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Décisions

CEDH, sect. 1, 17 janvier 2002, n° 41476/98

COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Laine

Défendeur :

France

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président  :

M. Rozakis

Juges :

Mme Tulkens, M. Costa, M. Lorenzen, M. Levits, M. Kovler, M. Zagrebelsky

CEDH n° 41476/98

17 janvier 2002

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (n° 41476/98) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, Jacques Laine (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 22 mai 1998 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté devant la Cour par Me Bernard Alexandre, avocat au barreau de Strasbourg. Le gouvernement défendeur est représenté par Mme Michèle Dubrocard, sous-directrice des Droits de l’Homme au ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant alléguait que la procédure de règlement judiciaire, puis de liquidation judiciaire, menée à son encontre n’avait pas été diligentée dans un délai raisonnable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).

5. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

6. Par une décision du 26 septembre 2000, la Cour a déclaré la requête recevable.

7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

8. Le 1er novembre 2001, la requête a été attribuée à la première section de la Cour au sein de laquelle une chambre a été constituée.

EN FAIT

9. Le 29 septembre 1980, une assignation en liquidation de biens fut délivrée par l’URSSAF de Belfort à l’encontre du requérant qui exploitait en nom propre une entreprise de transports.

10. Le 17 février 1981, le tribunal de commerce de Belfort déclara le requérant en état de règlement judiciaire et nomma un juge-commissaire et un syndic.

11. Sur requête du syndic, le juge-commissaire autorisa, d’une part, le licenciement du personnel de l’entreprise par ordonnance du 27 février 1981, et, d’autre part, la vente des véhicules et d’une remorque de l’entreprise par ordonnances des 22 avril 1981 et 2 avril 1982.

12. Le 17 novembre 1981, le syndic transmit au juge-commissaire un compte-rendu sommaire sur l’état de l’actif et du passif et sur les causes de la cessation de paiement.

13. Par un jugement du tribunal de commerce du 17 mars 1992, le juge-commissaire fut remplacé.

14. Le 25 mars 1992, fut dressé un procès-verbal de récolement.

15. L’état des créances fut vérifié le 2 avril 1992, et fut notifié aux créanciers le 12 août 1992.

16. Le 16 juin 1993, le syndic mit le requérant en demeure de remettre ses offres concordataires. Le 2 septembre 1993, le greffe du tribunal de commerce somma le requérant de les déposer.

17. Le 2 février 1994, le tribunal de commerce se saisit d’office aux fins de convertir le règlement judiciaire en liquidation de biens.

18. Le 17 janvier 1995, le requérant déposa des propositions concordataires.

19. Le 17 mai 1995, le syndic demanda au juge-commissaire d’autoriser la vente d’une parcelle. Par ordonnance du 30 mai 1995, ce dernier fit droit à sa demande.

20. Le 10 octobre 1995, le tribunal de commerce prononça la liquidation de biens du requérant et maintint le juge-commissaire dans ses fonctions, tout en nommant un nouveau syndic.

21. Sur appel du requérant, la cour d’appel de Besançon se prononça le 13 juin 1996. Elle releva que le tribunal avait converti le règlement judiciaire en liquidation judiciaire sans respecter la procédure, infirma le jugement et renvoya le dossier devant le premier juge afin que soit normalement suivie la procédure de règlement judiciaire.

22. Le 4 juillet 1996, le syndic demanda au juge-commissaire de convoquer les créanciers. Par ordonnance du 10 septembre 1996, le juge-commissaire convoqua les créanciers pour le 27 septembre suivant.

23. Le 7 octobre 1996, un procès-verbal de délibération de concordat fut dressé.

24. Le 8 octobre 1996, le syndic déposa une requête aux fins de conversion du règlement judiciaire en liquidation des biens. Par jugement du 10 décembre 1996, le tribunal de commerce prononça la liquidation de biens du requérant en maintenant le syndic et le juge-commissaire dans leurs fonctions.

