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Décisions

CA Paris, Pôle 1 ch. 3, 24 novembre 2015, n° 14/16359

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Laboratoire Cl Tech (SAS)

Défendeur :

Pierre Fabre Dermo Cosmétique (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Roy Zenati

Conseillers :

Mme Bodard Hermant, Mme Quentin de Gromard

Avocats :

Me Klein, Me Brun, Me Boccon Gibod, Me Barbaut

TGI Paris, du 4 juill. 2014

4 juillet 2014

La SAS Laboratoire CL TECH (ci après société CL TECH), spécialisée dans le développement et la commercialisation d'un procédé de fabrication de produits cosmétiques et pharmaceutiques stérilisés, explique avoir mis au point un procédé de stérilisation des produits à Ultra Haute Température (UHT), permettant leur conservation sans l'aide d'aucun conservateur tout en préservant leurs qualités intrinsèques, procédé formalisé par le dépôt le 23 juin 2006 de la demande de brevet publiée le 28 décembre 2007 sous le n° 2 902 660 et intitulée Stérilisation de produit cosmétique , brevet finalement délivré le 24 septembre 2010, qui a fait l'objet d'une extension au niveau européen avec le brevet 2 032 175 publié le 11 mars 2009 et délivré le 30 mars 2011.
 
Elle expose que la SAS Pierre Fabre Dermo Cosmétique (ci après société Pierre Fabre), qui a notamment pour activité la fabrication et la distribution de produits dermatologiques et cosmétiques, l'a contactée en septembre 2009, après quoi les deux sociétés ont signé un contrat de licence non exclusive le 11 mars 2011, en vue d'une part de poursuivre le développement de la technologie brevetée, d'autre part, le cas échéant, d'exploiter au niveau industriel cette technologie. Elle ajoute qu'une fusion ou une prise de participation aurait été envisagée.
 
Estimant que, plutôt que de procéder au développement de cette technologie, la société Pierre Fabre, qui avait entre temps embauché un homme de l art et fait appel dès mai 2011 à un bureau d étude, a préféré mettre l'accent sur sa propre technologie de stérilisation par infusion, tentant ainsi selon elle de s'approprier indûment son savoir faire et son procédé, la société CL TECH, par acte du 21 janvier 2014, a fait assigner en référé celle ci aux fins d'obtenir la désignation d'un expert.
 
Par ordonnance contradictoire du 4 juillet 2014, le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris a :
 
- dit n'y avoir lieu à rejet de pièce,
 
- rejeté l'ensemble des demandes de la société CL TECH,
 
- rejeté la demande reconventionnelle en procédure abusive,
 
- condamné la société CL TECH à payer à la société Pierre Fabre la somme de 3.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi que les dépens
 
La SAS Laboratoire CL TECH a interjeté appel de cette décision le 29 juillet 2014.
 
Par ses dernières conclusions transmises le 31 juillet 2015, l'appelante demande à la cour d'infirmer l'ordonnance entreprise et de :
 
- désigner un expert avec pour mission notamment de prendre connaissance de son savoir faire et de son procédé, se rendre sur différents sites dépendant de la société Pierre Fabre pour examiner les installations et la machine de stérilisation par infusion, auditer cette dernière technologie, la comparer à celle qu'elle a elle même mise au point et déterminer s'il s'agit d'une appropriation ou d'une utilisation d'informations confidentielles,
 
- dire et juger l'appel incident de la société Pierre Fabre infondé,
 
- rejeter la demande de la société Pierre Fabre sollicitant l'exclusion de la pièce n° 14,
 
- rejeter la demande de la société Pierre Fabre sollicitant sa condamnation pour procédure abusive,
 
- rejeter le surplus des demandes, fins et prétentions de la société Pierre Fabre,
 
- condamner la société Pierre Fabre au paiement de la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens.
 
