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Décisions

CA Bordeaux, 1re ch. a, 18 octobre 1999, n° 1999/101489

BORDEAUX

Arrêt

Infirmation

CA Bordeaux n° 1999/101489

17 octobre 1999

1- Les faits : - La Sté Domaine Clarence Dillon (SA) est propriétaire de la marque « Château Haut-Brion » dont le dépôt a été renouvelé le 10 févr. 1982. Constatant que M. Claude Pourreau, qui exploite à Civrac de Médoc - « Couquèques », la propriété viticole Château les Moines, vendait une partie de sa récolte sous la marque « Château le Moulin de Brion » la Sté Domaine Clarence-Dillon, considérant que l'utilisation de cette marque était contraire à la réglementation communautaire et française sur l'utilisation du terme « Château » et qu'elle constituait une contrefaçon de sa propre marque, a par acte du 22 nov. 1991, assigné M. Pourreau afin notamment de voir juger qu'elle a la propriété exclusive de la marque « Château Haut-Brion » et que M. Pourreau a porté atteinte à cette propriété du fait du dépôt de la marque « Château le Moulin de Brion », d'obtenir une indemnité de 500 000 F, de voir ordonner la radiation de la marque litigieuse et de voir constater la déchéance du dépôt de la marque contrefaisante tant sur le plan national que sur le plan international.
2 - Jugement : - Par jugement contradictoire en date du 2 juill. 1996, auquel il est expressément renvoyé pour plus ample exposé des faits, le Tribunal de grande instance de Bordeaux a jugé que la marque Château Moulin de Brion déposée par M. Pourreau le 17 déc. 1991 constitue la contrefaçon de la marque Château Haut-Brion, a interdit en conséquence à M. Pourreau, sous astreinte de 10 000 F par infraction constatée, d'incorporer dans la dénomination de ses vins le terme « Brion » à titre de nom de marque, a condamné ce dernier à payer à la société demanderesse la somme de 5 000 F à titre de dommages et intérêts, a ordonné la radiation de la marque « Château Moulin de Brion », a constaté la déchéance de son dépôt tant sur le plan national que sur le plan international, a ordonné la publication du jugement aux frais de M. Pourreau dans cinq journaux hebdomadaires ou quotidiens aux choix de la société demanderesse dans la limite de 30 000 F après insertion, a dit n'y avoir lieu à ordonner l'exécution provisoire, a laissé les dépens à la charge du défendeur, et fixé à 8 000 F, la fraction des frais non taxables de la SA Clarence Dillon à la charge de M. Pourreau ;
3 - Conditions de l'appel : - M. Pourreau a régulièrement relevé appel de ce jugement par déclaration du 17 juill. 1996.
Vu les art. 455 et 954 c. proc. civ. (rédaction applicable à compter du 1er mars 1999). Vu les conclusions de M. Pourreau signifiées et déposées le 13 nov. 1996. Vu les conclusions de la Sté Domaine Clarence Dillon signifiées et déposées le 5 sept. 1997.
L'instruction de l'affaire ayant été close le 31 mai 1999,
[...]
LA COUR : [...] 2° En droit d'abord (art. 7 de la Convention d'Union de Paris pour la protection de la propriété industrielle du 20 mars 1883 modifiée), l'enregistrement de la marque est entièrement indépendant du produit auquel elle est destinée à s'appliquer en pratique, en sorte que les conditions légales de validité de l'enregistrement doivent être appréciées seulement au regard des produits qu'il désigne.
