Cass. com., 20 mai 2014, n° 13-10.777
COUR DE CASSATION
Arrêt
Rejet
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Espel
Avocats :
SCP Hémery et Thomas-Raquin, SCP Piwnica et Molinié
Sur le moyen unique, pris en ses première, deuxième, troisième et cinquième branches :
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 12 octobre 2012), que la société X..., société française qui a adopté comme emblème le crocodile avec la tête tournée vers la droite, a déposé ce signe comme marque figurative le 27 avril 1933, sous le n° 1 410 064, et l'a régulièrement renouvelé ; que la société Crocodile International Private Limited (la société Crocodile), société de droit singapourien, qui a pour activité la fabrication et la commercialisation de vêtements sur lesquels est apposé le dessin d'un crocodile dont la tête est tournée vers la gauche, surmonté de la mention " crocodile ", a déposé ce signe comme marque en 1951, à Singapour ; que les deux sociétés ont conclu le 17 juin 1983 un accord de coexistence visant certains pays du marché asiatique ; que la société X... a déposé en France, le 19 octobre 1994, sous les n° 94 541 290, 94 541 293 et 94 541 291, trois marques figuratives représentant chacune un saurien la tête orientée vers la gauche, pour lesquelles sa demande d'extension internationale en Chine s'est heurtée à un refus des autorités de ce pays ; qu'après avoir obtenu la radiation par la société X... des signes enregistrés sous les n° 94 541 290 et 94 541 293, la société Crocodile l'a assignée en annulation du dépôt des trois marques, demandant sa condamnation à lui payer la somme de 1 euro à titre de dommages-intérêts, et la publication de la décision ;
Attendu que la société X... fait grief à l'arrêt d'avoir dit que le dépôt des marques n° 94 541 290 et n° 94 541 293 était frauduleux, de l'avoir condamnée à payer à la société Crocodile la somme de 1 euro à titre de dommages-intérêts et d'avoir ordonné des mesures de publications, alors, selon le moyen :
1°/ que la marque française servant de base à une demande d'enregistrement international dans un autre pays se distingue de l'enregistrement international correspondant ; qu'en lui-même, le dépôt d'une marque française, ne produisant ses effets que sur le territoire français, n'est susceptible de priver autrui d'un signe nécessaire à son activité que sur ce territoire ; qu'en retenant le caractère frauduleux du dépôt des marques françaises n° 94 541 290 et n° 94 541 293, sans constater que le dépôt de ces marques aurait été de nature à porter atteinte aux intérêts de la société Crocodile en France, la cour d'appel a violé l'article L. 712-6 du code de la propriété intellectuelle et le principe fraus omnia corrumpit ;
2°/ qu'un dépôt de marque n'est entaché de fraude que s'il est effectué dans l'intention de priver autrui de l'usage d'un signe qu'il aurait été en droit d'exploiter ; qu'il appartient à celui qui invoque la fraude d'en rapporter la preuve ; qu'en se bornant à relever, pour retenir le caractère frauduleux des deux marques litigieuses, que la société X... aurait déposé celles-ci pour se constituer des « antériorités opposables » à la société Crocodile en Chine, sans constater que cette société aurait établi qu'en l'absence de ces dépôts, elle aurait été en droit d'utiliser les signes litigieux en Chine, ce qui était contesté, la cour d'appel a violé l'article L. 712-6 du code de la propriété intellectuelle et le principe fraus omnia corrumpit ;
3°/ qu'en statuant ainsi, sans prendre en considération, comme elle y était invitée, les droits antérieurs dont la société X... disposait, depuis 1980 dans ce pays, sur sa marque exceptionnellement notoire représentant également un crocodile de profil, gueule ouverte, crocs apparents et queue courbée et les décisions rendues par l'Office des marques chinois ayant rejeté, sur la base de ces droits antérieurs, des marques constituées de dessins de crocodile tels que ceux revendiqués par la société Crocodile, et sans rechercher si les droits antérieurs de la société X... ne faisaient ainsi pas déjà, en toute hypothèse, obstacle à l'usage des signes litigieux par la société Crocodile en Chine, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 712-6 du code de la propriété intellectuelle et du principe fraus omnia corrumpit ;