Elle soutient que sa demande d'expertise ne saurait s'assimiler à une saisie contrefaçon déguisée, puisqu'elle ne vise pas à déterminer si la technique de stérilisation utilisée par la société Pierre Fabre est constitutive d'une contrefaçon, mais à décrire le procédé utilisé par cette société, autrement dit, à procéder à un simple constat afin d'établir le non respect de ses obligations contractuelles; qu'au surplus, en matière de procédé breveté, la procédure de saisie contrefaçon est inutile en ce qu'elle ne permet pas d'appréhender les étapes réellement mises en place par ledit procédé; que seul un expert peut analyser le cycle de stérilisation sur les matériels spécifiques à l'exclusion d'un simple huissier.
 
Elle ajoute qu'aux termes de l'article L. 615-5-1 du Code de la propriété intellectuelle, il existe une présomption de contrefaçon en matière de brevet portant sur un procédé d'obtention du produit, faisant peser la charge de la preuve contraire sur le défendeur à l'action en contrefaçon. Elle en déduit qu'à défaut pour la société Pierre Fabre d'apporter la preuve de ce que leur procédé de stérilisation ne reproduit pas les caractéristiques du brevet de la société CL TECH, il convient de nommer un expert afin de déterminer les procédés utilisés et de savoir si la société Pierre Fabre reproduit lesdites caractéristiques.
 
Elle précise que l'article 18 du contrat de licence prévoit que son extinction n'affectera pas les obligations déjà échues, la société Pierre Fabre s'engageant à cesser tout usage des brevets et des connaissances techniques, sous quelque forme et à quelque titre que ce soit, et à restituer tous les documents en sa possession relatifs au procédé breveté et aux connaissances techniques en cas de résiliation ou de non reconduction du contrat.
 
Elle soutient encore que sa demande d'expertise in futurum est justifiée par le comportement déloyal de la société Pierre Fabre et par les faisceaux d'indices sérieux quant à l'appropriation de son savoir faire.
 
Enfin, elle s'oppose à la demande de la société Pierre Fabre fondée sur l'article L. 422-11 du code de la propriété intellectuelle, tendant à l'exclusion de la pièce 14, à savoir une lettre échangée entre le conseil en propriété industrielle de la société Pierre Fabre et l' avocat de la société CL TECH, au motif qu'elle serait couverte par le secret professionnel, alors que ce texte n'interdit pas à l'avocat d'une partie de communiquer à celle ci, en vue de sa production en justice, une lettre par lui reçue ; que la seule circonstance que cette lettre émane d'un conseil en propriété industrielle n'a pas pour effet de rendre cette preuve irrecevable.
 
Par ses dernières conclusions transmises le 7 septembre 2015, la SAS Pierre Fabre Dermo Cosmétique, intimée, demande à la cour de :
 
- confirmer l'ordonnance entreprise en ce qu'elle a rejeté la demande d'expertise formée par la société CL TECH,
 
- Infirmer l'ordonnance entreprise en ce qu'elle a rejeté ses demandes de mise à l'écart de la pièce adverse n° 14 et de dommages et intérêts pour procédure abusive,
 
En conséquence,
 
- ordonner à la société CL TECH de retirer des débats sa pièce n° 14 au motif qu'elle est soumise au secret professionnel, ainsi que toutes références à cette pièces dans son acte introductif d'instance et dans ses conclusions, et ce dans un délai de 10 jours à compter de la signification de la décision à intervenir, sous astreinte de mille euros par jour de retard
 
- rejeter la demande d'expertise de la société CL TECH
 
A titre subsidiaire,
 
- nommer un expert en limitant sa mission à la description du dispositif CL TECH détaillé dans le brevet CL TECH et du dispositif de la société Pierre Fabre, à l'exclusion de toute appréciation d'ordre juridique, notamment sur l'appréciation de la contrefaçon alléguée, la mission de l'expert sera uniquement circonscrite à la description,
 
- condamner la société CL TECH à payer à la société Pierre Fabre Dermo Cosmétique :
 
* la somme de 50.000 euros à titre de dommages intérêts pour procédure abusive,
 
* la somme de10.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
 
* les dépens.
 
