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Décisions

CA Reims, 1re ch. civ., 28 janvier 2020, n° 19/00070

REIMS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Défendeur :

Ministère public

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Mehl-Jungbluth

Conseillers :

Mme Maussire, Mme Mathieu

T. com Reims, du 26 déc. 2018

26 décembre 2018

Par jugement du 13 décembre 2016, le tribunal de commerce de Reims a ouvert une procédure de liquidation judiciaire à l'encontre de la société « Au Chantilly » [...] avec fixation de la date de cessation des paiements au 2 octobre 2016.

La SCP T.R. a été désignée en qualité de liquidateur judiciaire.

Celle-ci a adressé le 22 septembre 2017 un rapport au procureur de la république faisant ressortir des faits susceptibles d'entraîner la faillite personnelle ou l'interdiction de gérer de l'ex-dirigeant de la société, M. Moncef R.

Par jugement du 22 mai 2018, le tribunal a ordonné le report de la date de cessation des paiements et l'a fixée au 13 juin 2015.

Le procureur a saisi le tribunal de commerce de Reims et a requis la faillite personnelle pour une durée de cinq ans à l'encontre de M. R.

Celui-ci s'est opposé à la demande.

Par jugement du 26 décembre 2018, le tribunal a prononcé la faillite personnelle de M.R. pour une durée de cinq ans :

- pour avoir procédé à deux virements à son profit pour un montant total de 48 470,51 euros,

- pour ne pas avoir tenu de comptabilité depuis l'exercice clos au 28 février 2015.

Par déclaration enregistrée le 14 janvier 2019, M. R. a formé appel de cette décision.

Par ordonnance d'incident du 21 mai 2019, le conseiller délégué a déclaré recevables les conclusions du ministère public du 26 mars 2019 et débouté la SCP T.R., ès-qualités, de son incident aux fins de voir prononcer la caducité de la déclaration d'appel de M. R.

Par arrêt statuant sur déféré du 13 août 2019, la cour a confirmé cette ordonnance.

La clôture de l'affaire a été fixée initialement au 19 novembre 2019 ; l'ordonnance de clôture a été révoquée le 4 décembre 2019 et l'affaire a de nouveau été clôturée à la date de l'audience, soit le 9 décembre 2019.

Par conclusions du 5 décembre 2019, M. R. demande à la cour :

- d'infirmer le jugement,

Statuant à nouveau,

- de rejeter les demandes de M. le procureur de la république de Reims en vue de sanctions commerciales et relatifs à la faillite personnelle de M. R.,

- de statuer ce que de droit sur les dépens.

Il soutient :

- que le passif ramené par le mandataire liquidateur de 65 673,12 euros à 45 782,12 euros est contesté (il estime ce passif à la somme de 6553,61 euros), qu'il n'a pas été invité à formuler ses observations de sorte qu'il a été privé de son droit de contester les créances litigieuses devant le juge commissaire,

- qu'il n'y a eu aucun détournement d'actif ; que les deux virements, l'un de 34 075,21 euros et l'autre de 14 395,30 euros en mars 2015 sont justifiés : le premier parce qu'il constitue le remboursement d'une partie du compte courant associé créditeur effectué le 10 mars 2015 et inscrit dans le grand livre de la société - le solde créditeur d'un compte courant associé constitue une dette échue inscrite au passif du bilan et non un actif au sens de l'article L 653-4 du code de commerce - et le second parce qu'il s'agit d'un solde de tout compte au titre de salaires, indemnités de préavis, de licenciement et de congés payés perçu par Mme R., conjoint salarié dans la société depuis 2001, qui a été viré sur son compte personnel et non sur le compte de

M. R. et qui a été déclaré - il ne s'agit donc pas d'un actif -,

- que ces actes reprochés de détournement d'actif, non seulement ne sont pas avérés mais également ont été réalisés avant la date de cessation des paiements,

- que le nouveau moyen soulevé à hauteur de cour par le procureur général au visa de l'article L 651-2 du code de commerce - la faute de gestion ayant contribué à l'insuffisance d'actif caractérisée par un paiement préférentiel - est irrecevable s'agissant d'une demande nouvelle,

- que la tenue de la comptabilité a été régulière et qu'aucune carence ne peut lui être reprochée à ce titre.

