Cass. com., 22 mars 2005, n° 03-16.532
COUR DE CASSATION
Arrêt
Rejet
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Tricot
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 25 avril 2003), que la société L'Oréal est titulaire d'un brevet français n° 86 16626 couvrant une brosse pour l'application de mascara, ainsi que d'un modèle déposé à l'Institut de la propriété industrielle sous le n° 92.3450, décrivant une brosse de maquillage pour cils ; que cette société et les sociétés Lancôme et Gemey, titulaires de licences d'exploitation de ces brevet et modèle, ont assigné les sociétés Bourjois, Georg Karl Geka-Brush (la société Geka) et Yojin Brush, en leur reprochant de fabriquer et commercialiser des brosses contrefaisant les caractéristiques protégées ; que la cour d'appel a accueilli ces actions en écartant les exceptions de nullité tirées de l'insuffisance de description de l'invention et du caractère fonctionnel du modèle ;
Sur le premier moyen des pourvois formés par la société Bourjois et par la société Geka, rédigés en mêmes termes, ces moyens étant réunis :
Attendu que ces sociétés font grief à l'arrêt d'avoir rejeté la demande de nullité des revendications n° 1 et 2 du brevet, alors, selon le moyen :
1 / que l'invention doit être exposée dans la demande de brevet de façon suffisamment claire et complète pour qu'un homme du métier puisse l'exécuter ; que l'erreur entachant la description équivaut à l'absence de description lorsque cette erreur empêche d'exécuter une invention d'après les seules mentions du brevet ; qu'après avoir constaté que, dans le brevet, la description du processus de fabrication d'une brosse à mascara auquel l'homme du métier était invité à apporter une modification était affectée d'une erreur dans l'enchaînement des phases de ce processus qui contraignait l'homme du métier, pour parvenir à l'invention, à recourir à un procédé différent, la cour d'appel, qui a pourtant énoncé que le brevet ne devait pas contenir de inexactitudes techniques propres à dérouter l'homme de l'art, ne pouvait refuser de prononcer l'annulation des revendications n° 1 et 2 du brevet sans méconnaître la portée juridique de ses propres constatations, en violation des articles L. 612-5 et L. 613-25 du Code de la propriété intellectuelle ;
2 / qu'un brevet d'invention doit contenir tous les éléments nécessaires à sa parfaite compréhension et que la nullité pour insuffisance de description doit être appréciée en fonction des seules mentions du brevet ; qu'en refusant de prononcer la nullité, pour défaut de description, des revendications n° 1 et 2 du brevet, tout en constatant que le produit selon l'invention ne pouvait être obtenu qu'en se référant à un procédé de fabrication différent du procédé auquel l'homme du métier était invité à se référer dans la description du brevet, la cour d'appel a violé les articles L. 612-5 et L. 613-25 du Code de la propriété intellectuelle ;
3 / que la description du brevet invitait l'homme du métier, pour parvenir à l'invention, à se référer à un procédé de fabrication d'une brosse à cils classiques, et se proposait d'exposer la modification qui devait être apportée à ce procédé pour obtenir une brosse selon l'invention ; qu'il résultait de façon claire et précise de ce passage de la description que l'homme du métier était invité à se référer à un procédé de fabrication particulier, dont l'enchaînement des phases se trouvait précisément analysé dans la description et les dessins ; qu'en énonçant que, dans le brevet, le produit selon l'invention devait être fabriqué à partir du procédé de fabrication traditionnel, exempt de l'erreur entachant le procédé décrit dans le brevet, et qu'il était dit à l'homme du métier d'appliquer le procédé classique, la cour d'appel a méconnu les termes clairs et précis du brevet, en violation de l'article 1134 du Code civil ;