Elle soutient que la demande d'expertise de la société CL TECH constitue une opération de saisie contrefaçon « déguisée » et se heurte au caractère exclusif de la saisie contrefaçon, visée à l'article L. 615-5 du code de la propriété intellectuelle, dès lors que cette demande tend exclusivement à apporter la preuve de la prétendue contrefaçon du brevet CL TECH objet du contrat de licence du 11 mars 2011, du fait de l'exploitation, par la société Pierre Fabre, dans leurs sites de production à Avene et Soual, d'un dispositif de stérilisation par infusion.
 
Elle ajoute que cette demande d'expertise est dépourvue de motif légitime au sens de l'article 145 du Code de procédure civile, en ce que les parties disposent déjà de l'ensemble des éléments nécessaires à la résolution du litige, et que les assertions relatives à un comportement déloyal et à une mauvaise foi dans l'exécution du contrat de licence sont totalement infondées.
 
Elle fait valoir que l'article L. 615-5-1 du Code de la propriété intellectuelle est inapplicable en l'espèce, sa mise en oeuvre étant subordonnée à l'engagement d'une action au fond par le titulaire du brevet de procédé;
 
Elle rappelle que le contrat de licence dont le non respect justifierait selon la société CL TECH la demande d'expertise n'est plus en vigueur depuis le 13 mars 2013, de sorte que les parties ne sont plus liées contractuellement.
 
Elle demande en outre l'exclusion de la pièce 14 aux motifs que les correspondances entre conseils en propriété industrielle et avocats sont soumises, en particulier depuis la loi du 11 févier 2004, à un principe général de confidentialité.
 
MOTIFS DE LA DECISION
 
1 - sur la demande d'exclusion de la pièce 14 :
 
1°) Considérant que cette pièce est un courrier du conseil en propriété industrielle de la société Pierre Fabre fait en réponse au courrier adressé à ces derniers par l'avocat de la société CL TECH le 18 juin 2012, dont l'intimé demande le retrait en application des dispositions de l'article L. 422-11 du code de propriété intellectuelle en vertu desquelles en toute matière et pour tous les services mentionnés à l'article L. 422-1, le conseil en propriété industrielle observe le secret professionnel. Ce secret s'étend aux consultations adressées ou destinées à son client, aux correspondances professionnelles échangées avec son client, un confrère ou un avocat, aux notes d'entretien et, plus généralement, à toutes les pièces du dossier' ;
 
2°) Considérant qu'il résulte de ces dispositions issues de la loi du 11 février 2004, que le conseil en propriété industrielle est astreint à un secret professionnel absolu et que l'étendue de ses obligations en la matière est similaire à celle des avocats ;
 
3°) Considérant que le courrier litigieux a été adressé par le conseil en propriété industrielle de la société Pierre Fabre à l'avocat de la société CL TECH, de sorte qu'il est couvert par le secret professionnel ; que d'ailleurs il comporte la mention CONFIDENTIEL art. L422-11 CPI ; que prétendre que dès lors que l'avocat n'est pas de son côté tenu au secret édicté par cet article, il lui serait loisible de divulguer une correspondance qui lui a été adressée sous couvert de confidentialité, revient à vider de sa finalité ce secret destiné à protéger les intérêts du client concerné ; qu'il convient en conséquence de faire droit à cette demande et, infirmant l'ordonnance de ce chef, d'écarter des débats la pièce n°14 communiquée par la société CL TECH, dans les conditions fixées au dispositif de la présente décision, sans qu'il y ait lieu de prévoir une astreinte ;
 
2 - sur la demande d'expertise :
 
4°) Considérant qu'aux termes de l'article 145 du code de procédure civile, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référés ;
 
5°) Considérant qu'au soutien de sa demande de désignation d'un expert, la société CL TECH indique :
 
- que le manque de coopération de la société Pierre Fabre, le non respect des termes contractuels de leur collaboration, l'emploi d'un homme de l'art, dont l'embauche coïncide avec la mise à disposition de la technologie concernée, le recours à un bureau d'étude dès mai 2011, soit deux mois après la conclusion du contrat de licence, tous deux amenés à intervenir sur la stérilisation UHT des produits dermo cosmétiques et cosmétiques, alimentent sa crainte d'une appropriation de son savoir faire et du procédé breveté lui appartenant ;
 