Par conclusions du 5 juin 2019, la SCP T.R., ès-qualités, demande à la cour:

- de confirmer le jugement,

Y ajoutant,

- de condamner M. R. au paiement de la somme de 2000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile,

- de le condamner aux dépens avec recouvrement direct.

Elle soutient :

- que la contestation du passif n'a aucun intérêt par rapport à la demande de sanction,

- que le grief lié à une absence de comptabilité, voire à la tenue d'une comptabilité incomplète et manifestement irrégulière reste fondé, les pièces produites étant dépourvues de tout caractère sérieux,

- que les détournements d'actifs sont tous les deux constitués.

Par conclusions du 18 novembre 2019, le procureur général demande à la cour :

- de déclarer l'appel recevable,

- de dire le manquement relatif à l'absence de comptabilité insuffisamment caractérisé,

- d'infirmer le jugement et de prononcer une mesure de faillite personnelle pour une durée de quatre ans à l'égard de M. R.

Il soutient :

- que le détournement d'actif est caractérisé par les deux virements visés dans la décision ; que si le compte courant d'associé est en principe remboursable à tout moment, tel n'est pas le cas lorsque ce remboursement constitue un paiement préférentiel réalisé au détriment des créanciers de l'entreprise notamment lorsque l'associé sait la cessation de paiement inéluctable en raison de l'arrêt de toute activité, ce qui est le cas en l'espèce, le virement ayant été opéré le 10 mars 2015 alors que la société avait cessé son activité depuis le 25 février 2015 ; que M. R. ne justifie pas de l'existence de la créance de Mme R. et de la régularité du virement de 14 395,30 euros réalisé le 10 mars 2015,

- que l'absence de tenue de comptabilité n'apparaît pas suffisamment établie dans la mesure où le liquidateur judiciaire ne fait état d'aucune demande de remise de comptabilité restée infructueuse.

MOTIFS DE LA DECISION :

La révocation de l'ordonnance de clôture et les conclusions et nouvelles pièces déposées après celle-ci :

La révocation de l'ordonnance de clôture a été exclusivement motivée par le fait que M. R. n'avait pu répondre en temps utile aux conclusions du procureur général qui lui ont été notifiées le 18 novembre 2019, soit la veille de l'ordonnance de clôture.

Elle n'a été ordonnée que pour permettre à l'appelant de répondre à celles-ci, étant précisé que du fait des événements procéduraux ayant affecté cette instance - ordonnance du conseiller délégué et déféré -, les parties ont eu largement le temps de se mettre en état.

M. R. n'a ainsi été autorisé qu'à répondre à la SCP T.R. ès-qualités et non à produire de nouvelles pièces.

L'intimée n'a pas été autorisée non plus à conclure de nouveau en réponse à l'appelant et encore moins à produire des pièces dites nouvelles qui sont en réalité toutes antérieures à la première instance.

Dès lors, les pièces 23, 24 et 25 notifiées par M. R. le 5 décembre 2019 seront écartées ainsi que les conclusions et pièces de la SCP T.R. ès-qualités notifiées le 6 décembre 2019.

La faillite personnelle :

Il sera précisé à titre liminaire que les développements relatifs au passif de la société dont M. R. était le gérant et au fait que ce passif n'aurait pas été vérifié sont sans intérêt dans la mesure où il ne lui est pas reproché une quelconque responsabilité pour insuffisance d'actif mais une faillite personnelle pour des motifs qui ne supposent pas de mettre à la charge du dirigeant le passif de la personne morale.

Il n'y a donc pas lieu d'examiner ce point.

l'absence de tenue de comptabilité :

Aux termes de l'article L. 653-5 du code de commerce, le tribunal peut prononcer la faillite personnelle de toute personne mentionnée à l'article L. 653-1 contre laquelle a été relevé l'un des faits ci-après :

6° Avoir fait disparaître des documents comptables, ne pas avoir tenu de comptabilité lorsque les textes applicables en font obligation, ou avoir tenu une comptabilité fictive, manifestement incomplète ou irrégulière au regard des disposition applicables.

La SCP T.R. ès-qualités reproche à M. R. une absence de comptabilité.

