CA Paris, 4e ch., 24 février 1999, n° D19990019
PARIS
Arrêt
FAITS ET PROCEDURE
La Fondation LE CORBUSIER, établissement reconnu d'utilité publique, Charlotte PERRIAND, architecte d'intérieur, Jacqueline J G venant aux droits de son oncle Pierre J décédé et la société de droit italien CASSINA se prévalant de leurs droits sur un fauteuil à coussins dit "Petit Confort", un canapé, une chaise longue, une table et un tabouret à siège tournant créés en collaboration par LE CORBUSIER, Pierre J et Charlotte PERRIAND et exploités par la société CASSINA en vertu de divers contrats successifs dont les derniers en date sont du 27 novembre 1987 et 16 novembre 1995, ont par exploit en date du 8 mars 1995 assigné les sociétés LAMARCQ et FORMANOVA en contrefaçon des modèles de fauteuils et canapés LC2, LC3, LC4, LC6, LC7 après avoir fait procéder à des saisies contrefaçon ;
Ils sollicitaient outre des mesures de confiscation, d'interdiction et de publication, la condamnation de ces deux sociétés à leur payer des indemnités provisionnelles et la désignation d'un expert aux fins d'évaluation de leur préjudice ;
Par ailleurs ils réclamaient le paiement d'une somme de 30 000 francs sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;
La société FORMANOVA s'en rapportait à justice sur la contrefaçon, s'opposait à la demande d'expertise et concluait au caractère excessif des provisions sollicitées ;
La société LAMARQ sollicitait sa mise hors de cause et réclamait le paiement d'une somme de 15 000 francs à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive outre celle de 8 000 francs sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;
Subsidiairement elle concluait à ce que la société FORMANOVA soit condamnée à la garantir et à lui payer la somme de 43 165, 65 F prix du mobilier litigieux outre celles de 25 000 francs à titre de dommages et intérêts et de 8 000 francs en vertu de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;
En réplique la société FORMANOVA s'opposait à la demande de garantie et réclamait la condamnation de la société LAMARQ à lui restituer la somme de 25 000 F versée en exécution de l'ordonnance de référé du 12 avril 1995 ;
Le tribunal par le jugement entrepris après avoir constaté que les défenderesses ne contestaient ni la qualité à agir des demandeurs, ni le caractère protégeable des modèles invoqués, ni la matérialité de la contrefaçon a :
- constaté que les meubles décrits aux procès-verbaux des saisies contrefaçon pratiquées les 7/8 février, 22 et 23 février 1995 reproduisaient de façon servile les modèles de mobilier crées par Messieurs L et J et Madame P dont la Fondation LE CORBUSIER, Mesdames J G et P et la société CASSINA sont respectivement ayants droit et cessionnaires des droits et que les sociétés FORMANOVA et LAMARCQ avaient commis des actes de contrefaçon en les important et commercialisant en France et en les exposant sciemment au public,
- prononcé des mesures d'interdiction sous astreinte de 5 000 francs par infraction constatée,
- validé les saisies contrefaçon,
- ordonné la confiscation des meubles saisis et leur remise aux demanderesses afin de destruction,
- condamné les sociétés FORMANOVA et LAMARCQ à raison des trois quarts pour la première et d'un quart pour la seconde à payer à titre de dommages et intérêts provisionnels :
- 90 000 francs à la Fondation LE CORBUSIER et Mesdames P et J G
150 000 francs à la société CASSINA
- ordonné avec exécution provisoire une expertise et commis pour y procéder Monsieur G avec mission de fournir au tribunal tous éléments lui permettant de chiffrer le préjudice subi par les demanderesses,
- autorisé diverses mesures de publication,
- condamné in solidum les défenderesses à verser la somme de 12 000 francs sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile à la Fondation LE CORBUSIER et Mesdames P et J G et la même somme à la société CASSINA,
