CA Douai, 2e ch. sect. 2, 28 mai 2015, n° 15/01461
DOUAI
Arrêt
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Fontaine
Conseillers :
M. Barbot, Mme Metteau
Mme M. exerce à titre individuel une activité de restauration rapide à ROUBAIX.
Par requête du 11 février 2015, le procureur de la République de Lille a saisi le tribunal de commerce de Lille Métropole aux fins soit d'ouverture d'une procédure collective à l'encontre de Mme M., soit d'organisation d'une mesure d'enquête.
Mme M. a été assignée à comparaître devant le tribunal de commerce le 23 février 2015, par acte délivré le 19 février 2015 suivant dépôt en l'étude de l'huissier.
Par jugement du 23 février 2015 rendu en l'absence de comparution de Mme M., le tribunal de commerce de Lille Métropole a placée l'intéressée en redressement judiciaire, en reportant la date de cessation des paiements au 1er décembre 2014 et désignant la SELURL D. en qualité de mandataire judiciaire.
Mme M. a relevé appel de ce jugement le 16 mars 2015.
Elle a sollicité et obtenu, par ordonnance du 17 mars 2015, l'autorisation de faire délivrer une assignation à jour fixe pour l'audience du 23 avril 2015. Cette assignation a été délivrée le 30 mars 2015.
PRETENTIONS DES PARTIES :
Aux termes de ses dernières conclusions signifiées le 22 avril 2015, Mme M. demande à la cour de :
à titre principal :
dire nulle la citation qui lui a été délivrée le 19 février 2015 pour vice de forme,
annuler le jugement entrepris,
à titre subsidiaire :
dire que l'état de cessation des paiements n'est pas caractérisé à son endroit,
dire que le report de la date de cessation des paiements n'est pas motivé,
annuler ou tout au moins réformer le jugement entrepris en toutes ses dispositions.
A l'appui de sa demande principale, Mme M. fait essentiellement valoir que :
la citation lui a été délivrée suivant dépôt à l'étude de l'huissier le jeudi 19 février pour une audience fixée au lundi 23 février ;
concrètement, elle a pris connaissance de l'avis de passage le samedi 21 février et s'est présentée à l'étude le lundi 23 février dans l'après-midi pour récupérer la citation ; en conséquence, elle n'a pu comparaître à l'audience du même jour à 14h ;
un délai inférieur à 2 jours ouvrés s'est écoulé entre la date de délivrance de l'assignation et la date d'audience ; ce délai insuffisant ne lui a pas permis d'être informée de la tenue et de l'objet de l'audience, de s'y présenter et de préparer sa défense.
Mme M. ajoute que le tribunal ne pouvait ignorer ni la date de signification, ni son mode de délivrance ; que pourtant, il a ouvert un redressement judiciaire sans s'assurer de ce qu'elle avait été effectivement touchée par la citation et, au surplus, reporter la date de cessation des paiements en violation des droits fondamentaux du débiteur, des règles d'ordre public régissant la procédure collective et du code de procédure civile ; qu'en effet :
selon l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme qui accorde à chacun le droit à un procès équitable, toute personne doit disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;
selon l'article L. 621-1 du code de commerce (sur renvoi de l'article L. 631-7), le tribunal statue sur l'ouverture d'une procédure collective après avoir entendu ou appelé le débiteur ;
le tribunal qui fixe la date de cessation des paiements doit solliciter les observations du débiteur (article L. 631-8 du code de commerce) ;
outre l'article 15 du code de procédure civile, l'article 16 du même code oblige le juge à respecter le principe de la contradiction, en s'assurant que les parties aient été à même de débattre contradictoirement des éléments versés aux débats.
Mme M. en conclut qu'en l'absence de délai de comparution suffisant pour garantir le respect des droits de la défense et le principe du contradictoire, la convocation est irrégulière ; que cela lui a causé un grief puisqu'elle n'a pu prendre connaissance de l'acte, se présenter à l'audience et préparer sa défense ; que la citation est donc nulle pour vice de forme, ce qui entraîne la nullité du jugement prononcé.