4°/ qu'une action en responsabilité pour faute suppose la démonstration de faits fautifs générateurs d'un préjudice ; qu'en l'espèce, la cour d'appel s'est bornée à relever que la faute de la société X... avait causé un préjudice à la société Crocodile, « qui pouvait attendre un autre comportement de la part d'un partenaire » et qu'il y avait lieu, compte tenu du préjudice subi par la société Crocodile, de faire droit à sa demande de dommages-intérêts à hauteur d'un euro et à celle de publicité à titre de dommages-intérêts complémentaires ; qu'en statuant ainsi, par des motifs impropres à caractériser l'existence d'un préjudice subi par la société Crocodile, la cour d'appel a violé l'article 1382 du code civil ;
Mais attendu, en premier lieu, que l'arrêt retient qu'en admettant dans ses écritures avoir déposé en France les marques attaquées, constituées pour deux d'entre elles de l'élément figuratif des marques Crocodile figurant dans l'accord de 1983, pour se constituer en Chine des antériorités opposables à la société Crocodile, la société X... a commis une fraude ; qu'en l'état de ces appréciations souveraines faisant ressortir que la société X... avait connaissance de l'élément figuratif des marques exploitées par la société Crocodile, constitué par un crocodile avec la tête tournée vers la gauche, et l'intention d'entraver leur exploitation en Chine par la société Crocodile, la cour d'appel, qui n'avait pas à constater que le dépôt de ces marques aurait été de nature à porter atteinte aux intérêts de la société Crocodile en France, ni à procéder aux recherches des deuxième et troisième branches que ses constatations rendaient inopérantes a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision ;
Et attendu, en second lieu, que sous le couvert du grief non fondé de violation de l'article 1382 du code civil, le moyen ne tend qu'à remettre en discussion devant la Cour de cassation le pouvoir souverain du juge du fond qui a justifié l'existence du préjudice par l'évaluation qu'il en a faite ;
D'où il suit que le moyen, qui ne peut être accueilli en sa quatrième branche, n'est pas fondé pour le surplus ;
Et attendu que le dernier grief ne serait pas de nature à permettre l'admission du pourvoi ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne la société X... aux dépens ;
Vu l'article 700 du code de procédure civile, la condamne à payer à la société Crocodile la somme de 3 000 euros et rejette sa demande ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du vingt mai deux mille quatorze.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt
Moyen produit par la SCP Hémery et Thomas-Raquin, avocat aux Conseils, pour la société X...
Il est fait grief à l'arrêt d'avoir dit que le dépôt par la société X... des marques n° 94 541 290 et 94 541 293 était frauduleux et d'avoir, en conséquence, condamné la société X... à payer à la société CROCODILE INTERNATIONAL PRIVATE LIMITED la somme de 1 ¿ à titre de dommages-intérêts et ordonné des mesures de publications ;
AUX MOTIFS PROPRES QUE « la société X... SA reproche au jugement déféré d'avoir retenu contre elle la fraude sur le fondement des relations existant entre les deux parties, caractérisées par l'accord de 1983, alors que celui-ci est totalement étranger à la solution du litige français ; mais que s'il est constant que l'accord de 1983, bien que dépourvu d'effet juridique sur le présent litige, comme il a été dit plus haut, n'en demeure pas moins un fait juridique dont les premiers juges se sont emparés avec discernement, caractérisant l'existence de négociations prolongées et abouties entre deux sociétés concurrentes désireuses de régler au mieux leurs différends et qui ne pouvaient ignorer les marques revendiquées par chacune d'elles à cette occasion ; que dès lors, c'est à juste titre que, sans pour autant faire application des dispositions de cet accord, le tribunal a considéré qu'en reconnaissant dans ses écritures avoir déposé en France les marques attaquées, constituées pour deux d'entre elles de l'élément figuratif des marques CROCODILE figurant dans l'accord de 1983, la société X... SA avait commis une fraude pour se constituer en Chine des antériorités opposables à la société Crocodile International Private Limited ; qu'au demeurant, le retrait par la société X... SA, à première demande de la société Crocodile Interntional private Limited et dans les deux semaines qui ont suivi de ces deux marques démontre que la société française avait bien conscience que son agressivité commerciale avait été excessive ; que cette faute caractérisée a causé un préjudice à la société Crocodile International Private Limited qui pouvait attendre un autre comportement de la part d'un partenaire » ;
