Livv
Décisions

CC, 26 septembre 2014, n° 2014-415 QPC

CONSEIL CONSTITUTIONNEL

Décision

M. François F. [Responsabilité du dirigeant pour insuffisance d'actif]

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 25 septembre 2014, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, M. Jacques BARROT, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Guy CANIVET, Michel CHARASSE, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Hubert HAENEL et Mme Nicole MAESTRACCI

CC n° 2014-415 QPC

26 septembre 2014

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 27 juin 2014 par la Cour de cassation (chambre commerciale, arrêt n° 784 du 27 juin 2014), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité posée par M. François F., relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du premier alinéa de l'article L. 651-2 du code de commerce dans sa rédaction issue de l'ordonnance n° 2008-1345 du 18 décembre 2008 portant réforme du droit des entreprises en difficulté.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,

Vu la Constitution ;

Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

Vu le code de commerce ;

Vu l'ordonnance n° 2008-1345 du 18 décembre 2008 portant réforme du droit des entreprises en difficulté ;

Vu la loi n° 2009-526 du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit et d'allègement des procédures, notamment le 31° de son article 138 ;

Vu l'arrêt de la Cour de cassation (chambre commerciale n° 08-21906) du 15 décembre 2009 ;

Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Vu les observations produites pour M. Frédéric Torelli pris en qualité de liquidateur judiciaire de la société de Négoce et d'intermédiation commerciale, partie en défense, par la SCP Nicolaÿ, de Lanouvelle, Hannotin, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 21 juillet 2014 ;

Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 21 juillet 2014 ;

Vu les pièces produites et jointes au dossier ;

Vu la lettre du 4 septembre 2014 par laquelle le Conseil constitutionnel a soumis aux parties un grief susceptible d'être soulevé d'office ;

Me Frédéric Rocheteau, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour le requérant, Me Guillaume Hannotin, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour la partie en défense, et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à l'audience publique du 16 septembre 2014 ;

Le rapporteur ayant été entendu ;

1. Considérant qu'aux termes du premier alinéa de l'article L. 651-2 du code de commerce : « Lorsque la liquidation judiciaire d'une personne morale fait apparaître une insuffisance d'actif, le tribunal peut, en cas de faute de gestion ayant contribué à cette insuffisance d'actif, décider que le montant de cette insuffisance d'actif sera supporté, en tout ou en partie, par tous les dirigeants de droit ou de fait, ou par certains d'entre eux, ayant contribué à la faute de gestion. En cas de pluralité de dirigeants, le tribunal peut, par décision motivée, les déclarer solidairement responsables » ;

2. Considérant que, selon le requérant, le pouvoir laissé au juge d'apprécier entièrement les conséquences de la faute de gestion ayant contribué à l'insuffisance d'actif méconnait le principe de responsabilité ainsi que le principe d'égalité devant la loi ; qu'en outre, en application de l'article 7 du règlement du 4 février 2010 susvisé, le Conseil constitutionnel a soulevé d'office le grief tiré de ce que, en s'abstenant d'encadrer les cas et conditions dans lesquels le juge peut décider, soit de faire supporter à un dirigeant dont la faute de gestion a contribué à l'insuffisance d'actif de l'entreprise tout ou partie du montant de cette insuffisance d'actif, soit au contraire de l'en exonérer, le législateur aurait méconnu l'étendue de sa compétence dans des conditions portant atteinte au droit de propriété, à la liberté d'entreprendre et au principe de responsabilité ;

3. Considérant qu'aux termes du premier alinéa de l'article 61-1 de la Constitution : « Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé » ; que la méconnaissance par le législateur de sa propre compétence ne peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution garantit ;

4. Considérant qu'en vertu de l'article 34 de la Constitution, la loi détermine les principes fondamentaux des obligations civiles et commerciales ; qu'il incombe au législateur d'exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution, en particulier son article 34, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi ;

