Cass. 1re civ., 4 mars 1986, n° 83-11.270
COUR DE CASSATION
Arrêt
Rejet
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Joubrel
Rapporteur :
M. Ponsard
Avocat général :
M. Sadon
Avocats :
Me Consolo, Pradon, Me Delvolvé.
Attendu, selon les énonciations des juges du fond, que la Société de Recherches de Nutrition Animale (S.I.R.E.N.A.), société anonyme dont le siège est à Brandan en Quintin (Côtes du Nord), a acquis de la société de droit français Comavi, pour la fabrication d'un aliment destiné à l'élevage avicole, un élément de base contenant de la vitamine D3 qui lui a été livré à raison d'une tonne le 29 juillet 1971 et 500 kg le 29 décembre suivant ; qu'au cours du mois d'août et de l'automne 1971, les aviculteurs qui avaient utilisé cet aliment ayant subi des pertes dans leur élevage, la société SIRENA a, le 7 avril 1972, assigné devant le tribunal de commerce de Saint-Brieuc la société COMAVI ; que celle-ci a appelé en garantie son fournisseur, la société de droit belge Impextraco, qui a appelé à son tour son propre fournisseur, la société de droit italien Peter X... Europa, laquelle a appelé, le 21 janvier 1973, son fournisseur, qui était le fabricant de la vitamine D3, la société Thompson Hayward Chemical Company (société Thompson), dont le siège social est à Kansas City (Etat du Kansas, Etats-Unis d'Amérique) ; que, par jugement en date du 9 octobre 1972, le tribunal a désigné le professeur Y..., en qualité d'expert, et que celui-ci, dans le rapport qu'il a déposé le 20 juin 1974, a conclu à un lien de causalité entre les dommages allégués et la défectuosité d'une partie des fournitures de vitamine ; que ce rapport a été homologué par un second jugement du 23 juin 1975, qui, sur appel, a été confirmé par un arrêt du 18 mai 1976 ; qu'en août 1976, la société Comavi a été déclarée en règlement judiciaire ; que la société Sirena a été admise à titre provisionnel pour un franc à l'état des créances par un jugement en date du 15 septembre 1977 du tribunal de commerce de Paris, qui a homologué le 3 mai suivant le concordat ; que, le 23 avril 1979, avant de statuer sur l'admission définitive de la créance, le tribunal a ordonné une expertise ; qu'entre-temps, le 10 avril 1976, le Groupement Agricole d'Exploitation en commun (G.A.E.C.) de Culoiseau, utilisateur du produit d'alimentation, a assigné la société Sirena en paiement d'une indemnité réparatrice du préjudice qu'il avait subi ; que la société Sirena a appelé en intervention les sociétés Impextraco, Peter X... et Thompson, pour obtenir leur garantie, en déclarant exercer, par application de l'article 1166 du Code civil, les droits et actions de la Comavi ; que, par jugement en date du 24 janvier 1977, le tribunal de commerce de Saint Brieuc a ordonné une expertise qui a été confiée au professeur Z... ; que, cependant, comprenant que les sommes qui pourraient être recouvrées contre les fournisseurs successifs et le fabricant du produit incriminé ne lui reviendraient pas, la société Sirena ne devait pas poursuivre cette action et se décidait, en octobre 1978, à assigner devant le tribunal de commerce de Saint-Brieuc, sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, les trois sociétés Impextraco, Peter X... et Thompson pour être garantie par elles des condamnations qui pourraient être prononcées au profit du G.A.E.C. de Culoiseau ; que, par jugement en date du 14 janvier 198O, le tribunal, après avoir écarté les exceptions d'incompétence opposées par les trois sociétés de droit étranger, a estimé qu'il résultait des éléments de la cause, et notamment des expertises judiciaires, que ces trois sociétés avaient, en fabricant en vue de la vente ou en mettant en vente un produit dépourvu des spécifications annoncées, commis une faute engageant leur responsabilité délictuelle et devaient garantir la société Sirena de toutes les condamnations qui pourraient être prononcées à son encontre au profit du G.A.E.C. de Culoiseau ; que l'arrêt attaqué a confirmé ce jugement ; que la société Thompson et la société Impextraco se sont pourvues en cassation respectivement sous les n° s 83-11.270 et 83-12.418 ; que la société Peter X... a formé un pourvoi incident ;
Sur le premier moyen, pris en ses deux branches, du pourvoi principal de la société Thompson :
Attendu que la société Thompson reproche à la Cour d'appel d'avoir dit qu'elle avait, en fabriquant et en mettant dans le commerce un produit non conforme à sa dénomination, commis une faute engageant sa responsabilité, alors, selon le moyen, que dans ses conclusions du 23 janvier 1981 elle avait soutenu qu'il ne pouvait y avoir de lien de cause à effet entre le vice éventuel du second lot de vitamine, livré à la société Sirena le 29 décembre 1971, et les dommages subis par les volailles du G.A.E.C. de Culoiseau, puisque, tant selon l'assignation de celui-ci que selon le rapport d'expertise du professeur Z..., les dommages allégués étaient survenus au cours de l'été et de l'automne 1971, soit antérieurement à la seule livraison considérée comme défectueuse ; qu'ainsi, en ne répondant pas à ce moyen, l'arrêt attaqué, d'une part, n'a pas satisfait aux exigences de l'article 455 du nouveau Code de procédure civile, et, d'autre part, a privé sa décision de base légale en ne caractérisant pas le lien de cause à effet entre la faute et le dommage ;
