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Décisions

Cass. 3e civ., 8 septembre 2016, n° 14-26.953

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Chauvin

Rapporteur :

M. Echappé

Avocat général :

Mme Guilguet-Pauthe

Avocats :

SCP Hémery et Thomas-Raquin, SCP Ortscheidt

Paris, du 18 sept. 2014

18 septembre 2014

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 18 septembre 2014), rendu sur renvoi après cassation (3e Civ. 31 octobre 2012, pourvoi n° 11-16.304), que, par acte des 7 avril et 30 juin 1932, la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (la Société) a acquis un ensemble immobilier de la Fondation Maison de poésie (la Fondation) ; que l'acte précisait, d'une part, que n'était pas comprise dans la vente la jouissance ou l'occupation par la Fondation des locaux où elle était installée dans l'immeuble, d'autre part, qu'au cas où la Société le jugerait nécessaire, elle pourrait demander la mise à sa disposition des locaux occupés par la Fondation, à charge d'en édifier dans la propriété d'autres de même importance, avec l'approbation de la Fondation ; que, devant l'accroissement de ses activités, la Société a demandé à recouvrer l'usage des locaux occupés en proposant diverses solutions de relogement de la Fondation ; que, devant les refus de celle-ci, la Société l'a assignée en expulsion ;

Sur le premier moyen :

Attendu que la Société fait grief à l'arrêt de dire la Fondation titulaire d'un droit réel lui conférant la jouissance spéciale des locaux pendant toute la durée de son existence, alors, selon le moyen, qu'en cas de cassation, l'affaire est renvoyée devant une autre juridiction de même nature que celle dont émane l'arrêt ou le jugement cassé ou devant la même juridiction composée d'autres magistrats ; qu'est recevable devant la cour de cassation le moyen pris de la composition irrégulière d'une juridiction dès lors que celle-ci ne pouvait pas être connue à l'avance par le justiciable, qui ne pouvait donc l'invoquer en temps utile ; qu'en l'espèce, Mme B..., qui avait été membre de la formation ayant rendu l'arrêt cassé, a été chargée de la mise en état de l'affaire devant la cour d'appel de renvoi, a présidé les différentes audiences de mise en état, signé l'ordonnance de clôture et établi le rapport lu à l'audience ; que la Société n'a pas été en mesure d'avoir connaissance de la désignation de Mme B... comme conseillère de la mise en état devant la juridiction de renvoi, avant l'ordonnance de clôture de l'instruction qui a été rendue le 22 mai 2014 ; qu'en effet, l'affaire, initialement distribuée au pôle 4, chambre 4 de la cour d'appel de Paris, a été ensuite redistribuée au pôle 4, chambre 1, dont fait partie Mme B..., sans que les mandataires de la société soient destinataires d'une ordonnance de changement de distribution ; qu'ils n'ont donc pu faire état de l'impossibilité pour Mme B... de participer à la procédure de renvoi qu'au jour de l'audience, sans pouvoir par conséquent remettre en cause sa désignation en tant que juge de la mise en état, l'instruction étant close ; que le fait que Mme B... ait été finalement remplacée au début de l'audience par un autre conseiller ne rend pas la composition de la cour de renvoi pour autant régulière, puisqu'il demeure que l'affaire a été instruite par un magistrat qui avait été membre de la formation ayant rendu l'arrêt cassé ; qu'en conséquence, l'arrêt attaqué a été rendu en méconnaissance des articles 430 et 626 du code de procédure civile, L. 431-4 du code de l'organisation judiciaire, ensemble l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Mais attendu que, ni dans ses conclusions ni dès l'ouverture des débats, la Société n'a soulevé de contestation afférente à l'instruction de l'affaire, de sorte qu'elle n'est, en application des dispositions de l'article 430, alinéa 2, du code de procédure civile, pas recevable à le faire devant la Cour de cassation ;

Sur le second moyen :

Attendu que la société fait grief à l'arrêt de dire la Fondation titulaire d'un droit réel lui conférant la jouissance spéciale des locaux pendant toute la durée de son existence, alors, selon le moyen :

1°) que, d'une part, il résulte des articles 544, 619, 625 et 1134 du code civil que le propriétaire peut consentir, sous réserve des règles d'ordre public, un droit réel conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale de son bien ; que la durée de ce droit, qui ne peut être perpétuelle, doit avoir été stipulée par les parties dans la limite de trente ans prévue par les articles 619 et 625 du code civil s'agissant d'un droit conféré à une personne morale ; que ces textes d'ordre public ont en effet vocation à s'appliquer aussi bien aux droits réels de jouissance générale qu'aux droit réels de jouissance spéciale ; qu'en retenant cependant en l'espèce que le droit réel de jouissance spéciale conféré à la Fondation par l'acte de vente de 1932 avait été consenti pour la durée de l'existence de cette Fondation et qu'aucune disposition légale ne prévoyait la limitation à trente ans de la durée d'un tel droit, la cour d'appel a violé l'ensemble des textes susvisés ;