4 / que la cour d'appel ne pouvait, sans contradiction, énoncer, d'une part, que la description du processus de fabrication de la brosse, tel que décrit dans le brevet, était entachée d'une erreur tenant à ce que les paquets de poils implantés sur le râteau devaient pénétrer dans les boucles définies par la torsion préalable du fil métallique, et d'autre part, que la seule modification apportée par le brevet au procédé classique, dans lequel les paquets de poils implantés sur le râteau devaient être introduits dans le fil de fer métallique courbé en épingle à cheveux avant toute torsion de celui-ci, tenait à l'augmentation du diamètre des poils et à la diminution de la profondeur des dents du râteau, la manière de fixer le râteau étant faite de manière traditionnelle ; que cette contradiction prive l'arrêt de motifs, en violation de l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ;
Mais attendu, en premier lieu, qu'ayant écarté toute insuffisance ou inexactitude technique propre à dérouter l'homme du métier en retenant que celui-ci pouvait aisément rectifier l'erreur portant sur la description du processus de fabrication traditionnel, la cour d'appel a pu statuer comme elle a fait ;
Attendu, en deuxième lieu, qu'en admettant ainsi la possibilité de corriger aisément l'erreur contenue dans la description de l'invention, la cour d'appel n'a pas dénaturé le brevet ;
Et attendu, enfin, que l'arrêt retenant que le brevet ne se proposait pas de modifier le processus de fabrication, la prétendue contradiction entre les motifs visés au pourvoi est sans incidence sur le débat ;
D'où il suit qu'inopérant en sa quatrième branche, le moyen n'est fondé en aucune de ses autres branches ;
Sur le deuxième moyen des pourvois formés par la société Bourjois et par la société Geka, rédigés en mêmes termes, ces moyens étant réunis :
Attendu que ces sociétés font encore le même grief à l'arrêt, alors, selon le moyen :
1 / qu'ayant elle-même constaté que la forme cruciforme des poils n'était pas une caractéristique protégée par la revendication n° 1 dont la validité était en cause, c'est de façon inopérante que la cour d'appel a énoncé, pour écarter le moyen de nullité tiré de l'insuffisance de la description, qui ne permettait pas de parvenir, comme elle l'enseignait, à un nombre de poils inférieur à dix en diminuant de moitié la profondeur des dents du râteau et en doublant le diamètre des poils, que le raisonnement des sociétés Bourjois et Geka n'était pas exact pour des poils cylindriques cruciformes ; qu'en statuant de la sorte, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 612-5 et L. 613-25 du Code de la propriété intellectuelle ;
2 / que dans des conclusions demeurées sans réponse, les sociétés Bourjois et Geka faisaient valoir que, même en remplaçant les poils cylindriques par des poils cruciformes, on n'obtenait pas la brosse revendiquée, notamment pour cette raison que les poils cruciformes ont une tendant naturelle à vriller, de sorte que non seulement les rainures longitudinales ne restent pas parallèles les unes aux autres entre les poils adjacents mais encore les poils occupent, en raison de cet effet de vrille, davantage de place que des poils cylindriques de même diamètre extérieur ; qu'en se bornant à affirmer, sans réfuter cette démonstration, que le raisonnement des sociétés Bourjois et Geka, mathématiquement exact pour des poils uniquement cylindriques, ne l'était plus pour des poils cruciformes, la cour d'appel a privé sa décision de motifs, en violation de l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ;
3 / que l'invention doit être exposée dans la demande de brevet de façon suffisamment claire et complète pour qu'un homme du métier puisse l'exécuter ; que l'erreur dans la description qui empêche d'exécuter l'invention d'après les seules mentions du brevet équivaut à l'absence de toute description ; qu'après avoir constaté que les mentions du brevet qui enseignaient de diminuer de moitié la profondeur des dents du râteau tout en doublant le diamètre des poils afin de parvenir à un minimum de dix poils tel que revendiqué ne permettaient pas mathématiquement de parvenir à ce résultat, d'où résultait l'absence de toute description, la cour d'appel ne pouvait refuser de prononcer l'annulation des revendications n° 1 et 2, sans méconnaître la portée juridique de ses propres constatations, en violation des articles L. 612-5 et L. 613-25 du Code de la propriété intellectuelle ;
