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Décisions

CA Nancy, 5e ch. com., 21 octobre 2020, n° 19/03406

NANCY

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Défendeur :

Mesure et Tradition (SARL), Atelier de création mosellan (SARL), Atelier de création meusien (SARL), Atelier de création vosgien (SARL), Batitrad (SARL), Trad'Invest (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Diepenbroek

Conseillers :

Mme Soin, M. Firon

T. com. Nancy, du 22 oct. 2019

22 octobre 2019

FAITS, PROCÉDURE et PRÉTENTIONS des PARTIES

Par jugements du 27 mars 2018, le tribunal de commerce de Nancy, sur déclarations de cessation des paiements du 22 mars 2018, a ouvert une procédure de liquidation judiciaire à l'égard des sociétés à responsabilité limitée Atelier de création mosellan, Atelier de création meusien, Atelier de création vosgien, Batitrad et Trad'invest, ayant une activité de constructeur de maisons individuelles, toutes ces sociétés étant dirigées par M. X.

Par jugement du même jour, le tribunal de commerce de Nancy a ouvert une procédure de redressement judiciaire à l'égard de la société Mesure et tradition, également dirigée par M. X. Cette procédure a été convertie en liquidation judiciaire par jugement du 5 juin 2018, le tribunal ayant rejeté le plan de cession présenté.

Pour chacune de ces six sociétés, le tribunal a fixé la date de cessation des paiements au 27 septembre 2016.

Par requête du 10 mai 2019, le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Nancy a saisi cette juridiction d'une demande aux fins de voir prononcer une interdiction de diriger, gérer ou administrer une société pour une durée de 10 ans contre M. X pour avoir sciemment omis de déclarer l'état de cessation des paiements dans le délai de quarante-cinq jours.

M. X a été assigné devant le tribunal de commerce de Nancy, par acte d'huissier du 29 mai 2019

Par jugement du 22 octobre 2019, le tribunal a :

- reçu le procureur de la République en sa requête et l'a déclaré bien fondé,

- prononcé une interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler directement ou indirectement toute entreprise commerciale ou artisanale, toute exploitation agricole et toute personne morale, pour une durée de 10 ans à l'encontre de M. X,

- ordonné l'exécution provisoire du jugement ainsi que sa publicité conformément à la loi,

- ordonné l'emploi des dépens en frais privilégiés de procédure collective.

Le tribunal a tout d'abord retenu que le fait pour M. X d'avoir formulé une demande de mandat ad hoc fin décembre 2017 ne permet pas de conclure que les sociétés n'étaient pas en état de cessation des paiements à cette date, aucune condition n'étant prévue pour l'ouverture d'un mandat ad hoc, alors qu'au surplus il n'incombait pas au mandataire de caractériser l'état de cessation des paiements.

Le tribunal a ensuite retenu que la date de cessation des paiements fixée par les jugements d'ouverture des procédures collectives n'ayant pas été contestée par M. X est devenue définitive et, après avoir constaté que le passif total définitif des six sociétés constitué pour une part importante de dettes fournisseurs s'élevait à 3 188 000 euros pour un actif de 1 620 000 euros, a estimé que l'état de cessation des paiements était avéré de longue date, ce que le dirigeant ne pouvait méconnaître au regard de la nature et de l'importance du passif. Le tribunal a considéré, eu égard à l'importance du passif, que la durée de l'interdiction de gérer devait être fixée à dix ans.

M. X a interjeté appel de ce jugement, par déclaration électronique transmise au greffe le 20 novembre 2019, en ce qu'il a :

- reçu le procureur de la république en sa requête et l'a déclaré bien fondé,

- prononcé une interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler, directement ou indirectement toute entreprise commerciale ou artisanale, toute exploitation agricole et toute personne morale, pour une durée de 10 ans à son encontre,

- ordonné l'exécution provisoire du présent jugement ainsi que sa publicité conformément à la loi,

- ordonné l'emploi des dépens du présent jugement en frais privilégiés de procédure collective,

- débouté des demandes suivantes :

