CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 21 mars 1997, n° 96/11533
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
GTM-CI (Sté)
Défendeur :
Ministre de l'Economie, du Budget et des Finances
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Présidents :
M. Feuillard, M. Favre
Conseillers :
Mme Renard-Payen, Mme Beauquis, M. Carre-Pierrat
Avocat :
Me Maitre-Devallon
Par décision n° 92-D-66 du 8 décembre 1992, le Conseil de la concurrence a relevé l’existence de pratiques anticoncurrentielles à l’occasion du marché de construction d’un pont sur la Durance, à Mirabeau (Vaucluse), à l’encontre de dix entreprises, dont la société GTM-BTP dénommée depuis GTM-CI, et a infligé à celle-ci une sanction pécuniaire de 3000000 F.
Le Conseil a notamment constaté qu’un échange d’informations sur le contenu des offres avait eu lieu dans la phase d’appel d’offres, préalablement à la remise des plis, entre l’entreprise la moins-disante, la société Pascal, liée par une entente à l’entreprise Chagnaud, et d’autres entreprises au nombre desquelles la société GTM-BTP.
S’agissant de cette dernière, le Conseil a estimé que la preuve de sa participation à l’échange d’informations résultait des éléments suivants :
- le tableau récapitulatif de prix émanant de l’entreprise Pascal et saisi dans les locaux de l’entreprise Chagnaud, comprenant quatre colonnes correspondant aux deux options envisagées pour chacune des deux solutions techniques retenues dans l’appel d’offres et mentionnant, en face des noms des entreprises appelées à concourir, des chiffres ;
- les déclarations de M. Muset, ingénieur des études à l’entreprise Baudin-Châteauneuf, relatant que l’entreprise Chagnaud, avec laquelle l’entreprise Baudin-Châteauneuf présentait une offre de groupement, avait connaissance, dès avant l’ouverture des plis, du niveau des offres de l’entreprise GTM-BTP.
Par arrêt du 22 septembre 1993, la cour de céans a rejeté les recours exercé contre la décision du Conseil par les dix entreprises sanctionnées.
Par arrêt du 12 mars 1996, la Cour de cassation, sur pourvoi formé par la société GTM-C1, a cassé et annulé l’arrêt précité, mais seulement en ce qui concerne la condamnation prononcée à l’encontre de la société GTM-BTP, au motif qu’il n’aurait pas été répondu aux conclusions de celle-ci tant, en l’occurrence, sur l’importance des écarts existant, en ce qui a irait à la seconde solution dite « ossature métal », entre les prix portés sur le document saisi à l’entreprise Chagnaud, au regard du nom de la société GTM-BTP, et les montants des offres effectivement présentées par celle-ci. Elle a renvoyé l’affaire devant la cour d’appel de Paris autrement composée.
C’est dans ces conditions que la société GTM-CI a, le 24 mai 1996, saisi la cour d’une requête en annulation et subsidiairement en réformation de la décision du Conseil.
La société GTM-CI, requérante, affirme que sa participation à un échange d’informations avec d’autres entreprises, destiné à couvrir l’offre de l’entreprise Pascal, liée à l’entreprise Chagnaud, n’est pas démontrée.
Elle dénie au document établi par l’entreprise Pascal, saisi à l’entreprise Chagnaud, toute valeur probante en raison, d’une part, de ce que son antériorité par rapport au dépôt des offres n’est pas établie, et, d’autre part, de ce qu’il existe des écarts très importants, s’agissant de la seconde solution technique dite « ossature métal », entre les chiffres figurant sur ce document et les offres déposées par elle.
Elle prétend que les déclarations de M. Muset ne sont que la relation indirecte d’une appréciation portée par une entreprise sur les offres vrai semblables d’un concurrent et ne sauraient, dès lors, constituer un indice d’entente.
Elle fait valoir que les études sérieuses et approfondies qu’elle a réalisées, avant de présenter ses offres au maître de l’ouvrage, excluent la notion d’offre de couverture.
Elle affirme que la sanction de 3000000 F prononcée à son encontre, supérieure à celles infligées aux entreprises Pascal et Chagnaud dont la responsabilité est plus engagée que la sienne, est manifestement excessive et contraire au principe général de la proportionnalité des peines avec la gravité des faits et le dommage causé à l’économie.
Elle fait observer en particulier que la concertation incriminée, à la supposer établie, n’aurait causé aucun préjudice au maître de l’ouvrage puis qu’en définitive le marché a été attribué, dans le cadre du marché négocié, à une entreprise autre que celle qui fut la moins-disante et que, partant, le dommage à l’économie est inexistant.