En droit ensuite, lorsque le signe proposé à titre de marque désigne un produit vinicole, la validité de son enregistrement est subordonnée au respect des règles communautaires et de droit interne en vigueur à la date du dépôt de la demande (d'enregistrement ou de renouvellement) et visant les fonctions d'indication d'origine et de qualité du produit, lesquelles s'imposent quelles qu'aient pu être la validité antérieurement reconnue ou tolérée du signe et sa légitimité toponymique, et quelle que soit la renommée dont jouit ce signe en tant qu'il désignerait, en pratique, un produit notoirement reconnu comme de grande qualité. Dès lors que le signe contrevient à ces règles d'ordre public car imposées pour la parfaite information du consommateur sur l'origine et la qualité du produit commercialisé, il est déceptif et, comme tel, passible d'annulation en application de l'article al. 1 et 2 de la loi n° 64-1360 du 31 déc. 1964 sur les marques de fabrique, de commerce ou de service, alors applicable, qui prohibe l'utilisation comme marque d'un signe « contraire à l'ordre public » et d'une marque « qui comporte des indications propres à tromper le public » (textes devenus l'art. L. 711-3 b et c c. propr. intell. incluant la loi n° 91-7 du 4 janv. 1991, entrée en vigueur le 28 déc. 1991).
En droit, enfin, il résulte des lois et règlements applicables aux marques viticoles (loi du 6 mai 1919 relative à la protection des appellations d'origine art. 10, décret-loi du 30 juill. 1935 sur les appelations d'origine, code du vin du décret du 1er déc. 1936 art. 37, 38, 42, 43, 48, 284, 285, décret du 19 août 1921 modifié art. 13, loi n° 49-1603 du 18 déc. 1949, règlements CEE 816/70, 817/70, règlements CEE n° 2392/89 du 24 juill. 1989 et CEE n° 3201/90 du 16 oct. 1990, notamment), qu'une marque désignant un vin, un vin mousseux ou une eau de vie d'une part ne peut inclure le terme qualificatif « Château » qu'à la condition expresse que ce produit provienne exclusivement de raisins récoltés sur les vignes faisant partie d'une exploitation viticole réelle et déterminée, exactement qualifiée par ce qualificatif et constituant une unité culturale autonome, et que le produit désigné bénéficie d'une appellation d'origine contrôlée, d'autre part ne peut inclure le terme « Haut » qu'à la condition qu'il fasse partie du nom d'une appellation d'origine et, en tout cas, qu'il désigne un « vin de qualité produit dans une région déterminée » (VQPRD, donc une AOC) et qu'il soit susceptible comme nom de l'exploitation viticole produisant un tel VQPRD, de renforcer son prestige. Il s'ensuit qu'est formellement prohibée l'utilisation des termes « Château » et « Haut » pour désigner, dans un signe complexe proposé comme marque viticole, des vins en général ou des vins rouges et/ou blancs en général, et qu'une telle utilisation, d'abord contraire à l'ordre public national et communautaire, ensuite de nature à tromper le consommateur en ce qu'elle autoriserait le propriétaire de la marque à commercialiser des vins ne bénéficiant pas d'une appellation d'origine ou d'une qualité VQPRD auxquels l'emploi de ces termes est strictement réservé, doit être sanctionnée par la nullité totale ou partielle de la marque.
3° En l'espèce, la Sté Clarence Dillon : * a renouvelé le 22 août 1986, sous le n° 1398748, sa marque Château la Mission Haut-Brion (dépôt ou renouvellement du 22 sept. 1976 n° 966849) pour désigner, dans la classe 33, des « vins » ;
* a renouvelé le 22 août 1986, sous le n° 1398747, sa marque Château la Ville Haut-Brion (dépôt ou renouvellement du 22 sept. 1976 n° 966851) pour désigner, dans la classe 33, des « vins » ; * a renouvelé le 22 août 1986, sous le n° 1398749, sa marque Château la Tour Haut-Brion (dépôt ou renouvellement du 22 sept. 1976 n° 966850) pour désigner, dans la classe 33, des « vins » ; * a renouvelé des " vins " le 22 mai 1988, sous le n° 1472053, sa marque Château Brahns Haut-Brion (dépôt ou renouvellement du 25 juin 1978 n° 1053669) pour désigner, dans la classe 33, des « vins rouges et blancs » ; * a renouvelé le 10 févr. 1982, sous le n° 1195154, sa marque Château Haut-Brion (dépôt ou renouvellement du 15 juin 1978 n° 1053668) pour désigner, dans les classes32, 33 et 34 des " bière, ale et porter, eaux minérales et gazeuses et autres boissons non alcooliques, sirops et autres préparations pour faire des boissons, vins rouges et blancs, tabac brut ou manufacturé, articles pour fumeurs, allumettes, la protection étant « revendiquée pour la totalité des produits entrant dans les classes 32 et 34 ci-dessus désignés » ;
