CAA Nancy, 3e ch., 4 février 2020, n° 18NC01474
NANCY
Arrêt
Rejet
PARTIES
Demandeur :
Ministre de l'Economie et des Finances
Défendeur :
Alsace Croisières (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Wurtz
Rapporteur :
M. Barteaux
Rapporteur public :
Mme Seibt
Avocat :
Selarl BK2A Boultif & Kopp Avocats Associés
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La société Alsace Croisières a demandé au tribunal administratif de Strasbourg d'annuler la décision du 25 septembre 2015 par laquelle le directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi d'Alsace lui a infligé une amende administrative de 21 300 euros et de prononcer la décharge de l'obligation de payer cette amende.
Par un jugement n° 1506708 du 14 mars 2018, le tribunal administratif de Strasbourg a annulé cette décision du 25 septembre 2015 et rejeté le surplus des conclusions de la demande de la société Alsace Croisières.
Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés le 15 mai 2018 et le 8 novembre 2019, le Ministre de l'Economie et des Finances demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du 14 mars 2018 ;
2°) de rejeter la demande de la société Alsace Croisière.
Il soutient que :
- la sanction a été légalement prononcée sur le fondement des dispositions de l'article L. 443-1 du code du commerce dans sa rédaction applicable à la date à laquelle elle a été prononcée, issue de la loi du 17 mars 2014 ;
- la loi du 17 mars 2014 a seulement eu pour effet de dépénaliser la sanction, de modifier le mode de constatation et les modalités de poursuite des manquements passibles de sanction ; elle ne constitue pas une loi pénale ; le montant maximal de l'amende et les sanctions accessoires demeurent inchangés ; l'élément matériel de l'infraction n'a pas été modifié ;
- les règles de procédure sont d'application immédiate alors même que les faits ont été commis antérieurement à leur entrée en vigueur ;
- la loi nouvelle n'a pas institué de dispositions plus sévères que celles existant antérieurement.
Par des mémoires en défense, enregistrés le 1er août 2018 et le 28 novembre 2019, la société Alsace Croisières, représentée par Me A..., conclut au rejet de la requête et demande que la somme de 3 000 euros soit mise à la charge de l'Etat en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ainsi que les dépens.
Elle soutient que :
- les sanctions édictées par la loi du 17 mars 2014 ne pouvaient pas être prononcées pour des faits commis antérieurement à son entrée en vigueur en vertu du principe de non-rétroactivité dès lors qu'il s'agissait de sanctions nouvelles ;
- la loi du 17 mars 2018 n'étant pas une loi de forme, elle ne peut s'appliquer immédiatement ;
- les faits qui lui sont reprochés datent de 2013 et aucun nouveau manquement aux délais de paiement n'a été constaté après l'entrée en vigueur de la loi du 17 mars 2014 ;
- les dispositions du VI de l'article L. 441-6, dans leur rédaction issue de la loi du 17 mars 2014, sont incompatibles avec les dispositions de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dès lors qu'elles méconnaissent le principe d'impartialité qui implique une séparation entre l'autorité qui instruit et celle qui prononce la sanction.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de commerce ;
- la loi n° 2014344 du 17 mars 2014 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. B...,
- et les conclusions de Mme Seibt, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. Au cours de l'année 2014, des agents de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE) d'Alsace ont procédé, dans les locaux de la société Alsace Croisières, à une vérification du respect des dispositions du titre IV du livre IV du code de commerce en matière de pratiques commerciales restrictives de concurrence. A l'issue de ce contrôle, l'administration a dressé un procès-verbal le 9 avril 2015 constatant des dépassements des délais de paiement légaux en matière de produits alimentaires périssables qu'elle a transmis à la société Alsace Croisières en vue de recueillir ses observations. Par une décision du 25 septembre 2015, l'administration a notifié à cette société une amende administrative d'un montant de 21 300 euros. Le ministre de l'économie et des finances fait appel du jugement du 14 mars 2018 par lequel le tribunal administratif de Strasbourg a annulé cette décision et rejeté le surplus des conclusions de la demande.
Sur le bien-fondé du jugement :
2. D'une part, aux termes de l'article L. 443-1 du code de commerce dans sa version applicable à la date des faits réprimés : « A peine d'une amende de 75 000 euros, le délai de paiement, par tout producteur, revendeur ou prestataire de services, ne peut être supérieur : 1° A trente jours après la fin de la décade de livraison pour les achats de produits alimentaires périssables et de viandes congelées ou surgelées, de poissons surgelés, de plats cuisinés et de conserves fabriqués à partir de produits alimentaires périssables (...) » . Aux termes de l'article 131-38 du code pénal : « Le taux maximum de l'amende applicable aux personnes morales est égal au quintuple de celui prévu pour les personnes physiques par la loi qui réprime l'infraction. (...) ». Aux termes de l'article L. 470-3 du code de commerce, dans sa rédaction en vigueur avant le 19 mars 2014 : « Lorsqu'une personne ayant fait l'objet, depuis moins de deux ans, d'une condamnation pour l'une des infractions définies par les articles (...) L. 443-1, commet la même infraction, le maximum de la peine d'amende encourue est porté au double ».