Subsidiairement, sur le fond, Mme M. soutient que le jugement entrepris doit être annulé en l'absence de cessation des paiements, après avoir souligné en particulier que la charge de la preuve de la cessation des paiements appartient au demandeur à l'action - ici le procureur de la République ; que la requête du procureur de la République, rédigée en des termes hypothétiques quant à l'état de cessation des paiements, montre que le demandeur ne disposait pas de preuve d'une prétendue cessation des paiements ; que le tribunal s'est contenté de cette requête, sans pièce justificative, pour ouvrir la procédure collective, et sans même caractériser l'état de cessation des paiements au sens d'une impossibilité de faire face au passif exigible avec l'actif disponible.
Mme M. critique ensuite les éléments à charge retenus par le tribunal à l'appui de sa décision
Enfin, elle soutient que le tribunal a reporté la date de cessation des paiements de manière totalement arbitraire, sans aucune motivation, en violation de l'article 455 du code de procédure civile et de l'article L. 631-8 du code de commerce qui exige le recueil des observations du débiteur.
Selon ses conclusions signifiées le 10 avril 2015, la SELURL D. sollicite qu'il lui soit donné acte son rapport à justice sous les conditions, énoncées dans ses écritures, qu'il soit justifié que l'appelante dispose d'un actif disponible de nature à répondre du passif exigible résultant des créances déclarées.
En premier lieu, sur la procédure, elle s'en rapporte aux moyens avancés par Mme M
En second lieu, sur le fond, elle indique en substance que plusieurs créanciers ont déclaré leur créance avant même l'expiration du délai pour ce faire ; qu'en dehors du passif social, le passif s'élève à 28 414,27 euros au total ; qu'en conséquence, pour démontrer qu'elle n'est pas en état de cessation des paiements, Mme M. doit démontrer qu'elle dispose d'actifs disponibles pour un montant au moins équivalent, ce qu'elle ne fait pas à ce jour ; que si cette preuve était rapportée, elle-même s'en rapporterait à justice sur les mérites de l'appel au fond.
Aux termes de son avis écrit du 20 avril 2015, transmis aux parties le jour même, le procureur général requiert :
sur la validité de la décision entreprise : qu'il soit dit qu'elle est intervenue dans les conditions conformes aux dispositions légales et qu'elle n'a donc pas lieu d'être annulée ;
sur le fond : qu'elle soit confirmée, Mme M. ne démontrant pas qu'elle avait des actifs disponibles suffisants pour assurer le paiement du passif.
SUR CE,
Attendu que l'article L. 631-5 du code de commerce dispose que le tribunal de commerce peut être saisi aux fins d'ouverture d'une procédure de redressement judiciaire notamment par le ministère public ' mode de saisine utilisé en l'espèce ;
Que l'article R. 631-4 dudit code précise que le ministère public présente au tribunal une requête indiquant les faits invoqués, que le président du tribunal, par les soins du greffier, fait convoquer le débiteur, par acte d'huissier de justice, à comparaître dans le délai qu'il fixe, et qu'à cette convocation est jointe la requête du ministère public ;
Que par ailleurs, l'article L. 621-1 du même code, auquel renvoie l'article L. 631-7 en cas de redressement judiciaire, prévoit que le tribunal statue sur l'ouverture de la procédure après avoir entendu ou dûment appelé en chambre du conseil en particulier le débiteur ;
Que si ce texte n'édicte pas de délai particulier entre la convocation du débiteur et la date d'audience à laquelle il est appelé à comparaître, toutefois, les droits de la défense doivent en toute hypothèse être respectés, en vertu des principes fondamentaux régissant la procédure civile - également applicables en matière de procédure collective ;
Qu'en effet :
l'article 14 du code de procédure civile dispose que « Nulle partie ne peut être jugée sans avoir été entendue ou appelée » ;
l'article 15 dudit code : « Les parties doivent se faire connaître mutuellement en temps utile les moyens de fait sur lesquels elles fondent leurs prétentions, les éléments de preuve qu'elles produisent et les moyens de droit qu'elles invoquent, afin que chacune soit à même d'organiser sa défense » ;