* à titre principal débouter Monsieur le procureur de la république près le tribunal de grande instance de Nancy de l'intégralité de ses demandes, fins, moyens et conclusions à l'encontre de M. X, comme étant mal fondées ;

* constater en effet que les conditions visées à l'article L.653-8 dernier alinéa du code de commerce pour le cas échéant envisager une mesure d'interdiction de gérer, ne sont ni remplies, ni démontrées par Monsieur le procureur de la république près le tribunal de grande instance de Nancy ;

* constater en effet que M. X n'a en aucune manière omis sciemment de demander l'ouverture d'une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire dans le délai de 45 jours et, qu'au surplus, les demandes d'ouverture de redressement et de liquidation judiciaire ont été précédées d'une mesure de prévention des difficultés des entreprises, à savoir, la désignation d'un mandataire ad hoc ;

* constater l'absence de démonstration de tout comportement frauduleux de la part de M. X,

* à titre subsidiaire, ramener le quantum de la durée d'interdiction de gérer à de plus justes proportions, voire à une durée plus que symbolique ;

* en tout état de cause, statuer ce que de droit en ce qui concerne les dépens de la présente instance et de ses suites.

Par conclusions transmises par voie électronique le 5 février 2020, signifiées au mandataire judiciaire le 12 février 2020, M. X demande à la cour, au visa des articles L.'653-8 et L.'611-3 du code de commerce, de :

- le déclarer recevable et bien fondé.

En conséquence,

- infirmer en toutes ses dispositions le jugement du tribunal de commerce de Nancy en date du 22 octobre 2019.

Et statuant à nouveau,

A titre principal,

- débouter à hauteur de cour, tant le ministère public que la SCP Z ès qualités de liquidateur judiciaire des sociétés Mesure et tradition, Atelier de création mosellan, Atelier de création meusien, Atelier de création vosgien, Batitrad et Trad'invest de l'intégralité de leurs demandes, fins, moyens et conclusions à l'encontre de M. X, comme étant mal fondées,

- constater en effet à hauteur de cour que les conditions visées à l'article L. 653-8 dernier alinéa du code de commerce pour le cas échéant envisager une mesure d'interdiction de gérer, ne sont ni remplies, ni démontrées par les intimés,

- constater en effet à hauteur de cour que M. X n'a en aucune manière omis sciemment de demander l'ouverture d'une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire dans le délai de 45 jours et qu'au surplus, les demandes d'ouverture de redressement et de liquidation judiciaire ont été précédées d'une mesure de prévention des difficultés des entreprises (mesure incompatible avec un état de cessation des paiements) à savoir : la désignation d'un mandataire ad hoc,

- aussi constater à hauteur de cour, l'absence de démonstration de tout comportement frauduleux de la part de M. X.

A titre subsidiaire,

- ramener à hauteur de cour, le quantum de la durée d'interdiction de gérer à de plus justes proportions, voire à une durée plus que symbolique.

En tout état de cause,

- condamner la SCP Z ès qualités de liquidateur judiciaire des sociétés Mesure et tradition, Atelier de création mosellan, Atelier de création meusien, Atelier de création vosgien, Batitrad et Trad'invest à payer M. X une somme de 3 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, à hauteur de cour,

- condamner la SCP Z ès qualités de liquidateur judiciaire des sociétés Mesure et tradition, Atelier de création mosellan, Atelier de création meusien, Atelier de création vosgien, Batitrad et Trad'invest aux entiers dépens, tant de première instance que d'appel, dont distraction au profit de Me Y.

Au soutien de son appel il fait valoir qu'il a saisi, le 7 décembre 2017, le président du tribunal de commerce de Nancy d'une demande de nomination d'un mandataire ad hoc et qu'il ne peut donc lui être reproché d'avoir sciemment dissimulé la situation économique de ses entreprises. Il relève qu'il a été fait droit à cette demande par une ordonnance du 13 décembre 2017, ce qui n'aurait pas été le cas si les sociétés qu'il dirigeait étaient en état de cessation des paiements, les mesures de prévention des difficultés telles que le mandat ad hoc excluant toute notion de cessation des paiements, à tout le moins toute cessation des paiements de plus de 45 jours. Il ajoute que le mandat ad hoc a été mené à son terme et a permis l'établissement d'un pré-pack cession à effet au 7 mars 2018.