4 / qu'un brevet d'invention doit contenir tous les éléments nécessaires à sa parfaite compréhension et que la nullité pour insuffisance de description doit être appréciée en fonction des seules mentions du brevet ; qu'en refusant de prononcer la nullité, pour défaut de description, des revendications n° 1 et 2 du brevet, tout en constatant que le produit selon l'invention ne pouvait être obtenu qu'en apportant à la description une modification consistant à diminuer de moins de moitié la profondeur des dents du râteau afin de pouvoir y insérer le minimum de dix poils tel que revendiqué, la cour d'appel a violé les articles L. 612-5 et L. 613-25 du Code de la propriété intellectuelle ;
5 / que la description du brevet était ainsi rédigée : "Pour obtenir la brosse représentée à la figure 6 qui est conforme à la présente invention, on procède comme indiqué ci-dessus, si ce n'est que l'on diminue de moitié la profondeur de chaque dent du dispositif 8 de distribution des paquets 6 de poils, et qu'en outre, on utilise des poils 3 d'un diamètre d'environ 0,17 mm. Il en résulte que le nombre de poils par spire de la brosse 101 de la figure 6 est de 15 ; il est donc diminué de 75 %, la diminution de moitié du volume global des poils se combinant avec une diminution de moitié due au doublement du diamètre des poils" ; que, pour obtenir une brosse conforme à l'invention, ce passage de la description n'enseignait pas d'autre procédé que de réduire de moitié la profondeur des dents du râteau ; qu'en énonçant que ce passage de la description ne décrivait qu'un mode particulier de réalisation qui n'en excluait pas d'autres, de sorte que rien ne dissuadait l'homme du métier de diminuer de manière moindre la profondeur des dents du râteau pour parvenir au nombre minimum de poils revendiqué, la cour d'appel a dénaturé les termes clairs et précis du brevet, en violation de l'article 1134 du Code civil ;
6 / que le juge doit observer lui-même le principe de la contradiction ; qu'en relevant d'office, sans rouvrir les débats, le moyen tiré de ce que, pour parvenir à l'invention, il suffisait à l'homme du métier auquel le brevet enseignait de diminuer de moitié la profondeur des dents du râteau, de diminuer de manière moindre cette profondeur afin d'y insérer le minimum de dix poils tel que revendiqué, la cour d'appel a méconnu le principe de la contradiction, en violation de l'article 16 du nouveau Code de procédure civile ;
Mais attendu, en premier lieu, que sans relever aucun moyen nouveau, dès lors que les conclusions du breveté soutenaient qu'il était évident pour l'homme du métier qu'il devait adapter le taux de réduction mentionné dans le titre, la cour d'appel a pu, hors toute dénaturation, souverainement retenir le caractère suffisant de la description en relevant que l'homme du métier était à même d'en adapter les données pour parvenir au résultat exposé en diminuant de manière moindre la profondeur du râteau utilisé ;
Et attendu, en second lieu, que, dès lors, le moyen s'attaque en ses deux premières branches à des motifs surabondants ;
D'où il suit que le moyen qui ne peut être accueilli en ses deux premières branches n'est pas fondé pour le surplus ;
Sur le troisième moyen des pourvois formés par la société Bourjois et par la société Geka, rédigés en mêmes termes, ces moyens étant réunis :
Attendu que ces sociétés font en outre le même grief à l'arrêt, alors, selon le moyen :
1 / que la demande de brevet devant exposer l'invention de façon suffisamment claire et complète pour qu'un homme du métier puisse l'exécuter, il appartient au seul titulaire du brevet, lorsque la validité du brevet est contestée en raison de l'insuffisance de la description, de démontrer que les seuls enseignements du brevet permettent de parvenir à l'invention ; que pour combattre le moyen de nullité du brevet tenant à ce que l'homme du métier ne pouvait parvenir à l'invention qu'à condition d'être en possession de la combinaison de cinq paramètres bien précis (soit le diamètre et la matière du fil en polyamide, le diamètre et la matière du fil en métal, la longueur empoilée et le nombre de spires), il incombait au titulaire du brevet de démonter qu'il était possible de parvenir à l'invention à partir des seuls enseignements du brevet ; qu'en énonçant au contraire, pour écarter le moyen de nullité, qu'il n'était pas démontré que le défaut d'indication sur les paramètres empêcherait la réalisation de l'invention, la cour d'appel a inversé la charge de la preuve en violation des articles L. 612-5, L. 613-25 du Code de la propriété intellectuelle et 1315 du Code civil ;