Le ministre de l’économie soutient que la preuve de la participation l’entreprise GTM-CI à une concertation illicite repose à la fois sur j documents saisis dans les locaux des sociétés Chagnaud et B-C, sur les déclarations des cadres des entreprises précitées et de l’entreprise Pascal et, enfin, sur les résultats des appels d’offres.
Il souligne en outre que le dommage causé à l’économie est important en raison du fait que la pratique en cause a été mise en œuvre par une filiale d’un grand groupe du secteur des travaux publics, la société Lyonnaise des Eaux-Dumez.
Le Conseil de la concurrence a présenté des observations écrites sur les moyens portant, d’une part, sur les écarts entre le montant des offres présentées par l’entreprise GTM-BTP et les chiffres portés sur le document de l’entreprise Pascal et, d’autre part, sur la sanction prononcée.
Le ministère public a conclu oralement au rejet du recours ;
Sur ce, la cour :
Considérant qu’il convient de se référer aux énonciations de l’arrêt 22 septembre 1993 pour la connaissance des conditions et des résultats l’appel 6 affres et de la négociation ouverte après que l’appel d’offres fut déclaré infructueux ;
Qu’il sera seulement rappelé que, parmi les offres suscitées par la seconde solution technique, associant la charpente métallique et la dalle béton, dite ‘ossature métal », le groupement ayant pour mandataire l’entreprise Pascal a été le moins-disant, suivi par le groupement représenté par l’entreprise Chagnaud, étant précisé que les offres de ces deux entreprises procédaient d’une concertation visant à formuler des offres identiques pour les travaux de génie civil à réaliser dans le cadre de cette seconde solution ;
Considérant que le document exactement décrit dans l’arrêt précité, sa à l’entreprise Chagnaud, qui émane de l’entreprise Pascal, ainsi que cela résulte de l’audition de M. Lareal, ingénieur d’études dans ladite société et qui récapitule les prix des autres entreprises de génie civil admises concourir, constitue par lui-même un indice d’entente ;
Considérant que ni M. Lareal, ni les entreprises en cause devant le Conseil, notamment l’entreprise GTM-CI, n’ont fourni d’explication vraisemblable ou prouvée sur le récolement de ces données chiffrées ;
Considérant que, à défaut de date certaine apposée sur le document, la preuve de son antériorité par rapport au dépôt des offres résulte de l’analyse de son contenu et du rapprochement de celui-ci avec des élément extrinsèques, notamment le résultat des appels d’offres ;
Considérant, en effet, que le document ne peut avoir été établi après que les résultats de l’offre ont été connus, dès lors qu’y figurent davantage propositions qu’il n’y a eu d’offres effectivement déposées et que les renseignements qu’il fournit sur les soumissions des entreprises GTM-BTP et SOGEA ne correspondent pas exactement au contenu de leurs offres définitives ;
Considérant, en outre, que l’offre de l’entreprise Pascal, désignée par ses concurrents comme devant être la moins-disante, n’y est pas mentionnée ;
Considérant, enfin, que certaines pages du détail estimatif joint au tableau portent la date du 21 juillet, antérieure à la date limite de réception des offres fixée au 25 juillet 1988 ;
Considérant, par ailleurs, que la requérante soutient vainement que la constance et l’importance des écarts entre les chiffres figurant sur le tableau au regard de son nom, et le montant réel de ses offres démontrent qu’elle n’a pas participé à une concertation illicite, antérieurement au dépôt des offres
Considérant que les écarts sont :
- en ce qui Concerne la première solution, dite «béton précontraint », de 30 800 F, soit 0,09 % du montant de l’offre définitive pour l’option « pile marteau », et de 118 088 F, soit 0,34 % du montant de l’offre pour l’option «pile double » ;
- en ce qui concerne la seconde solution, dite «ossature métal », de 568 703 F, soit 2,26 % du montant de l’offre pour la première option, et de 575 015 F, soit 2,31 % du montant de l’offre pour la seconde solution ;
Que, dans la mesure où, même inférieurs aux chiffres du tableau, les montants de l’offre sont restés suffisamment élevés pour ne pas remettre en cause l’ordre des Soumissions fixées par la concertation, les écarts, au demeurant modérés, allégués par la requérante, sont en eux-mêmes inopérants à établir son absence de participation à l’échange d’informations ;