Il considère que dans ces conditions c'est de manière totalement incompréhensible que le tribunal a ultérieurement fait rétroagir la date de cessation des paiements au 27 septembre 2016, délai maximal et qu'il ne peut lui être reproché d'avoir sciemment omis de déclarer l'état de cessation des paiements.

Subsidiairement, M. X considère qu'il a agi en gérant normalement prudent et diligent, ce qui justifie une réduction drastique de la durée de la mesure d'interdiction de gérer.

Par conclusions transmises par voie électronique le 12 mars 2020, Me Z, ès qualités, demande à la cour de :

- déclarer l'appel interjeté par M. X recevable mais mal fondé,

- confirmer en toutes ses dispositions, la décision dont appel,

- débouter M. X de toutes ses demandes,

- condamner M. X au règlement d'une somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers frais et dépens.

Il fait valoir que l'examen des pièces révèle que l'état de cessation des paiements préexistait de longue date, certaines créances n'étant pas payées depuis 2016 et que M. X n'a jamais contesté la date de cessation des paiements telle que fixée dans les jugements d'ouverture des procédures de redressement et liquidation judiciaire de ses sociétés qui s'impose à lui.

L'intimé soutient que la demande de nomination d'un mandataire ad hoc ne rend pas la société in bonis puisque cette demande purement déclarative repose exclusivement sur des pièces produites par le débiteur qui en l'espèce a dissimulé l'existence d'un passif notamment fiscal important. Il considère que la date de cessation des paiements a été fixée de manière justifiée au 27 septembre 2016.

Me Z soutient que M. X s'est montré négligent dans la gestion des difficultés de ses sociétés qu'il a dissimulées et souligne que le passif admis à titre définitif s'élève désormais à 1 274 941 euros pour un actif réalisé de 24 901 euros, outre un terrain restant à vendre d'une valeur de 48 000 euros, alors qu'un grand nombre de clients particuliers ont été floués et ont subi un grave préjudice, de sorte que la sanction prise est parfaitement justifiée.

Par conclusions du 7 février 2020, le ministère public conclut à la confirmation du jugement dont appel. Il fait valoir que bien que M. X ait sollicité la nomination d'un mandataire ad hoc en décembre 2017, cette mesure a manifestement échoué et que ce n'est que trois mois plus tard que M. X a finalement effectué des déclarations de cessation des paiements, alors que le tribunal a estimé que l'état de cessation des paiements était suffisamment ancien pour le faire rétroagir de dix-huit mois.

La procédure a été clôturée par ordonnance le 17 juin 2020.

MOTIFS

Conformément à l'article L. 653-8 du code de commerce une interdiction de gérer peut être prononcée à l'encontre de toute personne qui a omis sciemment de demander l'ouverture d'une procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire dans le délai de quarante-cinq jours à compter de la cessation des paiements, sans avoir, par ailleurs, demandé l'ouverture d'une procédure de conciliation.

Le tribunal a exactement retenu que la date de cessation des paiements fixée dans chacun des différents jugements d'ouverture n'ayant pas été contestée par les sociétés débitrices dans les délais légaux est désormais définitive et s'impose à la juridiction statuant en matière de sanction qui ne peut retenir une autre date.

A titre surabondant, s'il est constant que M. X, en sa qualité de co-gérant de la société holding Trad'Invest et des filiales de celle-ci, les sociétés Mesure et tradition, Batitrad, Atelier de création mosellan, Atelier de création meusien et Atelier de création vosgien, a saisi le président du tribunal de commerce de Nancy, le 8 décembre 2017, d'une demande de désignation d'un mandataire ad hoc en application des dispositions de l'article L.611-3 du code de commerce, aux fins de négociation d'un pré-pack cession avec le Groupe Espace et Avenir Constructeur dans la perspective d'une reprise par ce groupe d'une vingtaine de chantiers en cours et que cette demande a été accueillie par ordonnance du 13 décembre 2017, il ne peut pour autant en être déduit que les sociétés du groupe Mesure et Tradition étaient in bonis à cette date, dès lors que la constatation d'une absence d'état de cessation des paiements de moins de quarante-cinq jours ne constitue pas, à la différence de la conciliation, une condition de la désignation d'un mandataire ad hoc.