- dit que la société FORMANOVA devra rembourser à la société LAMARCQ le montant hors taxes de la facturation du mobilier contrefaisant qu'elle lui a vendu ;
La société LAMARCQ qui a interjeté appel de cette décision le 23 décembre 1996 demande à la Cour de :
- dire que faute de consignation en vue de l'expertise, il n'y a pas lieu à provision sur dommages et intérêts et en conséquence d'infirmer le jugement de ce chef,
- l'infirmer en ce qu'il l'a condamné in solidum avec la société FORMANOVA à la publication du jugement pour un coût de 60 000 francs et à payer une indemnité du chef de l'article 700 du nouveau code de procédure civile,
- subsidiairement d'écarter toute condamnation in solidum entre elle même et la société FORMANOVA et de fixer à une somme symbolique le préjudice éventuellement occasionné ;
La société FORMANOVA ayant été mise en liquidation judiciaire par jugement du tribunal de commerce de Marseille du 20 novembre 1996 et Maître B désigné en qualité de mandataire liquidateur, celui-ci a conclu à ce qu'il lui soit donné acte de ce qu'il s'en rapportait à la sagesse de la Cour sur le mérite de l'appel de la société LAMARCQ et en toute hypothèse à l'irrecevabilité de toute demande de condamnation dirigée à son encontre es qualités ;
La Fondation LE CORBUSIER, Mesdames P et J G poursuivent la confirmation du jugement tout en demandant que leur créance à l'encontre de la société FORMANOVA soit fixée à la somme de 162 000 francs et que la société LAMARCQ soit condamnée à leur payer à titre définitif la somme de 90 000 francs ;
Par ailleurs ils réclament le paiement d'une indemnité de 20 000 francs sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;
La société CASSINA poursuit également la confirmation du jugement tout en sollicitant d'une part la condamnation de la société LAMARCQ à lui payer à titre définitif la somme allouée à titre provisionnel par le tribunal, d'autre part la fixation de sa créance au passif de la société FORMANOVA à la somme de 184 500 francs ainsi que le paiement d'une somme de 30 000 francs sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
DECISION
Considérant que Maître B es qualités et la société LAMARCQ ne contestant pas plus devant la Cour que devant le tribunal la validité des droits invoqués par les intimés et la matérialité de la contrefaçon, le jugement sera confirmé de ces chefs ;
Considérant que la société LAMARCQ fait tout d'abord valoir que la Fondation LE CORBUSIER, Mesdames P et J G et la société CASSINA n'ayant pas procédé à la consignation sur frais d'expertise, il convient d'infirmer le jugement en ce qu'il l'a condamnée au paiement d'indemnités provisionnelles ;
Considérant qu'elle expose par ailleurs que sa responsabilité ne saurait être retenue dans la mesure où elle n'a de compétence qu'en matière hôtelière, qu'elle a fait l'acquisition du mobilier par l'intermédiaire de son architecte et qu'elle a retiré les meubles dès qu'elle a eu connaissance des pièces justifiant du bienfondé des droits jusqu'alors seulement allégués ;
Considérant enfin qu'elle soutient qu'il n'est pas démontré que l'exposition des meubles dans le hall de son hôtel a occasionné un préjudice aux intimés ;
Considérant ceci exposé, que les intimés font à juste titre observer que la société LAMARQ qui n'a pas cru utile de mettre en cause le cabinet d'architecte par l'intermédiaire duquel elle aurait commandé le mobilier litigieux, ne saurait se prévaloir de l'intervention de ce dernier pour solliciter sa mise hors de cause ;
Considérant par ailleurs, qu'il résulte des pièces mises aux débats que pas moins de quatre lettres recommandées avec avis de réception ont été adressées entre le 31 août et le 5 décembre 1994 à la société LAMARCQ pour lui demander de retirer du hall de son hôtel les meubles litigieux ;