Mais attendu qu'il résulte des énonciations des juges du fond que les livraisons de l'élément actif fabriqué par la société Thompson, faites à la société Sirena en juillet et en décembre 1971, ont porté sur deux fabrications différentes, l'une de juillet 197O, l'autre d'avril 1971, et que, selon les expertises judiciaires, seule la seconde de ces fabrications était défectueuse et a été répartie entre la première et la seconde livraison effectuée à la société Sirena, de sorte qu'une partie a bien été livrée avant l'apparition des dommages invoqués ; qu'ainsi, en énonçant que le lien de causalité entre le vice et le dommage est établi par l'expertise et les autres documents, l'arrêt attaqué a répondu aux conclusions et a légalement justifié sur ce point sa décision ; qu'en aucune de ses deux branches le moyen n'est donc fondé ;
Sur le deuxième moyen, pris en ses deux branches, du même pourvoi :
Attendu que la société Thompson soutient encore que, dans ses conclusions du 23 janvier 1981, elle avait fait valoir que chacun des fûts de vitamine D3 comportait une étiquette collée sur l'emballage précisant "garantie 8 mois à dater de la production", qu'il appartenait à Peter X... Europa, en sa qualité de vendeur professionnel, d'attirer sur ce point l'attention de la société Impextraco à qui elle a revendu le produit, et à cette dernière de faire de même lors de la revente ; qu'ayant retenu que la seule livraison de vitamines défectueuses à la société Sirena avait eu lieu le 29 décembre 1971, soit plus de huit mois auparavant, la Cour d'appel, en ne répondant pas au chef susénoncé des conclusions, d'une part, n'a pas satisfait aux exigences de l'article 455 du nouveau Code de procédure civile et a, d'autre part encore, privé sa décision de base légale ;
Mais attendu que le manquement retenu à la charge de la société Thompson ne consistait pas en la livraison d'un produit qui, en raison de l'écoulement du temps, aurait perdu son efficacité, mais qu'il résultait de la fabrication et de la mise en vente d'un produit dépourvu dès l'origine des spécifications annoncées puisque son titrage en vitamine D3 était nul et que de ce fait, il avait été générateur de rachitisme ; qu'ainsi, et quel que soit le fondement juridique de l'action en réparation, la responsabilité de la société Thompson se trouvait engagée, sans que la Cour ait eu à s'expliquer par un motif spécial sur un argument dépourvu de pertinence ; que le moyen ne peut donc être accueilli en aucune de ses branches ;
Sur le troisième moyen du même pourvoi :
Attendu que le rejet des deux premiers moyens ne peut qu'entraîner le rejet du troisième qui invoque la cassation par voie de conséquence nécessaire de la cassation sur ces deux premiers moyens ;
Sur le deuxième moyen du pourvoi incident de la société Peter X... Europa :
Attendu que la société Peter X... Europa fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir retenu à sa charge une faute consistant à avoir mis en vente des produits non conformes à leur dénomination, au motif que le fabricant et les vendeurs ne peuvent exciper de leur ignorance des vices des produits qu'ils commercialisent et que le lien de causalité entre le vice et les dommages est établi par l'expertise et les autres documents, alors qu'en statuant ainsi, sans constater une faute à la charge du vendeur, la Cour d'appel aurait violé l'article 1382 du Code civil ; qu'en effet, la responsabilité quasi-délictuelle du vendeur non fabricant ne peut être prononcée du seul fait que le matériau vendu a été défectueux et que l'arrêt n'a relevé ni que la société Peter X... Europa ait eu connaissance du vice affectant les vitamines fabriquées par la société Thompson Hayward, ni qu'elle ait eu quelque raison d'en suspecter la qualité, ni qu'elle ait manqué à une obligation de procéder à une vérification de la marchandise par une analyse ;
Mais attendu qu'en droit interne français, dont aucune des parties n'a contesté l'application à la cause, l'action directe dont dispose le sous-acquéreur contre le fabricant, ou le vendeur intermédiaire, pour la garantie du vice caché affectant la chose vendue dès sa fabrication, est nécessairement de nature contractuelle ; qu'il appartenait donc aux juges du fond, qui n'étaient pas liés par un accord exprès des parties sur le fondement juridique de la demande en réparation et étaient tenus de trancher le litige conformément aux règles de droit applicables, d'examiner la prétention de la société Sirena au regard des principes régissant la responsabilité contractuelle, et tout spécialement de celui suivant lequel le fabricant ou le vendeur professionnel n'a pas le droit d'ignorer les défauts de la chose qu'il fabrique ou qu'il vend ; qu'ainsi, en retenant, sur le vu d'expertises judiciaires ordonnées peu après l'apparition des dommages révélateurs d'un vice caché, que le produit fabriqué par la société Thompson et revendu par la société Peter X... Europa et par la société Impextraco était, dès sa fabrication, dépourvu des spécifications annoncées et que le fabricant et les revendeurs professionnels ne pouvaient ignorer les vices du produit qu'ils mettaient en vente, la Cour d'appel a légalement justifié le chef de sa décision retenant l'obligation de garantie de ces trois sociétés à l'égard de la société Sirena, sous-acquéreur du produit ; que le moyen n'est donc pas fondé ;
Sur le troisième moyen du même pourvoi :
Attendu que l'arrêt est encore critiqué en ce qu'il a condamné la société Peter X... Europa à garantir la société Impextraco des condamnations prononcées à son encontre, au motif, selon le moyen, que la société Peter X... Europa aurait manqué à son obligation de conseil en ce qui concerne la durée d'utilisation du produit, alors que la Cour d'appel, qui a constaté par ailleurs que les documents accompagnant la marchandise, et notamment l'étiquetage, mentionnaient une garantie de 8 mois, ce dont il résultait que la société Impextraco était elle aussi avisée des limitations de garantie du fabricant, a entaché sa décision d'une contradiction de motifs ;
Mais attendu que la constatation que l'étiquetage portait la mention d'une garantie de 8 mois à compter de la fabrication, dont la date n'était pas indiquée, n'entraînait pas nécessairement l'exclusion de la responsabilité contractuelle de la société Peter X... à l'égard de la société Impextraco, qu'elle était tenue d'informer exactement, non seulement de la limite d'efficacité dans le temps du produit vendu, mais aussi, comme l'a retenu la Cour d'appel, des conséquences des vices dont il était affecté ; que la juridiction du second degré ne s'est donc pas contredite et que le moyen ne peut être accueilli ;
Sur le moyen unique, pris en ses deux branches, du pourvoi de la société Impextraco et sur le premier moyen du pourvoi de la société Peter X... Europa :
Attendu que la société Impextraco et la société Peter X... Europa reprochent à la Cour d'appel d'avoir, par application des articles 5, 3° , et 6, 2° , de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, déclaré le tribunal de commerce de Saint-Brieuc compétent pour connaître de la demande en réparation formée par la société Sirena, alors, selon le moyen, d'une part, que la juridiction du second degré ayant constaté que la faute délictuelle consistait à avoir mis sur le marché un produit ne correspondant pas aux spécifications annoncées, ce qui constituait le fait dommageable au sens de l'article 5, 3° , du traité, ne pouvait retenir pour compétent le tribunal de Saint Brieuc dans l'arrondissement duquel avait été subi le dommage invoqué par le G.A.E.C. de Culoiseau ; et alors, d'autre part, que l'article 6, 2° , de la Convention de Bruxelles ne permet d'attraire devant la juridiction française un défendeur domicilié dans un autre Etat contractant que s'il y a demande en garantie devant le tribunal saisi de la demande originaire ; qu'en l'espèce, la Cour d'appel, ayant constaté que l'action en garantie exercée par la société Sirena était la suite d'une assignation du G.A.E.C. de Culoiseau et qu'aucune nouvelle assignation de la société Sirena par celui-ci n'était intervenue depuis, en sorte que la demande en garantie lui était présentée à titre principal, en dehors de la "demande originaire", a violé l'article 6, 2° , de la Convention de Bruxelles ;
Mais attendu que, si l'on replace la demande sur son véritable fondement juridique, celui de la responsabilité contractuelle, l'article 5, 1° , de la Convention de Bruxelles permet au demandeur de saisir, en cette matière le tribunal du lieu de l'exécution litigieuse ; que, selon les arrêts rendus le 6 octobre 1976 par la Cour de Justice des communautés européennes, l'obligation litigieuse s'entend d'une obligation contractuelle autonome, ce que le juge doit vérifier d'après le droit applicable au contrat ; qu'il appartient donc à la loi qui, suivant les règles de conflit du tribunal saisi, régit l'obligation litigieuse d'en déterminer le lieu d'exécution ;
Qu'en l'espèce, il résulte des énonciations des juges du fond que les parties n'ont pas invoqué en la cause d'autres lois que celles du droit français en une matière qui n'était soumise à aucune convention internationale, du moins quant aux effets de la vente à l'égard de toutes autres personnes que les parties elles-mêmes, ce qui était le cas ; qu'il s'agissait donc de l'obligation de garantie des vices cachés pesant sur les vendeurs et que son lieu d'exécution était bien celui de la livraison effective du produit dans les locaux de la société Sirena, locaux situés dans le ressort de la juridiction saisie ;
Que par ces motifs de droit, l'arrêt se trouve, sur ce point encore, légalement justifié et que le moyen, en aucune de ses deux branches, ne peut donc être accueilli ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE tant le pourvoi principal n° 83-11.270 que le pourvoi incident, ainsi que le pourvoi n° 83-12.418.