3. D'autre part, l'article L. 443-1 du code de commerce, dans sa version issue de l'article 123 de la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014, dispose : « Le délai de paiement, par tout producteur, revendeur ou prestataire de services, ne peut être supérieur : 1° A trente jours après la fin de la décade de livraison pour les achats de produits alimentaires périssables et de viandes congelées ou surgelées, de poissons surgelés, de plats cuisinés et de conserves fabriqués à partir de produits alimentaires périssables (...)./ Les manquements aux dispositions du présent article (...) sont passibles d'une amende administrative dont le montant ne peut excéder 75 000 € pour une personne physique et 375 000 € pour une personne morale. L'amende est prononcée dans les conditions prévues à l'article L. 465-2 du présent code. Le montant de l'amende encourue est doublé en cas de réitération du manquement dans un délai de deux ans à compter de la date à laquelle la première décision de sanction est devenue définitive ».
4. Il résulte de l'ensemble de ces dispositions que l'article 123 de la loi du 17 mars 2014 a seulement substitué au régime de sanction pénale, antérieurement en vigueur, ayant pour objet de réprimer le non-respect du délai maximal de paiement des factures relatives à la fourniture de denrées alimentaires périssables imposé aux commerçants, un régime de sanction administrative, mis en œuvre par le directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi. Ce même article n'a modifié ni la portée et l'étendue de la règle sanctionnée, ni le quantum de l'amende qui demeure d'un montant maximal de 375 000 euros pour les personnes morales. Ainsi, les nouvelles dispositions se sont bornées à modifier les règles de compétence et de procédure applicables immédiatement aux sanctions infligées, lesquelles répriment des faits qui étaient déjà punissables avant leur entrée en vigueur. Nonobstant le changement de nature de la sanction, les dispositions de l'article L. 4413 du code de commerce, dans leur rédaction en vigueur à compter du 19 mars 2014, étaient applicables aux manquements constatés avant cette date. Il s'ensuit que c'est à tort que, pour annuler la décision contestée du 25 septembre 2015, le tribunal administratif s'est fondé sur le motif tiré de ce que les dispositions de l'article L. 4413 du code de commerce, dans leur rédaction applicable à compter du 19 mars 2014, ne pouvaient pas s'appliquer aux manquements constatés au cours de l'année 2013 par les services de la DIRECCTE.
5. Il appartient toutefois à la cour, saisie de l'ensemble du litige par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner les moyens invoqués par la société Alsace Croisières en première instance et en appel.
6. Le moyen tiré de l'incompatibilité du VI de l'article L. 441-6 du code du commerce, dans sa rédaction issue de la loi du 17 mars 2014, avec les stipulations de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en ce qu'il permet à la même autorité administrative de constater les manquements et de prononcer une sanction pécuniaire, ne peut être utilement invoqué à l'encontre de la décision en litige dès lors qu'elle a été prise sur le fondement de l'article L. 443-1 du code du commerce à l'issue de la procédure prévue par l'article L. 465-2, dans sa rédaction issue de la loi du 17 mars 2014 du même code.
7. En admettant même, eu égard à l'argumentation développée par la société Alsace Croisières, qu'elle puisse être regardée comme contestant la compatibilité de la procédure prévue par l'article L. 465-2 du code du commerce avec les stipulations de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, lequel est opérant dès lors que la procédure tendant au prononcé d'une sanction pécuniaire sur le fondement de l'article L. 443-1 du code du commerce constitue une accusation en matière pénale au sens dudit article 6, la procédure de sanction n'a pas à respecter l'ensemble des stipulations de cet article. En effet ni les agents de la DIRECCTE, ni son directeur compétent pour prendre la sanction, qui s'inscrivent dans une hiérarchie, ne peuvent être regardés comme un tribunal au sens de cet article 6. Par ailleurs, cette sanction peut faire l'objet d'un recours de plein contentieux devant la juridiction administrative, devant laquelle la procédure est en tous points conforme aux exigences de l'article 6.
8. La société Alsace Croisières justifie le dépassement des délais de paiement de ses fournisseurs par la difficulté à obtenir les bons à payer des services ou bateaux qui ont passé une commande, l'existence de litiges portant sur la qualité ou la quantité des produits livrés et l'envoi par ses fournisseurs de la facture bien après son établissement. Outre qu'elle n'établit pas ses allégations, ces circonstances ne remettent pas en cause la matérialité des faits, qu'elle a par ailleurs reconnue, ni par suite l'existence de l'infraction.
9. Pour fixer le montant de l'amende de 21 300 euros, l'administration a pris en compte le nombre de fournisseurs concernés par le retard de paiement, le nombre de jours moyens de dépassement du délai de paiement et l'avertissement dont la société Alsace Croisières avait déjà fait l'objet à raison de faits analogues en 2012. Dès lors, le montant de l'amende infligée à cette société n'est pas disproportionné, quand bien même ce retard n'aurait pas eu d'incidence sur la situation économique de ses fournisseurs et que les manquements représentent moins de 1 % du volume de ses achats.
Sur les frais de l'instance :
10. La présente instance n'a pas donné lieu à des dépens. Les conclusions de la société Alsace Croisières tendant à ce que les dépens soient mis à la charge de l'Etat par application de l'article R. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent dès lors qu'être rejetées.
11. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que la société Alsace Croisières demande au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.
DECIDE :
Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Strasbourg du 14 mars 2018 est annulé.
Article 2 : La demande de la société Alsace Croisières est rejetée.
Article 3 : Les conclusions présentées par la société Alsace Croisières sur le fondement des articles R. 761-1 et L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à la société Alsace Croisières et au ministre de l'économie et des finances.