25. Par ordonnance du 14 avril 1997, le juge-commissaire autorisa le syndic à vendre un immeuble.

26. Par jugement du 12 novembre 1997 (signifié le 26 novembre 1997), le tribunal de commerce de Belfort déclara la clôture pour extinction de passif des opérations de liquidation de biens du requérant.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

27. Le requérant se plaint de ce que sa cause n’a pas été entendue dans un délai raisonnable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes sont ainsi libellées :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

28. Le Gouvernement expose que l’affaire était complexe du fait de la rigueur de la législation de 1967 sur le règlement judiciaire et la liquidation des biens des entreprises applicable à l’époque.

29. Il ajoute que le requérant a, par son comportement, contribué à l’allongement de la durée de la procédure. Il aurait usé de toutes les possibilités pour retarder l’issue de la procédure commerciale dans le seul but de ne pas régler ses créanciers.

30. Le Gouvernement souligne enfin que, si le syndic a accompli peu d’actes de 1982 à 1992, la procédure a, par la suite, connu un délai raisonnable.

31. Le requérant fait observer que le gouvernement ne donne aucune justification à l’inaction des autorités pendant plus de 10 ans, alors même que c’est au juge commissaire de surveiller et d’accélérer, sous l’autorité du tribunal, les opérations et la gestion du règlement judiciaire et de la liquidation des biens. Il ajoute qu’il a été confronté à l’absence d’évolution du dossier de 1981 à 1992 et conteste avoir retardé par son comportement l’évolution de la procédure.

32. La Cour constate que la période à considérer a débuté le 17 février 1981, avec le jugement du tribunal de commerce de Belfort déclarant le requérant en état de règlement judiciaire et nommant un syndic et un juge commissaire, et s’est achevée par un jugement de ce même tribunal en date du 12 novembre 1997. Elle a donc duré presque seize ans et neuf mois.

33. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Frydlender c. France [GC], n° 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).

34. La Cour considère que l’affaire ne présentait pas de difficulté particulière et estime que le comportement du requérant n’a pas contribué à rallonger la durée de la procédure. Elle constate par ailleurs qu’aucun acte de procédure n’a été accompli par les autorités judiciaires entre le 17 novembre 1981 et le 17 mars 1992, soit pendant dix ans et quatre mois, période de latence aussi longue qu’inexpliquée par le Gouvernement qui regrette simplement la mansuétude du syndic. La Cour rappelle qu’il incombe aux Etats contractants d’organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent garantir à chacun le droit d’obtenir une décision définitive dans un délai raisonnable (voir, par exemple, les arrêts Caillot c. France, n° 36932/97, § 27, ou Frydlender précité, § 45). Il appartenait donc à l’Etat défendeur de faire le nécessaire pour éviter un délai d’inactivité aussi long.

35. En conclusion, à la lumière des critères dégagés par la jurisprudence et compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour considère que la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à la condition du délai raisonnable. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

36. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

37. Le requérant demande en premier lieu le dédommagement du préjudice matériel qu’il dit avoir subi du fait de la durée de la procédure. Au titre de l’absence de réalisation des actifs, constitués essentiellement de véhicules inventoriés par procès-verbal d’huissier en date du 3 mars 1981 et qui ont été détruits en 1991 et vendus à la ferraille en 1992 pour un montant de 7 000 FRF, il demande 129 170 FRF, revalorisés en Francs 2000, soit 237 260,47 FRF. Pour des créances qui n’ont pas été recouvrées par le syndic et qui ont ensuite été prescrites, le requérant demande la somme de 50 602,69 FRF, actualisée à 95 686,68 FRF. Enfin, pour sa perte de chance de poursuivre l’activité de transporteur, ayant été obligé à compter de 1981 de prendre un poste de salarié au sein d’une entreprise de transport, le requérant demande la somme de 220 000 FRF.

38. Au titre du préjudice moral, le requérant qui expose être resté en état de « failli » pendant seize ans, demande un dédommagement de 200 000 FRF.

39. Le Gouvernement rappelle à titre liminaire que le requérant ne s’est jamais plaint devant le juge commissaire de l’attitude du syndic.

