ordonner la communication ou la production sous une forme de résumé ou en restreindre l'accès, pour chacune des parties, au plus à une personne physique et une personne habilitée à l'assister ou la représenter ;
3° Décider que les débats auront lieu et que la décision sera prononcée en chambre du conseil ;
4° Adapter la motivation de sa décision et les modalités de publicité de celle-ci aux nécessités de la protection du secret des affaires.
Cette disposition ne vise en effet en matière de référé que les demandes formées sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, mais d’autres dispositions du Titre Cinquième du code de commerce sur la protection du secret des affaires organisent justement cette protection par recours au juge des référés.
En tout état de cause en l’espèce la motivation de la décision ne comportant aucune atteinte de ce type, et les données litigieuses n’ayant pas été communiquées aux parties elles-mêmes mais seulement à leur conseil, il n’y a pas lieu de faire application de ces dispositions, puisque les constats versés aux débats suffisent à démontrer qu’en quelques jours la rupture partielle de stocks dans plusieurs enseignes Intermarché a été réelle. Il sera seulement rappelé que les annexes 45, 46, 48 et 49 de la pièce n°37 produite par la société ITM AI ont été communiquées à titre confidentiel aux seuls conseils de Coca Cola France.
L’imminence du dommage causé de ce fait à la société ITM AI qui résulte de la seule constatation de ce que les produits Coca Cola sont peu substituables est d’ailleurs confortée par l’épisode de 2018 lorsqu’en pleine coupe du monde de football la société ITM, qui était alors en désaccord sur des tarifs pratiqué par Coca Cola, a indiqué “ne pas pouvoir prendre le risque d’être en rupture totale de stocks sur ces produits à une période de pic de consommation du fait de la période estivale et de la coupe du monde de football”, la conduisant à accepter les nouveaux tarifs de la société Coca Cola pour éviter que celle-ci, invoquant l’exception d’inexécution face au refus de la société ITM de les appliquer pour de nombreuses références, ne suspende ses livraisons.
Cet incident démontre suffisamment que la seule menace de rétention brutale de ses produits par la société Coca Cola constitue un moyen de pression très efficace à la hauteur du dommage qui en résulterait s’il était mis en oeuvre.
Or comme le souligne d’ailleurs le document de l’Ania produit par la société Coca Cola, si la loi n’impose pas aux parties de parvenir à un accord, elle sanctionne l’abus dans la relation commerciale. L’arrêt brutal des livraisons, en pleine négociation, à une période que la société Coca Cola sait cruciale pour les distributeurs et sur des produits qu’elle sait non substituables, cause avec l’évidence requise en référé à la société ITM un dommage d’abord imminent puis effectif qui justifie que le juge des référés du tribunal de commerce de Paris ait pris, sur le fondement manifeste de l’article 873 alinéa 1, quand bien même il aurait visé par erreur matérielle l’alinéa 2, la seule mesure susceptible d’y mettre fin, soit la reprise des livraisons, dans l’attente d’un aboutissement des négociations ou d’une décision du juge du fond sur le prix applicable à la période transitoire.
En conséquence il convient de confirmer la décision entreprise sans en adopter les motifs relatifs au trouble manifestement illicite mais sur le fondement de dommage imminent pour les motifs exposés ci-dessus.
PAR CES MOTIFS
Confirme l’ordonnance du 16 janvier 2020,
Rappelle que les annexes 45, 46, 48 et 49 de la pièce n°37 produites par la société ITM Alimentaire International ont été communiquées à titre confidentiel aux conseils de la société Coca Cola European Partners France,
Dit n’y avoir lieu en cause d’appel à application supplémentaire des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,
Condamne la société Coca Cola European Partners France aux dépens d’appel qui pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du code de procédure civile.