Que contrairement à ce qu'elle soutient, les noms des auteurs des meubles et de la société cessionnaire des droits sur ceux-ci étaient indiqués, observation faite que si la société LAMARCQ a transmis le 3 novembre 1994 au conseil de la société CASSINA la facture d'acquisition du mobilier, elle n'a jamais contesté les droits invoqués et s'est abstenue de solliciter la production des pièces justificatives de ces droits ;
Considérant qu'après qu'il a été procédé à la saisie contrefaçon les 7 et 8 février 1995 en vertu d'une ordonnance de Monsieur le Président du tribunal de grande instance de Paris du 6 février 1995, la société LAMARCQ n'a pas davantage retiré les meubles incriminés ;
Que c'est seulement à la suite de l'ordonnance de référé rendue le 12 avril 1995 et signifiée le 10 mai suivant que l'appelante a procédé au retrait des meubles du hall de l'hôtel qu'elle exploite ;
Que dans ces conditions, outre le fait que la bonne foi est inopérante en matière de contrefaçon devant les juridictions civiles, la société LAMARCQ ne peut soutenir que son comportement a facilité l'action des intimés ;
Considérant que c'est par des motifs pertinents que la Cour adopte que les premiers juges ont retenu que la société LAMARCQ bien que dûment avisée par plusieurs lettres recommandées, a maintenu sciemment dans le hall de son hôtel et ainsi exposé au public des meubles contrefaisants jusqu'à ce qu'il lui soit ordonné par décision de justice de les en retirer et qu'elle a ainsi commis des actes de contrefaçon par représentation d'une oeuvre de l'esprit en violation des droits des auteurs et de leurs ayant cause et ayant droit à savoir en l'espèce la présentation publique de meubles contrefaisants des oeuvres créées par LE CORBUSIER, Monsieur J et Madame P ;
Considérant sur l'évaluation du préjudice subi par les intimés du fait des actes de contrefaçon commis par les sociétés LAMARQ et FORMANOVA, qu'en l'absence de consignation dans le délai imparti, la mesure d'expertise est devenue caduque ;
Que cependant les intimés demeurent recevables à solliciter la réparation de leur préjudice sauf à ce qu'il soit tiré toute conséquence de l'abstention ou du refus de consigner ;
Considérant qu'en l'espèce la saisie contrefaçon pratiquée au siège de la société LAMARQ permettant de déterminer le nombre d'objets contrefaisants par elle exposés et la connaissance par l'expertise de l'importance des objets contrefaits commercialisés par la société FORMANOVA ne pouvant avoir d'incidence financière eu égard à son état de liquidation judiciaire, aucune conséquence négative ne saurait être tirer du défaut de consignation ;
Considérant qu'il est constant que la société LAMARQ a acquis en avril 1992 de la société FORMANOVA six fauteuils et un canapé à deux places constituant la contrefaçon des modèles créés par Messieurs L, et J et Madame P et ce au prix de 43 165, 65 F ;
Que ces meubles ont été placés dans le hall de réception de l'hôtel 3 étoiles qu'elle exploite rue de Chateaudun jusqu'en mai 1995 ;
Considérant par ailleurs qu'il est établi par le procès verbal de saisie contrefaçon des 22 et 23 février 1995 et non contesté que la société FORMANOVA a importé d'Italie 4 canapés et 6 fauteuils reproduisant le modèle référencé LC2, 4 canapés et 16 fauteuils reproduisant le modèle LC3, 7 chaises longues reproduisant le modèle LC4, 4 tabourets reproduisant le modèle LC7 ;
Que la société CASSINA qui exploite à titre exclusif ces modèles en vertu de divers contrats dont le dernier en date du 16 novembre 1995, justifie en promouvoir la commercialisation par un catalogue luxueux ;