- que le nouveau procédé dit par « infusion » de la société Pierre Fabre, consacré à la stérilisation des produits dermo cosmétiques et cosmétiques par la chaleur, a été développé sur la base des éléments qu'elle a mis à leur disposition et s'inspire fortement, voire, reproduit le procédé breveté par ces derniers ;
 
- que la société Pierre Fabre n'a donc rien inventé mais, a simplement repris les informations confidentielles qui lui avaient été communiquées dès le mois de mars 2011, soit préalablement au dépôt de sa demande de brevet, en juillet 2011, se contentant d'indiquer que sa technique de stérilisation est différente de celle mise au point par la société sans apporter la preuve qu'elle n'utilise pas la sienne ;
 
- qu'il existe donc un doute raisonnable concernant les procédés brevetés utilisés qui nécessite qu'une expertise judiciaire contradictoire soit menée ;
 
6°) Considérant qu' aux termes de l'article L. 615-5 du code de la propriété intellectuelle, toute personne ayant la qualité pour agir en contrefaçon est en droit de faire procéder en tout lieu et par tous huissiers, le cas échéant assistés d'experts désignés par le demandeur, en vertu d'une ordonnance rendue sur requête par la juridiction compétente, soit à la description détaillée, avec ou sans prélèvement d'échantillons, soit à la saisie réelle des produits ou procédés prétendus contrefaisants ainsi que tout document s'y rapportant. La juridiction peut ordonner aux mêmes fins probatoires, la description détaillée ou la saisie réelle des matériels et instruments utilisés pour fabriquer ou distribuer les produits ou pour mettre en oeuvre les procédés prétendus contrefaisants' ;
 
7°) Considérant que le motif légitime invoqué par la société CL TECH est précisément de faire vérifier par un homme de l'art que son ancien licencié continuerait, nonobstant la résiliation du contrat de licence, à mettre en oeuvre son savoir faire et ses techniques brevetées, ce qui serait constitutif d'un acte de contrefaçon ; que la mesure sollicitée tend donc à la réalisation de la mesure prévue par le texte spécial susvisé destiné à l'administration de la preuve recherchée, étant précisé que l'huissier instrumentaire peut être assisté d'un expert et qu'il peut être procédé par simple voie de saisie descriptive notamment des procédés de fabrication ; qu'en outre, les dispositions de l'article L. 615-5-1 du dit code invoquées par l'appelante pour imputer la charge de la preuve à la société Pierre Fabre de ce que le procédé qu'elle utilise serait différent du procédé breveté ne sont applicables que devant le juge du fond ;
 
8°) Considérant qu'il convient en conséquence de confirmer l'ordonnance entreprise qui a rejeté la demande d'expertise formée par la société CL TECH ;
 
9°) Considérant que c'est à juste titre que le premier juge a retenu que la société Pierre Fabre Dermo Cosmétique ne démontrait pas que la société CL TECH avait commis une faute ayant fait dégénérer son droit d'agir en abus pour rejeter sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive ; que l'ordonnance sera également confirmée de ce chef ;
 
Considérant que le sort des dépens et de l'indemnité de procédure a été exactement réglé par le premier juge ;
 
Qu'à hauteur de cour, il convient d'accorder à la société Pierre Fabre, contrainte d'exposer de nouveaux frais pour se défendre, une indemnité complémentaire de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
 
PAR CES MOTIFS
 
Confirme l'ordonnance entreprise, sauf en ce qu'elle a dit n'y avoir lieu à rejeter des débats la pièce n° 14 produite par la société CL TECH ;
 
Statuant à nouveau de ce chef et y ajoutant
 
Ecarte des débats la pièce n° 14 produite par la société CL TECH ;
 
Ordonne le retrait de l'acte introductif d'instance du 21 janvier 2014 et des écritures d'appel de la société CL TECH de toutes références à cette pièce ;
 
Condamne la société CL TECH à verser à la société Pierre Fabre Dermo Cosmétique la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
 
Rejette toutes autres demandes plus amples ou contraires ;
 
Condamne la société CL TECH aux dépens, distraits conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.