et l'article 16 : « Le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction » ;
Que ces textes affirment le principe primordial du contradictoire, selon lequel toute partie doit être informée des éléments du procès qui la concernent, dans un délai raisonnable et d'une façon suffisamment précise pour qu'elle soit en mesure d'être entendue par le juge et de présenter sa défense : l'article 14 affirme que la partie doit être personnellement appelée, les articles 15 et 16 ne constituant que des applications de ce principe, l'article 15 visant les obligations des parties entre elles, l'article 16 celles qui s'imposent au juge ;
Qu'il résulte de l'ensemble de ces textes que la personne assignée doit avoir disposé d'un délai de défense suffisant, ce qui implique qu'il se soit écoulé un temps suffisant entre l'assignation et l'audience, afin que cette partie ait été mise en mesure de préparer sa défense ; qu'en l'absence de comparution du défendeur, il appartient au juge de s'assurer de la suffisance de ce délai - qu'il apprécie souverainement au vu des éléments qui lui sont soumis ;
Attendu qu'en l'espèce, il ressort des pièces versées aux débats que, suivant ordonnance du 16 février 2015, le président du tribunal de commerce a ordonné la citation de Mme M. pour l'audience du lundi 23 février 2015 à 14 heures ;
Que l'assignation a été délivrée le jeudi 19 février 2015, non à la personne même de Mme M., mais suivant dépôt à l'étude de l'huissier ; qu'en l'absence de boîtes aux lettres individuelles, l'avis de passage imposé à l'huissier par l'article 656 du code de procédure civile a été laissé entre les mains d'un locataire de l'immeuble dans lequel Mme M. exploite son fonds de commerce ; que ce locataire a lui-même déposé l'avis de passage sous le volet de la porte d'entrée du restaurant exploité par Mme M. le lendemain, vendredi 20 février 2015, vers 20 heures (cf attestation, pièce n°3 de l'appelante) ; que selon les mentions de cet avis (cf pièce n°4 de l'appelante), l'étude de l'huissier est ouverte du lundi au vendredi, de 9h à 12h et de 14h à 17h30 ; qu'en conséquence, à supposer même que Mme M. ait reçu cet avis le 20 février aux environs de 20 heures, elle ne pouvait récupérer l'assignation auprès de l'huissier avant le lundi suivant, 23 février 2015, jour de l'audience ; qu'il importe de noter que l'avis de passage ne mentionne ni l'objet, ni l'heure de la citation à comparaître devant le tribunal de commerce ; qu'enfin, Mme M. justifie de ce qu'elle n'a reçu délivrance de l'assignation que le lundi 23 février 2015, en se rendant à l'étude de l'huissier (cf sa pièce n°5) ;
Qu'il résulte incontestablement de l'ensemble de ces éléments que Mme M., qui a concrètement reçu l'assignation l'informant des motifs de sa citation le jour même de l'audience, n'a pas bénéficié d'un délai suffisant pour préparer sa défense, ce qui explique ainsi son absence de comparution ;
Que ces circonstances lui ont nécessairement fait grief puisqu'elle a été placée en redressement judiciaire sans avoir pu s'expliquer au préalable ;
Que l'assignation litigieuse doit donc être annulée ;
Attendu que, la saisine du tribunal s'avérant dès lors irrégulière, le jugement entrepris doit être annulé et, l'effet dévolutif de l'appel ne s'appliquant pas en semblable hypothèse, les parties seront renvoyées à se mieux pourvoir - sans que la cour puisse statuer au fond ni renvoyer les parties devant le tribunal qui n'a pas été régulièrement saisi ;
Attendu que l'annulation du jugement déféré n'étant imputable ni à Mme M., ni au liquidateur judiciaire, et ce jugement faisant suite à une requête du Ministère Public, les dépens afférents à la première instance et à l'appel seront mis à la charge du Trésor public ;
PAR CES MOTIFS :
LA COUR,
- Vu l'article 16 du code de procédure civile , ANNULE l'assignation délivrée à Mme M. le 19 février 2015 ;
- En conséquence, ANNULE le jugement entrepris et RENVOIE les parties à mieux se pourvoir ;
- MET les dépens de première instance et d'appel à la charge du Trésor public.