4° Comme le soutient pertinemment M. Pourreau, en ce qu'elles incluent dans leurs signes les termes « Château » et « Haut » pour désigner des « vins rouges et blancs » ou des « vins » en général, ces cinq marques nominatives contreviennent aux règles d'ordre public évoquées plus haut.
5° Ni l'ancienneté indiscutable, ni la renommée incontestée et notoire de l'exploitation viticole du Château Haut-Brion et du vin qu'elle commercialise dans l'appellation d'origine contrôlée Pessac-Léognan, ni la tolérance dont ce signe a pu bénéficier lors de l'admission et des renouvellements antérieurs des marques qui l'incluent ne sont pas susceptibles de faire disparaître, comme ont cru devoir l'estimer les premiers juges, l'existence et la portée de la contravention commise dans l'enregistrement de ces cinq marques.
De même, l'irrégularité de la marque Château Haut-Brion ne saurait être relevée, comme a cru devoir l'estimer à tort le tribunal, par la circonstance que le 10 févr. 1992, la Sté Clarence Dillon a obtenu l'enregistrement (n° 92421764) d'un marque nouvelle semi figurative comportant dans un cadre rectangulaire la façade d'un château et les termes « Château Haut-Brion - Cru classé de Graves - Premier grand cru classé en 1855 - Appellation Pessac-Léognan contrôlée » et désignant, dans la classe 33 exclusivement, des « vins d'appellation exactement dénommée Château Haut-Brion », cette marque nouvelle prenant effet à la date de son enregistrement, n'ayant aucun effet juridique rétroactif à l'égard de la marque nominative litigieuse dont la Sté Clarence Dillon a encore renouvelé l'enregistrement à l'INPI le 5 févr. 1992, et cette opération, comme le soutient à juste titre M. Pourreau, illustrant la reconnaissance implicite par la Sté Clarence Dillon de l'irrégularité affectant, pour désigner en réalité le vin AOC de la propriété viticole Château Haut-Brion, la marque litigieuse antérieure. Il convient d'observer, de surcroît que la Sté Clarence Dillon a agi en contrefaçon contre M. Pourreau propriétaire de la marque nominative Château Le Moulin de Brion Médoc désignant un « vin d'appellation d'origine contrôlée provenant de l'exploitation exactement dénommée Château le Moulin de Brion », soit exactement conforme en apparence à la réglementation en vigueur, en se prévalant d'un risque de confusion non pas avec les « vins rouges et blancs » en général désignés par sa propre marque Château Haut-Brion, mais exclusivement avec son vin AOC Pessac-Léognan Grand Cru Classé en 1855, paradoxe qui conforte, si besoin est, l'aveu implicite de l'irrégularité de la marque litigieuse au regard de la nature du produit qu'elle prétendait désigner.
6° Il convient, en conséquence, d'infirmer le jugement déféré, de prononcer la nullité partielle de la marque Château Haut-Brion n° 1195154 en tant qu'elle désigne dans la classe 33 des vins rouges et blancs, et la nullité des quatre autres marques en cause d'ordonner la radiation sous astreinte comme ci-après précisé au dispositif, et de débouter M. Pourreau de sa demande complémentaire en paiement du franc symbolique et en publication du dispositif de l'arrêt dans les journaux Sud-Ouest et la Journée Viticole, en réparation d'un " préjudice moral " que les circonstances de l'espèce ne permettent pas de retenir, le jugement déféré n'ayant pas été assorti de l'exécution provisoire.