2°) que, subsidiairement, à supposer même que les parties puissent contractuellement conférer à un droit réel de jouissance spéciale octroyé à une personne morale une durée supérieure à trente ans, cette durée ne saurait en tout état de cause être perpétuelle, sous peine d'être réduite à la durée de trente ans prévue par les articles 619 et 625 du code civil ; que revêt nécessairement un tel caractère perpétuel le droit réel de jouissance spéciale conféré à une fondation reconnue d'utilité publique pour toute la durée de son existence, dès lors que ce type de fondation étant à vocation perpétuelle, la durée du droit est par conséquent illimitée ; qu'en retenant cependant en l'espèce que le droit réel de jouissance spéciale octroyé à la Fondation pour la durée de son existence s'éteindrait « par l'expiration du temps pour lequel il a été consenti », sans rechercher, comme l'y invitait la Société, si ce temps, correspondant à la durée de l'existence de la Fondation, dont il était constant qu'elle était reconnue d'utilité publique, n'était pas par définition indéfini et rendait en conséquence perpétuel le droit litigieux, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 544, 619, 625 et 1134 du code civil ;

3°) que, subsidiairement, conserve un caractère perpétuel le droit réel de jouissance spéciale conféré à une fondation reconnue d'utilité publique pour la durée de son existence, nonobstant l'attribution au propriétaire du bien de la faculté contractuelle de proposer des locaux de remplacement lui appartenant au titulaire du droit réel ; qu'en effet, si une telle faculté peut éventuellement - sous réserve qu'elle ne soit ni au pouvoir potestatif de l'autre partie, ni impossible à mettre en oeuvre - permettre au propriétaire de recouvrer la pleine propriété du bien originellement grevé du droit réel de jouissance spéciale, elle entraîne cependant une simple modification de l'assiette d droit réel en cause en reportant celui-ci sur un autre bien du propriétaire, sans que son caractère perpétuel soit remis en cause ; qu'en relevant en l'espèce que les parties avaient entendu conférer à la Fondation, pendant toute la durée de son existence, la jouissance ou l'occupation des locaux où elle était installée « ou de locaux de remplacement », la cour d'appel, qui a statué par un motif impropre à écarter la perpétuité du droit litigieux, a derechef violé les articles 544, 619, 625 et 1134 du code civil ;

4°) que, plus subsidiairement, à supposer même que la faculté contractuelle, dont dispose le propriétaire du bien grevé du droit réel de jouissance spéciale de proposer des locaux de remplacement lui appartenant au titulaire du droit réel, puisse avoir une incidence sur la perpétuité de ce droit réel, ce n'est qu'à la condition que la mise en oeuvre de cette faculté ne soit pas susceptible d'être paralysée par le refus potestatif du titulaire du droit réel d'accepter les locaux de remplacement ; qu'en effet, dans une telle hypothèse, il ne dépendrait que de la volonté discrétionnaire de ce dernier de prolonger de façon perpétuelle le droit réel lui ayant été conféré ; qu'en l'espèce, l'acte de vente des 7 avril et 30 juin 1932 prévoyait qu' « au cas où [la Société] le jugerait nécessaire, elle aura le droit de demander que ledit 2e étage et autres locaux occupés par la Fondation soient mis à sa disposition à charge pour elle d'édifier dans la propriété présentement vendue et mettre gratuitement à la disposition de la Fondation et pour toute la durée de la Fondation, une concession de même importance, qualité et cube, et surface pour surface. Les plans de l'aménagement intérieur devront être soumis à l'approbation de la Fondation, de manière à assurer la meilleure utilisation des locaux. En cas de désaccord, la question sera tranchée par arbitres. (…) la Fondation continuera d'avoir la jouissance exclusive et toujours gratuite du deuxième étage et du grenier jusqu'à la réalisation des conditions qui viennent d'être arrêtées » ; qu'en se bornant à énoncer, pour retenir que cette clause était dépourvue de toute potestativité, que la faculté permettant à la Société de substituer aux locaux litigieux d'autres locaux constituait seulement une modalité d'exécution de la convention, sans rechercher si la Fondation était contrainte d'accepter des locaux de remplacement répondant aux conditions contractuellement définies ou si elle avait au contraire toute latitude pour les refuser même dans cette hypothèse, ce qui renforçait par là même le caractère perpétuel du droit réel litigieux, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 544, 619, 625 et 1134 du code civil ;

5°) que, plus subsidiairement, à supposer même que la faculté contractuelle, dont dispose le propriétaire du bien grevé du droit réel de jouissance spéciale de proposer des locaux de remplacement lui appartenant au titulaire du droit réel, puisse avoir une incidence sur la perpétuité de ce droit réel, ce n'est qu'à la condition que la mise en oeuvre de cette faculté ne se heurte pas à une impossibilité juridique ou matérielle ; qu'en l'espèce, la Société faisait valoir que « l'application de la clause de réinstallation (était) impossible (…), le plan d'occupation des sols et la réglementation en matière d'urbanisme interdis(a)nt que de nouveaux locaux de ce type soient érigés dans la propriété de la concluante » ; qu'en ne répondant pas à ce moyen déterminant des écritures de la Société, de nature à renforcer le caractère perpétuel du droit litigieux, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ;

Mais attendu qu'ayant relevé que les parties avaient entendu instituer, par l'acte de vente des 7 avril et 30 juin 1932, un droit réel distinct du droit d'usage et d'habitation régi par le code civil, la cour d'appel, qui a constaté que ce droit avait été concédé pour la durée de la Fondation, et non à perpétuité, en a exactement déduit, répondant aux conclusions dont elle était saisie, que ce droit, qui n'était pas régi par les dispositions des articles 619 et 625 du code civil, n'était pas expiré et qu'aucune disposition légale ne prévoyait qu'il soit limité à une durée de trente ans ;

D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi.