CA Toulouse, 2e ch. civ., 15 juillet 2020, n° 19/02669
TOULOUSE
Arrêt
Infirmation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Penavayre
Conseiller :
M. Delmotte
Conseiller :
M. Truche
Exposé du litige
La société Ecodem (la société), qui avait pour gérant M. R., et pour associé unique la société Maxeva, exerçait, sous l'enseigne 'les Déménageurs Bretons', une activité de transport de marchandises pour le compte d'autrui, de déménagement et de garde-meubles.
Par jugement du 5 septembre 2013, le tribunal de commerce d'Angoulême a, sur la déclaration de cessation des paiements effectuée le 14 août 2013 par le débiteur, ouvert le redressement judiciaire de la société et fixé la date de cessation des paiements au 5 mars 2012.
Par jugement du 24 octobre 2013, le tribunal a prononcé la liquidation judiciaire de la société, la Selarl H. (le liquidateur) étant désignée en qualité de liquidateur judiciaire.
Par jugement du 31 mai 2016, assorti de l'exécution provisoire, le tribunal de commerce d'Angoulême a, sur la requête du ministère public du 15 octobre 2015, prononcé la faillite personnelle de M. R. pour une durée de dix ans et condamné celui-ci à payer au liquidateur la somme de 202 256, 19€ au titre de sa responsabilité pour insuffisance d'actif.
L'arrêt, partiellement confirmatif, de la cour d'appel de Bordeaux du 26 juin 2017 a été cassé en toutes ses dispositions par arrêt de la Cour de cassation (Chambre commerciale, financière et économique) du 3 avril 2019(pourvoi n° 1726240) ; la cause et les parties ont été renvoyées devant la cour d'appel de Toulouse, désignée comme cour de renvoi.
Par déclaration du 5 juin 2019, M. R. a saisi la cour de céans.
Vu les conclusions du 18 novembre 2019 de M. R. demandant à la cour
- d'infirmer le jugement et de dire n'y avoir lieu à prononcer à son encontre une condamnation au titre de la faillite personnelle avec interdiction de gérer et au titre de 'l'action en comblement de passif'
- de condamner le ministère public et la Selarl H., ès qualités, à lui payer la somme de 2500€ en application de l'article 700 du code de procédure civile
Vu les conclusions du 27 septembre 2019 du ministère public demandant à la cour
- d'infirmer le jugement en ce qu'il a prononcé une mesure de faillite personnelle contre M. R.
- de prononcer contre M. R., en application de l'article L. 653-8 du code de commerce, une interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler, directement ou indirectement, soit toute entreprise commerciale ou artisanale, toute exploitation agricole et toute personne morale, soit une ou plusieurs de celles-ci pour une durée de 8 ans ;
- de confirmer le jugement en ce qu'il a condamné M. R. à payer la totalité de l'insuffisance d'actif
- de condamner M. R. à régler entre les mains du liquidateur une somme que la cour déterminera à proportion des fautes de gestion commises
Vu les conclusions du 20 septembre 2019 du liquidateur demandant à la cour
- de confirmer le jugement, sauf en ce qui concerne le montant de la condamnation
- de condamner M. R. à lui régler la somme de 212 256,19€ représentant la totalité de l'insuffisance d'actif
- de condamner M. R. à lui payer la somme de 6000€ en application de l'article 700 du code de procédure civile outre les entiers dépens.
La clôture de l'instruction du dossier est intervenue le 6 janvier 2020.
L'affaire, initialement fixée à l'audience du 13 janvier 2020 a été renvoyée à l'audience du 9 mars 2020, en raison du mouvement de grève des avocats.
Motifs
Sur la responsabilité pour insuffisance d'actif
Attendu qu'il ressort de l'état des créances du 7 juillet 2016 que le passif définitif échu s'élève à 197 202, 94€ et le passif définitif à échoir à la somme de 15053, 25, soit un total de 212 256, 19€ ; qu'en revanche, le liquidateur, sur lequel repose la charge de la preuve, n'établit pas que cette somme inclut déjà le montant des réalisations d'actifs s'élevant à 21 200€; qu'il convient donc de déduire la somme de 21 200€ du montant du passif, l'insuffisance d'actif étant certaine à concurrence de la somme de 191 056, 19€ .
Attendu qu'il y a lieu de constater que M. R. n'a pas relevé appel du jugement d'ouverture en ce que celui-ci a fixé la date de cessation des paiements au 5 mars 2012 ; que l'omission de la déclaration de la cessation des paiements dans le délai légal, susceptible de constituer une faute de gestion, s'apprécie au regard de la seule date de la cessation des paiements fixée dans le jugement d'ouverture sans que M. R. puisse désormais contester cette date.
Attendu que M. R. a attendu 18 mois pour solliciter l'ouverture d'une procédure collective alors que depuis 2012, la société ne faisait plus face au paiement d'un certain nombre de dettes constituant le passif exigible, soit - Société CT AM, factures impayées de 2 415, 95€ dont certaines depuis les mois de février et mars 2012
- société Acti Dem, loyers impayés depuis le 1er octobre 2012, le montant des loyers impayés s'élevant à 13288, 76€ au mois de septembre 2013
- Afnor, factures impayées depuis septembre 2011, passif déclaré 3908, 24€
- DPS Intérim, factures impayées d'août et septembre 2012, 2875, 90€
- Klesia, cotisations sociales s'élevant à 11 188€ exigibles depuis l'année 2012
- Renault Trucks, facture impayée du mois d'août 2012, 1360, 44€
- Socadem, déclaration de créance à concurrence de 21 222, 65€ dont la plus ancienne date du 15 janvier 2012
- Urssaf : déclaration au passif de 37 726, 34€ dont partie exigible depuis le mois de juillet 2012
-DGFI : sommes dues au titre de la TVA depuis 2012 : 25 029, 74€
Attendu que M. R. a laissé s'accumuler le passif social sans prendre de mesure idoine pour le résorber, sans déclarer l'état de cessation des paiements dans le délai légal et en poursuivant une exploitation déficitaire; qu'en effet le projet de bilan au 30 septembre 2012 révèle qu'en fin d'exercice 2012, le résultat d'exploitation de la société accuse un déficit de plus de 60 000€, la société ne fait plus face au paiement de ses charges courantes tandis qu'en fin d'exercice 2012, les capitaux propres sont devenus inférieurs à plus de la moitié du capital social ; que les relevés de comptes produits aux débats démontrent encore qu'au cours de l'année 2012, les soldes bancaires de la société étaient débiteurs de façon chronique, la société ne disposant plus de la trésorerie nécessaire pour faire au paiement de ses charges ; que nonobstant cette situation, M. R. a préféré, le 30 septembre 2012, procéder au remboursement intégral du compte courant de l'associé unique la société Maxeva dont il était le gérant et dans lequel il avait un intérêt personnel ; que même autorisé dans le cadre d'une convention entre les deux sociétés, ce paiement, qui consiste dans le désintéressement préférentiel d'un créancier, auquel le dirigeant est directement lié, est fautif dans le cadre de la poursuite d'une exploitation chroniquement déficitaire ; que pareillement, le fait de continuer de faire supporter à la société ses propres charges RSI, alors que la société est en état de cessation des paiements est fautif ; que M. R. a enfin préféré désintéresser le Crédit Agricole et le Crédit Coopératif, auprès desquels la société avait souscrit des prêts garantis par les cautionnements de son épouse et de lui-même, plutôt que de régler les créanciers siociaux ou fiscaux et les fournisseurs.
Attendu que le défaut de déclaration de cessation des paiements dans le délai légal qui procède, au vu de la durée séparant la date de cessation des paiements retenue par le jugement d'ouverture de celle de la déclaration effectuée par M. R., d'une volonté manifeste de retarder à tout prix l'ouverture d'une procédure collective, la poursuite, pendant plus d'un an et demi, d'une exploitation structurellement déficitaire en privilégiant le paiement de sommes dans son intérêt, constituent des fautes ayant contribué à l'accroissement du passif ; qu'en effet, une saisine plus précoce du tribunal de la procédure collective eût pu conduire à l'élaboration d'un plan de redressement alors que le jugement de conversion en liquidation judiciaire, intervenu un mois et demi après le jugement ouvrant le redressement judiciaire, met fin à la période d'observation ouverte initialement pour une durée de six mois et retient que l'absence de capacités financières suffisantes de l'entreprise rendent impossibles la poursuite de l'activité et la mise en oeuvre d'un plan de continuation viable.
Attendu que le liquidateur ne démontre pas en revanche en quoi le défaut par M. R. d'une comptabilité régulière a contribué à l'insuffisance d'actif; que ce grief sera délaissé.