Considérant, au surplus, que sa participation est attestée par M. Muset, ingénieur des études à l’entreprise Baudin-Châteauneuf, qui relate que l’entreprise Chagnaud, associée avec l’entreprise Baudin-Châteauneuf pour présenter une offre en groupement, n’avait autorisé cette dernière à déposer une seconde offre avec la société GTM-BTP qu’en raison de sa connaissance que les offres de celle-ci pour le lot génie civil seraient, en tout état de cause, inférieures aux siennes ;
Qu’une note manuscrite que M. Muset a reconnu avoir rédigée à la date du 21 ou 22 juillet 1988» et qui comporte sous l’intitulé « pont Mirabeau » trois paragraphes, dont l’un est ainsi libellé : « offre à GTM en accord avec Chagnaud qui se fait couvrir par GTM », confirme la participation volontaire de la requérante à la communication d’informations sur les prix avant la date limite de dépôt des soumissions ;
Considérant, enfin, que le fait que la société GTM-BTP n’a pas joint à son offre, conformément aux dispositions de l’article 3b du règlement particulier de l’appel d’offres, les sous-détails de prix unitaires, conforte la conviction que l’offre de cette société n’était destinée qu’à couvrir celle de l’entreprise Pascal liée à l’entreprise Chagnaud, étant observé que seules ces deux dernières entreprises ont respecté les exigences du règlement sur ce point ;
Qu’il importe peu, dès lors, que la requérante ait procédé à des études très sérieuses de sous-détails de prix, en vue d’élaborer son offre ;
Considérant que l’absence de sanction à l’encontre de l’entreprise Sogea, dont le nom figure sur le tableau récapitulatif établi par la société Pascal, est sans incidence sur l’appréciation des éléments de preuve concernant la société GTM-CI ;
Considérant que, en l’état de ces énonciations, il existe un faisceau d’indices graves, précis et concordants, établissant la preuve de la participation de l’entreprise GTM-CI à un échange d’informations avec d’autres entreprises, également sanctionnées, dans le cadre de l’appel d’offres antérieurement à la date du dépôt des offres, dans le but de couvrir l’offre des sociétés Pascal et Chagnaud, apparues comme moins-disantes ;
Considérant que la concertation à laquelle a volontairement participé la requérante a eu pour objet et a pu avoir pour effet de fausser le libre jeu de la concurrence sur le marché considéré puisqu’elle permettait aux entreprises Pascal et Chagnaud de déterminer leurs offres en fonction de celles de leurs concurrents ;
Considérant, sur la sanction, qu’aux termes de l’article 13 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 le maximum de la sanction pécuniaire ne peut excéder, pour une entreprise, 5 % de son chiffre d’affaires hors taxe réalisé en France au cours du dernier exercice clos ;
Que la sanction doit être proportionnée à la gravité des faits, à l’importance du dommage causé à l’économie et à la situation de l’entreprise ;
Considérant, en l’espèce, que le maître de l’ouvrage a subi un préjudice dans la mesure où il a dû déclarer l’appel d’offres infructueux et organiser une procédure de négociation où l’offre retenue s’est élevée à un montant de 23 868 264 F, supérieur à l’évaluation administrative fixée à 21256517 F ;
Considérant en outre que, sur le marché des travaux publics, le dommage causé à l’économie est indépendant du dommage souffert par le maître d’ouvrage en raison de la collusion entre les entreprises soumissionnaires; qu’il s’apprécie en fonction de l’entrave directe portée au libre jeu de la concurrence par la généralisation et le caractère systématique et organisé des ententes ;
Que le dommage causé à l’économie est d’autant plus important que les pratiques anticoncurrentielles ont été mises en œuvre par la filiale d’un grand groupe du secteur dont l’intervention a pu avoir un effet d’entraînement ;
Que la sanction prononcée par le Conseil, qui représente 0,1 % du chiffre d’affaires global de la société GTM-CI, est équivalente, en pourcentage, aux sanctions infligées aux autres entreprises ayant participé à l’échange d’informations ;
Considérant, dès lors, que la requérante ne peut légitimement soutenir que le montant de la sanction, qui prend en compte les critères légaux, serait excessif ;
Considérant, en conséquence, que le recours sera rejeté,
Par ces motifs :
Vu l’arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, rendu le 12 mars 1996 ;
Statuant comme juridiction de renvoi ;
Rejette le recours formé par la société GTM-CI contre la décision n° 92-D-66 rendue le 8 décembre 1992 par le Conseil de la concurrence ;
Condamne la requérante aux dépens.