Il ajoute que le préjudice indemnisé ne peut être que celui découlant directement de la violation constatée. Pour ce qui est tout d’abord du dommage matériel découlant de la perte des véhicules, le Gouvernement rappelle que, sur proposition du syndic, le juge commissaire a ordonné la vente de divers véhicules et qu’il ressort du procès-verbal de récolement fait par huissier en date du 25 mars 1992 que lesdits véhicules avaient disparu et avaient en réalité été vendus à un ferrailleur moyennant une somme de 7 000 FRF qui n’a jamais été remise au syndic. Le Gouvernement conclut que le requérant est mal venu de se plaindre sur ce point.

Pour ce qui est des créances non recouvrées par le syndic, le Gouvernement fait observer qu’il ressort du dossier que le requérant avait prétendu avoir remis les factures au syndic lors de la vérification des créances, alors que le greffe du tribunal n’en n’a trouvé aucune trace. Le Gouvernement s’étonne de ce que le requérant n’ait pas remis cette facture au syndic et qu’elle soit datée de 1994.

En ce qui concerne enfin la demande de dédommagement pour perte de chance, le Gouvernement fait observer qu’aux termes de la loi, le débiteur peut être autorisé à poursuivre son activité soit par le tribunal de commerce, soit par le juge commissaire. Or, le requérant n’a jamais fait une telle demande. La perte de chance ne peut donc être imputée à la durée de la procédure.

Le Gouvernement en conclut que le requérant doit être débouté de ses demandes de dédommagement au titre du préjudice matériel, celles-ci étant sans rapport avec la durée de la procédure.

40. Pour ce qui est du dommage moral, le Gouvernement estime qu’une indemnisation de 25 000 FRF serait suffisante compte tenu de l’attitude du requérant.

41. La Cour considère que le requérant a, de toute évidence, subi un dommage matériel et moral du fait de la durée exceptionnelle de cette procédure. Elle constate que sont produits trois factures datées de janvier et de février 1981, deux procès-verbaux d’huissiers en date respectivement des 3 mars 1981 et 25 mars 1992 et des récépissés de déclaration de destruction des véhicules. En l’absence de tout élément permettant de soutenir le point de vue du Gouvernement selon lequel, d’une part, le requérant n’aurait pas remis ses factures au syndic et, d’autre part, les véhicules auraient disparu, elle décide d’allouer au requérant les sommes demandées au titre de l’absence de réalisation des actifs. Toutefois, compte tenu du fait que la procédure s’est achevée par un jugement du 12 novembre 1997, elle actualisera les sommes dues au titre du préjudice matériel en francs français 1997. Elle allouera donc au requérant 234 418,73 FRF, soit 35 736,91 euros au titre des véhicules et 94 576,43 FRF, soit 14 418,08 euros au titre des créances non recouvrées. Elle lui accorde ainsi au total 50 155 euros pour préjudice matériel. Par contre, la Cour ne peut allouer au requérant les sommes demandées au titre de la perte de chance pour les raisons invoquées par le Gouvernement. Enfin, la Cour, statuant en équité, accorde au requérant 7 500 euros pour préjudice moral.

B. Frais et dépens

42. Le requérant demande 15 000 FRF pour les honoraires d’un avocat qu’il a fait intervenir devant la cour d’appel de Besançon et qui a invoqué l’article 6 § 1 de la Convention. Par ailleurs, pour la présentation de son affaire à la Cour, son avocat présente un état provisionnel d’honoraires de 47 840 FRF.

43. Le Gouvernement marque son accord pour le remboursement des frais et dépens engagés devant la Cour, sous réserve qu’ils soient dûment justifiés.

44. Sur la base des éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la matière, la Cour, statuant en équité, accorde au requérant 4 500 euros.

C. Intérêts moratoires

45. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d’intérêt légal applicable en France à la date d’adoption du présent arrêt est de 4,26 % l’an.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

2. Dit, à l’unanimité,

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i) 50 155 EUR (cinquante mille cent cinquante cinq euros) pour préjudice matériel,

ii) 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros) pour dommage moral,

iii) 4 500 EUR (quatre mille cinq cents euros) pour frais et dépens,

plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ;

b) que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple de 4,26 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;

3. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.