Attendu que M. R. explique que la dégradation de la situation de l'entreprise est imputable à l'accentuation de la concurrence entre transporteurs et déménageurs, qui n'existait pas à la date de la reprise du fonds de commerce litigieux en 2010 ; qu'au regard du principe de proportionnalité, du fait que le grief tiré de la comptabilité irrégulière n'a pas été retenu et de la gravité des fautes commises, le jugement déféré sera infirmé et la condamnation au paiement de l'insuffisance d'actif limitée à 100 000€.
Sur la sanction personnelle
Attendu que le ministère public, qui ne sollicite plus le prononcé d'une faillite personnelle mais d'une interdiction de gérer, invoque deux griefs contre M. R., le défaut de déclaration de cessation des paiements dans le délai légal et la poursuite abusive, dans un intérêt personnel, d'une exploitation déficitaire qui ne pouvait conduire qu'à la cessation des paiements de la personne morale.
Attendu qu'en ce qui concerne le premier grief, l'article R. 653-1, alinéa 2, du code de commerce dispose que pour l'application de l'article L. 653-8, la date retenue pour la cessation des paiements ne peut être différente de celle retenue en application de l'article L. 631-8 ; qu'ainsi la date de cessation des paiements fixée au 5 mars 2012 dans le jugement d'ouverture, dont M. R. n'a pas relevé appel, s'impose à celui-ci.
Attendu qu'au regard de la durée qui s'est écoulée entre la date de la cessation des paiements fixée par le jugement d'ouverture et celle de la déclaration de cessation des paiements effectuée par M. R., qui se présente comme un dirigeant expérimenté, ayant dirigé deux autres sociétés de transport et de déménagement, celui-ci ne peut soutenir avoir commis une simple négligence ou s'être mépris sur la situation réelle de la société alors même que les pièces comptables et les comptes bancaires présentant des soldes constamment débiteurs révélaient de manière évidente que la société ne pouvait plus dès 2012 faire face à son passif exigible avec son actif disponible ; qu'ainsi, c'est en toute connaissance de cause que M. R. n'a pas déclaré l'état de cessation des paiements dans le délai légal ; qu'ainsi, le grief tiré de l'article L. 653-8, dernier alinéa, du code de commerce est fondé.
Attendu qu'en dépit d'un résultat d'exploitation accusant un déficit de plus de 60 000€ en fin d'exercice 2012 tandis que les capitaux propres étaient inférieurs à plus de la moitié du capital social, M. R. s'est obstiné à poursuivre l'exploitation, sans prendre de mesure idoine pour combattre cette situation mais a préféré, au contraire, rembourser intégralement le compte courant de l'associé unique, la société Maxeva, dont il était le gérant et rembourser les mensualités des prêts, en garantie du remboursement desquels il s'était porté caution solidaire avec son épouse, au détriment d'autres créanciers ; qu'ainsi, le grief tiré de l'article L. 653-4, 4°, du code de commerce est fondé.
Attendu qu'au regard du principe de proportionnalité, de la situation de M. R. et de la gravité des fautes commises, il convient d'infirmer le jugement et de prononcer contre M. R. une interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler, directement ou indirectement, toute entreprise commerciale ou artisanale et toute personne morale pour une durée de cinq ans.
PAR CES MOTIFS
Infirme le jugement déféré en toutes ses dispositions ;
Dit que les fautes commises par M. R. ont contribué à l'insuffisance d'actif de la société Ecodem ;
Condamne M. R. à payer à la Selarl H., ès qualités, la somme de 100 000€ au titre de sa responsabilité pour insuffisance d'actif, avec intérêts au taux légal à compter du présent arrêt ;
Prononce à l'encontre de M. Pascal R., demeurant [...] une interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler, directement ou indirectement, toute entreprise commerciale ou artisanale et toute personne morale pour une durée de cinq ans ;
Dit qu'en application des articles L. 128-1 et suivants et R. 128-1 et suivants du code du commerce, cette sanction fera l'objet d'une inscription au fichier national automatisé des interdits de gérer , tenu sous la responsabilité du conseil national des greffiers des tribunaux de commerce auprès duquel la personne inscrite pourra exercer ses droits d'accès et de rectification prévus par les articles 15 et 16 du règlement (UE) 2016/679 du parlement européen et du conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données ;
Condamne M. R. aux entiers dépens de première instance et d'appel ainsi qu'aux dépens afférents à l'arrêt cassé de la cour d'appel de Bordeaux;
Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande de M. R., le condamne à payer à la Selarl H., ès qualités la somme de 2000€.