Or et ainsi que le relève à juste titre le procureur général qui abandonne ce grief dans ses écritures, le mandataire liquidateur ne justifie pas avoir sollicité de M. R. les documents comptables de sa société, de sorte qu'il ne peut justifier d'une demande qui serait restée infructueuse.

En tout état de cause, M. R. justifie devant cette cour de l'établissement des documents comptables exigés par la loi pour les exercices 2015 et 2016.

Il n'y a donc pas lieu de retenir ce grief et la décision sera infirmée sur ce point.

le détournement d'actif :

L'article L. 653-3 du code de commerce dispose que le tribunal peut prononcer la faillite personnelle de toute personne mentionnée au 1° du I de l'article L. 653-1, sous réserve des exceptions prévues au dernier alinéa du I du même article, contre laquelle a été relevé l'un des faits ci-après :

3° Avoir détourné ou dissimulé tout ou partie de son actif ou frauduleusement augmenté son passif.

- le virement de 14 395,30 euros :

La SCP T.R. ès-qualités et le procureur général reprochent à M. R. un détournement de l'actif par ce virement opéré au profit de Mme R. et considèrent que celle-ci a été remplie de ses droits par la procédure prud'homale.

Il convient de rappeler que le conseil de prud'hommes de Reims, dans son jugement rendu le16 novembre 2017, a débouté la SCP T.R. ès-qualités de sa contestation relative à l'absence de contrat de travail de Mme R., a considéré qu'elle avait un lien de subordination avec la société et qu'elle était donc liée par un contrat de travail à celle-ci.

Ce point n'est donc plus discutable.

M. R. justifie que son épouse avait le statut de conjoint salarié depuis le 24 avril 2001.

Le virement de la somme de 14 395,30 euros correspondant à un solde de tout compte a été opéré le 10 mars 2015, soit antérieurement à l'état de cessation des paiements.

Il a été effectué sur le compte personnel de Mme R. et non sur celui de M. R. comme l'a indiqué à tort le tribunal.

La société comprenait à l'époque deux salariés, Mme R. embauchée à temps complet et M. V., ce dernier étant à temps partiel à raison de 14 heures par semaine.

Ainsi, même si les noms des salariés ne figurent pas sur le grand livre compte 42 quant aux salaires nets qui y figurent, il est parfaitement possible d'identifier les destinataires des sommes.

Or, il ressort de l'examen des documents comptables établis par la société et plus particulièrement du grand livre définitif clôturé au 31 décembre 2015 (compte 421) que la somme de 14 395, 30 euros a été versée à Mme R. lors de son licenciement pour solde de tout compte (pièce n° 13 produite par l'appelant).

Ce prélèvement figure également sur le compte bancaire de la société.

Dès lors, puisque ce virement figure dans une comptabilité qui est présumée régulière sauf preuve contraire qui n'est pas rapportée et que l'existence d'un contrat de travail au profit de Mme R. a été reconnue, ce virement correspondant à des salaires, indemnité de préavis, de licenciement et de congés d'une salariée présente depuis plus de 14 ans dans l'entreprise apparaît justifié au regard des règles régissant le droit du travail.

En conséquence, le détournement d'actif n'est pas constitué et la décision sera infirmée sur ce point.

- le virement de 34 075,21 euros :

Il s'agit d'un virement effectué le 10 mars 2015 sur le compte de M. R. pour se faire rembourser son compte courant d'associé.

M. R. soutient que le moyen soulevé par le procureur général quant à l'existence d'une faute de gestion constituée par ce remboursement est nouveau et qu'il s'agit donc d'une demande nouvelle qui est irrecevable par application de l'article 564 du code de procédure civile.

M. R. fait une confusion entre le moyen et la demande.

Le procureur général fait en effet valoir un moyen nouveau à l'appui de sa demande de faillite personnelle pour détournement d'actif, ce qu'il est parfaitement en droit de faire, l'article 564 ne proscrivant que les demandes nouvelles et non les moyens nouveaux à l'appui de la demande.

Il n'invoque évidemment pas l'application de l'article L. 651-2 du code de commerce, texte prévoyant une autre sanction que la faillite personnelle, soit la responsabilité de M. R. pour insuffisance d'actif.

Il ne s'agit donc pas d'une demande nouvelle de sorte qu'aucune irrecevabilité n'est encourue de ce chef.