ET AUX MOTIFS PARTIELLEMENT ADOPTES QUE « la société CROCODILE pour fonder sa demande et établir ses droits sur les signes déposés par la société X... et la connaissance de cette dernière de leur exploitation verse aux débats :
- deux pages d'une publication interne datant de 2005 expliquant que la société CROCODILE a été fondée en 1947 et comportant la photographie d'un crocodile tournée vers la gauche,
- différents certificats démontrant la filiation de la société CROCODILE avec la société IL SENG COMPANY SENDIRIAN BERHARD créée en 1952,- l'accord du 17 juin 1983, partiellement traduit,
- une lettre du 30 juillet 1980 du conseil de la société X... au conseil de la société CROCODILE,- une lettre du 30 avril 1984 de Bernard X... sur l'exécution de l'accord du 17 juin 1983,- une lettre du 3 octobre 1984 de M. Y...de la société X... à la société CROCODILE ;- une lettre du 23 octobre 1984 de Bernard X... à la société CROCODILE,- une lettre du 16 octobre 1990 de la société CROCODILE portant sur la coexistence des marques X... et CROCODILE en Corée ;
- le dépôt en juillet 1995 des marques CROCODILE par la société X... à l'Office chinois ;- les décisions du 3 mars 2005, 23 mars 2005 et du 6 avril 2005 de l'Office chinois sur les oppositions relatives aux marques déposées par la société X..., aux termes desquelles ces demandes d'enregistrement ont été rejetées au titre des droits d'auteur antérieurs détenus par la société CROCODILE sur les dessins déposés ;- un article du magazine New Strait Times Asia du 30 mars 2004 faisant état d'une condamnation par le Tribunal populaire intermédiaire de Shangaï de la société X... pour contrefaçon en raison du dépôt par elle de demandes d'enregistrement des marques de la société CROCODILE ;- un article de l'Agence France Presse du 1er avril 2004 et un article du 2 avril 2004 du journal Wall Street Journal sur le même sujet ;
qu'au vu de ces éléments, il est établi que :
- la société CROCODILE exploite à Singapour depuis au moins 1980 les marques semi-figuratives CROCODILE telles que reproduites dans l'accord de 1983 : représentation d'un crocodile vu de profil, orienté tête sur la gauche avec la gueule semi-ouverte ou ouverte et la queue redressée avec sur ou sous les dessins la dénomination " Crocodile " sous forme de signature ou en lettres d'imprimerie ;- les sociétés CROCODILE et X... ont conclu le 17 juin 1983 un accord de coexistence de leurs marques visant 5 territoires : Taïwan, Singapour, Indonésie, Malaisie et Brunei et pour le reste du monde se sont engagée à coopérer « quand cela est possible », coopération qui a été effective en Corée (lettre du 16 octobre 1990) ;
- la société X... a reconnu que la différence entre ses marques et la société CROCODILE reposait sur l'orientation du crocodile (cf. lettre du 30 avril 1984 de M. X... à M. Z...) ;
que par ailleurs, la société X... admet dans ses écritures qu'elle a déposé en France les marques attaquées constituées pour deux d'entre elles de l'élément figuratif des marques CROCODILE figurant dans l'accord de 1983 pour pouvoir disposer d'un enregistrement international visant la Chine opposable à la société CROCODILE sur le territoire chinois ; que le tribunal considère que le dépôt par la société X... des marques n° 94 541 293 et n° 94 541 290 qui reproduisent l'élément figuratif de deux marques exploitées par la société CROCODILE en parfaite connaissance de cause pour se constituer des antériorités opposables à celle-ci sur un autre territoire que la France constitue des dépôts frauduleux dès lors qu'ils ont été réalisés pour détourner la fonction du droit des marques et en violation de l'engagement de coopération souscrit dans le contrat de 1983 qui n'était pas limité aux cinq territoires contractuellement désignés ; qu'en revanche, le dépôt de la marque n° 94 541 291 par la société X... ne constitue pas un dépôt frauduleux dès lors qu'il ne reproduit l'élément figuratif d'aucune des marques CROCODILE figurant en annexe du contrat de 1983 mais reproduit l'élément figuratif de la marque X... figurant également à cette convention, l'alligator étant tourné vers la gauche ; que la seule caractéristique de l'orientation du crocodile propre aux marques CROCODILE ne saurait permettre de qualifier ce dépôt de frauduleux dès lors que la société X... justifie d'une renommée exceptionnelle sur le dessin qu'elle exploite dans une autre orientation depuis 1933 ; que dès lorsque le dépôt de la marque n° 94 541 291 n'est pas frauduleux, la demande en nullité doit être rejetée ; que compte tenu du préjudice subi par la société CROCODILE du fait des deux dépôts frauduleux de marque, il y a lieu de faire droit à sa demande de dommages et intérêts à hauteur de 1 euro et à celle de publicité à titre de dommages et intérêts complémentaires dans les conditions définies ci-après » ;