À l'examen des pièces versées aux débats les constatations suivantes peuvent être faites pour chacune des sociétés :

1) société Mesure et tradition

- passif admis à titre définitif : 1 274 941,84 euros (passif total déclaré 4 968 702,91 euros dont 2 225 943,26 euros à échoir)

- actif évalué à 463 362 euros (dont 460 000 euros de créances à recouvrer)

2) société Trad'Invest

- passif admis à titre définitif : 130 009,11 euros

- actif évalué à 1 142 euros

- capitaux propres négatifs à hauteur de 102 241 euros en 2016 pour un capital de 180 000 euros

3) société Batitrad

- passif admis à titre définitif : 123 971 euros

- actif évalué à 10 euros

- capitaux propres négatifs à hauteur de 121 126 euros en 2015

- cessation d'activité en 2015

4) société Atelier de création mosellan

- passif admis à titre définitif : 597 171,21 euros

- actif évalué à 411 042 euros (dont 410 262 euros de créances à recouvrer)

- capitaux propres négatifs à hauteur de 254 418 euros en 2016 pour un capital de 10 000 euros

5) société Atelier de création vosgien

- passif admis à titre définitif : 124 998,65 euros

- actif évalué à 93 002 euros (dont 92 917 euros de créances à recouvrer)

- capitaux propres négatifs à hauteur de 394 274 euros en 2016 pour un capital de 10 000 euros

6) société Atelier de création meusien

- passif admis à titre définitif : 510 954,17 euros

- actif évalué à 298 420 euros (dont 289 325 euros de créances à recouvrer).

Il ressort par ailleurs du rapport de Me Z, en sa qualité de mandataire judiciaire du redressement judiciaire de la société Mesure et Tradition, que M. X a reconnu que le groupe est confronté à des difficultés de trésorerie depuis 2014.

En considération de l'importance du passif constitué pour une grande part de dettes à l'égard de fournisseurs et de sous-traitants comme l'a justement relevé le tribunal, de la faiblesse de l'actif, de la très forte diminution des capitaux propres de quatre des six sociétés, de la cessation d'activité de l'une d'entre elles depuis 2015, le tribunal a exactement retenu que M. X ne pouvait à l'évidence ignorer l'état de cessation des paiements des différentes sociétés du groupe qu'il dirigeait, de sorte que c'est sciemment qu'il a tardé à déclarer l'état de cessation des paiements.

Ce retard est à l'origine de la création d'un passif très important, alors qu'au surplus le défaut de paiement des fournisseurs et sous-traitants a entraîné le blocage de nombreux chantiers ce qui a généré un préjudice important pour les clients.

En considération de la gravité de la faute commise et de ses conséquences, le tribunal a exactement apprécié la durée de l'interdiction de diriger prononcée à l'encontre de M. X, dirigeant âgé de 59 ans, celui-ci ne faisant valoir aucun élément tenant à sa situation personnelle susceptible de justifier une réduction de ce quantum.

Le jugement entrepris sera donc confirmé en toutes ses dispositions.

M. X, qui succombe, supportera la charge des dépens d'appel ainsi que d'une indemnité de procédure de 1 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, sa propre demande de ce chef étant rejetée.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire, prononcé publiquement, par mise à disposition au greffe, conformément aux dispositions de l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile,

CONFIRME le jugement du tribunal de commerce de Nancy en date du 22 octobre 2019 en toutes ses dispositions ;

Y ajoutant,

DEBOUTE M. X de sa demande en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

CONDAMNE M. X aux entiers dépens d'appel ainsi qu'à payer à la SCP Z, ès qualités, une indemnité de procédure d'un montant de 1 500 € (mille cinq cents euros) en application de l'article 700 du code de procédure civile.