5. Considérant qu'aux termes de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » ; qu'il résulte de ces dispositions qu'en principe tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ; que la faculté d'agir en responsabilité met en œuvre cette exigence constitutionnelle ; que, toutefois, cette dernière ne fait pas obstacle à ce que le législateur aménage, pour un motif d'intérêt général, les conditions dans lesquelles la responsabilité peut être engagée ; qu'il peut ainsi, pour un tel motif, apporter à ce principe des exclusions ou des limitations à condition qu'il n'en résulte une atteinte disproportionnée ni aux droits des victimes d'actes fautifs ni au droit à un recours juridictionnel effectif qui découle de l'article 16 de la Déclaration de 1789 ;

6. Considérant que l'article 6 de la Déclaration de 1789 dispose que la loi « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse » ; que le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit ;

7. Considérant que les articles L. 651-1 à L. 651-4 du code de commerce sont relatifs à l'action en responsabilité pour insuffisance d'actif d'une entreprise en liquidation judiciaire ; que cette action vise les dirigeants de droit ou de fait d'une personne morale, ainsi que les personnes physiques représentants permanents de ces dirigeants personnes morales et les entrepreneurs individuels à responsabilité limitée ; qu'elle ne peut être ouverte que lorsque la liquidation de la personne morale a été prononcée et fait apparaître une insuffisance d'actif ; que la condamnation ne peut excéder le montant de celle-ci ; que, selon le troisième alinéa de l'article L. 651-2, les sommes versées par les dirigeants ou l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée entrent dans le patrimoine du débiteur et sont réparties au prorata entre tous les créanciers ; que l'article L. 651-4 permet au tribunal d'obtenir, pour l'application de l'article L. 651-2, toutes informations sur la situation patrimoniale du dirigeant ou de l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée ;

8. Considérant que, selon les dispositions contestées, la responsabilité des dirigeants d'une entreprise en liquidation est engagée lorsqu'est établie contre eux une faute de gestion ayant contribué à l'insuffisance d'actif ; que, lorsque ces conditions sont réunies, le tribunal peut décider que l'insuffisance d'actif sera supportée, en tout ou partie, par tous les dirigeants ou par certains d'entre eux ayant contribué à la faute de gestion et, en cas de pluralité de ceux-ci, de les déclarer solidairement responsables ;

9. Considérant qu'en permettant au tribunal d'exonérer en tout ou partie les dirigeants fautifs de la charge de l'insuffisance d'actif, le législateur a entendu prendre en compte, d'une part, la gravité et le nombre des fautes de gestion retenues contre eux et l'état de leur patrimoine et, d'autre part, les facteurs économiques qui peuvent conduire à la défaillance des entreprises ainsi que les risques inhérents à leur exploitation ; que ces aménagements aux conditions dans lesquelles le dirigeant responsable d'une insuffisance d'actif peut voir sa responsabilité engagée répondent à l'objectif d'intérêt général de favoriser la création et le développement des entreprises ;

10. Considérant qu'il résulte de la jurisprudence constante de la Cour de cassation, que le montant des sommes au versement desquelles les dirigeants sont condamnés doit être proportionné au nombre et à la gravité des fautes de gestion qu'ils ont commises ; que la décision relative à l'indemnisation est prise à l'issue d'une procédure contradictoire et justifiée par des motifs appropriés soumis au contrôle de la Cour de cassation ;

11. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que, d'une part, les dispositions contestées n'ont pas pour effet de conférer à la juridiction saisie un pouvoir arbitraire dans la mise en œuvre de l'action en responsabilité pour insuffisance d'actif ; que, d'autre part, les limitations apportées par ces dispositions au principe selon lequel tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer sont en adéquation avec l'objectif d'intérêt général poursuivi ; que ces dispositions ne portent pas d'atteinte disproportionnée aux droits des victimes d'actes fautifs ni au droit à un recours juridictionnel effectif ; que les différences de traitement entre dirigeants qui en résultent sont en rapport direct avec l'objet de la loi ; que, par suite, les griefs tirés de ce que ces dispositions seraient contraires aux articles 4, 6 et 16 de la Déclaration de 1789 doivent être écartés ;

12. Considérant que les dispositions contestées, qui ne sont contraires à aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution,

DÉCIDE :

Article 1er.- Le premier alinéa de l'article L. 651-2 du code de commerce est conforme à la Constitution.

Article 2.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.