ALORS, D'UNE PART, QUE la marque française servant de base à une demande d'enregistrement international dans un autre pays se distingue de l'enregistrement international correspondant ; qu'en lui-même, le dépôt d'une marque française, ne produisant ses effets que sur le territoire français, n'est susceptible de priver autrui d'un signe nécessaire à son activité que sur ce territoire ; qu'en retenant le caractère frauduleux du dépôt des marques françaises n° 94 541 290 et n° 94 541 293, sans constater que le dépôt de ces marques aurait été de nature à porter atteinte aux intérêts de la société CROCODILE INTERNATIONAL PRIVATE LIMITED en France, la Cour d'appel a violé l'article L. 712-6 du Code de la propriété intellectuelle et le principe fraus omnia corrumpit ;
ALORS, D'AUTRE PART, SUBSIDIAIREMENT, QU'un dépôt de marque n'est entaché de fraude que s'il est effectué dans l'intention de priver autrui de l'usage d'un signe qu'il aurait été en droit d'exploiter ; qu'il appartient à celui qui invoque la fraude d'en rapporter la preuve ; qu'en se bornant à relever, pour retenir le caractère frauduleux des deux marques litigieuses, que la société X... aurait déposé celles-ci pour se constituer des « antériorités opposables » à la société CROCODILE INTERNATIONAL PRIVATE LIMITED en Chine, sans constater que cette société aurait établi qu'en l'absence de ces dépôts, elle aurait été en droit d'utiliser les signes litigieux en Chine, ce qui était contesté, la Cour d'appel a violé l'article L. 712-6 du Code de la propriété intellectuelle et le principe fraus omnia corrumpit ;
ALORS, DE TROISIEME PART, QU'en statuant ainsi, sans prendre en considération, comme elle y était invitée, les droits antérieurs dont la société X... disposait, depuis 1980 dans ce pays, sur sa marque exceptionnellement notoire représentant également un crocodile de profil, gueule ouverte, crocs apparents et queue courbée et les décisions rendues par l'Office des marques chinois ayant rejeté, sur la base de ces droits antérieurs, des marques constituées de dessins de crocodile tels que ceux revendiqués par la société CROCODILE INTERNATIONAL, et sans rechercher si les droits antérieurs de la société X... ne faisaient ainsi pas déjà, en toute hypothèse, obstacle à l'usage des signes litigieux par la société CROCODILE INTERNATIONAL PRIVATE LIMITED en Chine, la Cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 712-6 du Code de la propriété intellectuelle et du principe fraus omnia corrumpit ;
ALORS, DE QUATRIEME PART, QU'en prenant en considération l'accord de coexistence conclu en 1983 entre les sociétés X... et CROCODILE INTERNATIONAL PRIVATE LIMITED et en relevant, de manière ambiguë, que bien que dépourvu d'effet juridique sur le présent litige, il n'en demeurait pas moins « un fait juridique dont les premiers juges se sont emparés avec discernement, caractérisant l'existence de négociations prolongées et abouties entre deux sociétés concurrentes désireuses de régler au mieux leurs différends et qui ne pouvaient ignorer les marques revendiquées par chacune d'elles à cette occasion », tout en constatant que cet accord n'organisait une coexistence entre les marques de ces sociétés que dans cinq pays (Taïwan, Singapour, Indonésie, Malaisie et Bruneï), à l'exclusion donc de la France et de la Chine, la Cour d'appel s'est déterminée par des motifs inopérants, en violation de l'article L. 712-6 du Code de la propriété intellectuelle et du principe fraus omnia corrumpit ;
ALORS, ENFIN, SUBSIDIAIREMENT, QU'une action en responsabilité pour faute suppose la démonstration de faits fautifs générateurs d'un préjudice ; qu'en l'espèce, la Cour d'appel s'est bornée à relever que la faute de la société X... avait causé un préjudice à la société CROCODILE INTERNATIONAL PRIVATE LIMITED, « qui pouvait attendre un autre comportement de la part d'un partenaire » et qu'il y avait lieu, compte tenu du préjudice subi par la société CROCODILE INTERNATIONAL PRIVATE LIMITED, de faire droit à sa demande de dommages et intérêts à hauteur d'un euro et à celle de publicité à titre de dommages et intérêts complémentaires ; qu'en statuant ainsi, par des motifs impropres à caractériser l'existence d'un préjudice subi par la société CROCODILE INTERNATIONAL PRIVATE LIMITED, la Cour d'appel a violé l'article 1382 du Code civil.