B - Sur l'action en contrefaçon de la marque Château Haut-Brion : Fondée sur la marque nominative Château Haut-Brion frappée de nullité en ce qu'elle désigne des vins rouges et blancs, l'action en contrefaçon introduite par la Sté Clarence Dillon contre M. Pourreau en sa qualité de propriétaire d'une marque désignant un vin AOC est sans objet. La Sté Clarence Dillon, dépourvue de qualité et d'intérêt à agir de ce chef, doit donc être déclarée irrecevable en l'ensemble de ses prétentions.
C - sur les demandes annexes et les dépens : * La procédure de contrefaçon engagée par la Sté Clarence Dillon ne saurait être qualifiée d'abusive. Il suit de là que M. Pourreau doit être débouté de sa demande incidente tendant à obtenir réparation de ce chef par l'insertion du dispositif du présent arrêt dans les journaux Sud-Ouest et la Journée Viticole. * Les dépens de première instance et d'appel sont à la charge de la Sté Clarence Dillon. * L'art. 700 c. proc. civ. doit être appliqué, pour les frais de première instance et d'appel, au seul bénéfice de M. Pourreau comme précisé ci-après. Par ces motifs, la cour, recevant en la forme l'appel de M. Pourreau, le déclare fondé, infirme le jugement déféré, statuant à nouveau,
I - Vu les art. 15, 16 et 783 c. proc. civ., rejette des débats les trois pièces communiquées par la SA Clarence Dillon le 28 mai 1999,
II - Au fond,
I - Vu les art. 70, 564 à 567 c. proc. civ., déclare recevable, en tant que besoin, la demande reconventionnelle de M. Claude Pourreau, vu notamment la loi du 6 mai 1919 art. 10, le décret-loi du 30 juill. 1935, le décret du 1er déc. 1936, l'art. 13 du décret modifié du 19 août 1921, les règlements CEE n° 816/70, 817/70, 2392/89 et 3201/90, vu les art. 3 et 10 de la loi n° 64-1360 du 31 déc. 1964, déclare bien fondée la demande reconventionnelle de M. Pourreau, Déclare nulles et de nul effet :
1° en tant qu'elle désigne dans la classe 33 des « vins rouges et blancs », la marque Château Haut-Brion enregistrée le 10 févr. 1982 à l'INPI sous le n° 1195154,
2° la marque Château La Mission Haut-Brion enregistrée le 22 août 1986 à l'INPI sous le n° 1398748, désignant des « vins »,
3° la marque Château La Ville Haut-Brion enregistrée le 22 août 1986 à l'INPI sous le n° 1398747, désignant des « vins »,
4° la marque Château La Tour Haut-Brion enregistrée le 22 août 1986 à l'INPI sous le n° 1394749, désignant des « vins »,
5° la marque Château Bahans Haut-Brion enregistrée le 22 août 1986 à l'INPI sous le n° 1472053, désignant des « vins rouges et blancs»,
Ordonne, à la diligence de la SA Clarence Dillon, la radiation partielle (Château Haut-Brion) ou totale (les quatre autres marques ci-dessus désignées) de ces marques au registre des marques de l'INPI dans le délai d'un mois à compter de la date de signification du présent arrêt, et, passé ce délai, sous astreinte de 10 000 F par jour de retard,
Vu les art. 24 et 28 du décret n° 65-621 du 27 juill. 1965,
Ordonne la mention du dispositif du présent arrêt au registre national des marques à la diligence du greffe et qu'il sera mentionné en outre au Bulletin officiel de la Propriété Industrielle,
Déboute M. Claude Pourreau de sa demande complémentaire en réparation de préjudice moral,
Déclare irrecevables les prétentions de la SA Clarence Dillon tendant à voir constater et réparer la contrefaçon de la marque nominative Château Haut-Brion n° 1195154 désignant les " vins rouges et blancs " par la marque nominative Château Le Moulin de Brion Médoc propriété de M. Claude Pourreau, désignant un vin AOC,
Déboute M. Claude Pourreau de sa demande incidence en réparation du chef de l'abus d'exercice du droit d'agir en justice,
Condamne la SA Clarence Dillon aux dépens de première instance et d'appel,
Condamne la SA Clarence Dillon, en application de l'art. 700 c. proc. civ., à payer à M. Claude Pourreau la somme de 50 000 F, et la débouté de sa pareille demande,
Autorise la SCP Rivel-Combeaud, avoués à recouvrer directement contre la partie condamnée, ceux des dépens d'appel sans en avoir reçu provision.