Que compte tenu de ces éléments il convient de réparer le préjudice moral subi par la FONDATION LE CORBUSIER, Mesdames J G et P du fait des actes de contrefaçon commis par la société LAMARQ par le versement d'une somme de 20 000 francs et le préjudice commercial subi par la société CASSINA du fait des mêmes actes par celui de la somme de 35 000 francs ;
Que le préjudice subi par les mêmes du fait des actes de contrefaçon commis par la société FORMANOVA, professionnel du meuble qui n'a pas hésité à présenter et à offrir des meubles contrefaisant des créations prestigieuses dans le cadre non moins prestigieux de la Place Vendôme ce qui n'a pu qu'inciter la clientèle à croire qu'il s'agissait de meubles authentiques sera fixé ainsi qu'il suit :
- à la FONDATION LE CORBUSIER et à Mesdames P et J G la somme de 70 000 francs,
- à la société CASSINA la somme de 100 000 francs ;
Que la société FORMANOVA étant en liquidation judiciaire, les créances des intimés seront uniquement fixées aux montants susvisés, aucune condamnation ne pouvant en vertu de l'article 47 de la loi du 25 janvier 1985 être prononcée à son encontre ;
Considérant qu'il convient par ailleurs de confirmer les mesures d'interdiction, de confiscation et de publication ordonnées par les premiers juges, étant toutefois observé que ces dernières devront faire mention du présent arrêt et que le coût ne peut être mis qu'à la charge de la société LAMARQ pour les motifs ci dessus énoncés ;
Qu'en ce qui concerne la société FORMANOVA, il convient simplement de fixer la créance des intimés de ce chef à la somme de 60 000 francs ;
Considérant qu'il y a lieu d'observer que Maître B es qualités n'a pas interjeté appel du jugement en ce qu'il a condamné la société FORMANOVA à rembourser à la société LAMARQ le montant hors taxes de la facturation du mobilier contrefaisant qu'elle lui a vendu ;
SUR L'ARTICLE 700 DU NOUVEAU CODE DE PROCEDURE CIVILE
Considérant que l'équité commande d'allouer aux intimés pour les frais hors dépens par eux engagés en appel les sommes suivantes, les premiers juges ayant fait une exacte appréciation des frais de première instance :
- à LA FONDATION LE CORBUSIER et à Mesdames P et J G la somme globale de 10 000 francs,
- à la société CASSINA la somme de 10 000 francs,
lesquelles seront mises à la charge de Maître B es qualités qui a repris la procédure et de la société LAMARQ ;
PAR CES MOTIFS
Confirme le jugement du tribunal de grande instance de Paris du 16 octobre 1996 sauf en ce qu'il a ordonné une expertise et condamné les sociétés FORMANOVA et LAMARQ à raison des trois quarts pour la première et du quart pour la seconde à payer à titre de dommages et intérêts provisionnels :
- 90 000 francs à la FONDATION LE CORBUSIER et à Mesdames P et J G
- 150 000 francs à la société CASSINA
Le réformant de ces chefs, statuant à nouveau et y ajoutant
Condamne la société LAMARQ à payer à titre définitif la somme globale de 20 000 francs à LA FONDATION LE CORBUSIER et à Mesdames P et J G et celle de 35 000 francs à la société CASSINA,
Fixe la créance de LA FONDATION LE CORBUSIER et de Mesdames P et J G au passif de la société FORMANOVA à la somme de 130 000 francs en ce compris le coût des mesures de publication,
Fixe la créance de la société CASSINA au passif de la société FORMANOVA à la somme de 160 000 francs en ce compris le coût des mesures de publication,
Dit que les mesures de publication devront faire mention du présent arrêt,
Condamne Maître B es qualités et la société LAMARQ à payer sur le fondement des dispositions de l'article 700 du nouveau code de procédure civile,
- la somme de 10 000 francs à LA FONDATION LE CORBUSIER et à Mesdames J G et P,
- la somme de 10 000 francs à la société CASSINA,
Les condamne aux dépens d'appel,
Admet la SCP GAULTIER KISTNER et la SCP MENARD SCELLE MILLET au bénéfice de l'article 699 du nouveau code de procédure civile.