M. R. fait valoir sur le fond qu'il a réglé les dettes sociales exigibles pour un montant total de 37 148,30 euros avec le produit de la cession de la licence IV et du droit au bail avant de se faire rembourser son compte courant d'associé et qu'il n'est pas démontré que ce remboursement aurait provoqué la survenance de l'état de cessation des paiements de la société.

M. R. ne conteste pas que ce virement a été opéré à une période certes antérieure à l'état de cessation des paiements mais où la SARL « Au Chantilly » n'avait plus d'activité et présentait un passif de plus de 60 000 euros.

Si le remboursement du compte courant d'associé peut être sollicité à tout moment par son titulaire, c'est à la condition qu'il ne constitue pas un paiement préférentiel réalisé au détriment des autres créanciers de la société en particulier lorsque l'associé sait que la cessation des paiements est inéluctable.

Il est exact que des créanciers titulaires de créances sociales ont été réglés avant la date de cessations des paiements fixée au 13 juin 2015.

Pour autant, le virement objet du litige a été opéré le 10 mars 2015 alors que la SARL "Au Chantilly" n'avait plus d'activité, qu'elle avait un passif très important et que, nonobstant l'acquittement partiel des dettes sociales par M. R., celui-ci ne pouvait ignorer que le remboursement du compte courant d'associé pour un montant conséquent de 34 075,21 euros allait précipiter la chute d'une entreprise qui n'avait plus de rentrées d'argent et entraîner de manière inéluctable l'état de cessation des paiements - qui est d'ailleurs survenu quelques semaines après -.

Ce comportement peut ainsi être analysé comme un paiement préférentiel réalisé au détriment des autres créanciers de la société.

Dès lors, c'est à bon droit que le tribunal de commerce a retenu que ce virement constituait un détournement d'actif.

La décision sera confirmée sur ce point.

La durée de la sanction :

En considération des seuls griefs qui ont été retenus par la cour, la faillite personnelle sera prononcée pour une durée de dix-huit mois et la décision sera infirmée de ce chef.

Il y aura lieu à publication de cette décision au fichier national automatisé des interdits de gérer suivant des modalités qui seront précisées dans le dispositif.

L'article 700 du code de procédure civile :

Aucune considération tenant à l'équité ne justifie qu'il soit fait droit à la demande formée par la SCP T.R., ès-qualités.

Les dépens :

S'agissant d'une sanction personnelle qui ne concerne pas la société mais son ex-dirigeant, il n'y a pas lieu de mettre les dépens en frais privilégiés de procédure collective.

La décision sera infirmée de ce chef.

M. R. sera condamné aux dépens de première instance et d'appel avec recouvrement pour ceux d'appel au profit de Maître H. par application de l'article 699 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS :

Statuant publiquement et par arrêt contradictoire ;

Ecarte des débats les pièces 23, 24 et 25 notifiées par M. R. le 5 décembre 2019 ainsi que les conclusions et pièces de la SCP T.R., ès-qualités de mandataire liquidateur de la SARL "Au Chantilly" prise en la personne de Maître T., notifiées le 6 décembre 2019.

Confirme le jugement rendu le 26 décembre 2018 par le tribunal de commerce de Reims en ce qu'il a dit que le virement de la somme de 34 075,21 euros correspondant au remboursement du compte courant d'associé de M. Moncef R. constituait un détournement d'actif.

L'infirme pour le surplus de ses dispositions.

Statuant à nouveau ;

Dit que les griefs tenant à l'absence de comptabilité et au détournement d'actif de la somme de 14 395,30 euros au profit de Mme R. ne peuvent être retenus à l'encontre de M. Moncef R..

Prononce la faillite personnelle de M. Moncef R. pour une durée de dix-huit (18) mois.

Dit qu'en application des articles L. 128-1 et suivants et R. 128-1 et suivants du code de commerce, cette sanction fera l'objet d'une inscription au fichier national automatisé des interdits de gérer, tenu sous la responsabilité du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce auprès duquel la personne inscrite pourra exercer ses droits d'accès et de rectification prévus par les articles 15 et 16 du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données.

Déboute la SCP T.R., ès-qualités de mandataire liquidateur de la SARL « Au Chantilly » prise en la personne de Maître T., de sa demande formée sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.