2 / que le témoignage de M. X... mentionnait en termes clairs et précis que, pour parvenir à la réalisation d'une brosse à mascara déterminée, il était nécessaire de disposer d'un certain nombre de spécifications données à l'avance (soit la longueur totale de la brosse, la longueur empoilée, le diamètre de fibre, le diamètre du fil à partir duquel est faite l'épingle à cheveux, le nombre de spires) ; qu'en énonçant que le témoignage de M. X... ne permettait pas de soutenir que l'homme du métier ne pouvait fabriquer la brosse revendiquée qu'à condition de se voir fournir les paramètres dont la combinaison permettait, seule, de parvenir à l'invention, la cour d'appel a dénaturé ce document en violation de l'article 1134 du Code civil ;
Mais attendu que la cour d'appel n'a ni inversé la charge de la preuve, ni dénaturé les termes d'un témoignage, en retenant seulement que celui-ci n'emportait pas sa conviction ; que le moyen n'est pas fondé ;
Et sur le quatrième moyen des pourvois formés par la société Bourjois et par la société Geka, rédigés en mêmes termes, ces moyens étant réunis :
Attendu que ces sociétés font enfin grief à l'arrêt d'avoir déclaré valable et protégeable le modèle dont la société L'Oréal est titulaire, alors, selon le moyen :
1 / que si le même objet peut être considéré à la fois comme un dessin ou un modèle nouveau et comme une invention brevetable, et si les éléments constitutifs de la nouveauté du dessin ou modèle sont inséparables de ceux de l'invention, cet objet ne peut être protégé conformément aux dispositions du Livre V du Code de la propriété intellectuelle, relatif aux dessins et modèles ; qu'il en résulte que le modèle dont toutes les caractéristiques sont inséparables des effets techniques qu'elles produisent ne peut faire l'objet d'aucune protection sur le fondement de ces dispositions ; qu'après avoir constaté que l'ensemble des formes dont elle a relevé qu'elles caractérisaient le modèle litigieux avaient un caractère fonctionnel comme produisant un ou plusieurs effets techniques, la cour d'appel ne pouvait énoncer que ces effets technique n'étaient pas suffisants pour en déduire que le modèle n'était pas valable, ni que le parti pris esthétique que ces caractéristiques auraient révélé en dehors de leur aspect fonctionnel le rendait protégeable au titre du Livre V du Code de la propriété intellectuelle, sans violer l'article L. 511-3 de ce Code dans sa rédaction applicable en l'espèce ;
2 / que la cour d'appel ne pouvait, sans entacher sa décision d'une contradiction, d'une part, constater que l'ensemble des formes dont elle a relevé qu'elles caractérisaient la brosse litigieuse - incurvation de la partie concave, renflement des parties convexes, bout effilé, rétrécissement du côté du manche - présentaient un caractère fonctionnel, comme produisant un ou plusieurs effets techniques, d'où il résultait que le modèle ne comportait aucune forme qui fût séparable d'un effet technique, et, d'autre part, retenir que la proportion spécifique entre chacune des incurvations n'était pas imposée par des nécessités techniques, s'agissant principalement du bout effilé et du rétrécissement des poils du côté du manche dont la dimension et la hauteur étaient étrangères à toute exigence technique ; que cette contradiction prive l'arrêt de motifs, en violation de l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ;
Mais attendu que la cour d'appel n'a pas retenu que l'ensemble des formes caractérisant la brosse litigieuse présentait un caractère fonctionnel, mais tout au contraire, qu'il existait, entre chacune des incurvations de la brosse, une proportion spécifique dont il n'est pas établi qu'elle serait imposée par des nécessités techniques, et qu'il en est principalement ainsi du bout effilé et du rétrécissement des poils du côté du manche, qui donne un aspect esthétique, extérieur aux exigences techniques ; que le moyen manque en fait ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE les pourvois ;
Condamne la société Bourjois et la société Georg Karl Geka-Brush GmbH aux dépens ;
Vu l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, les condamne à payer aux sociétés L'Oréal, Lancôme, et Gemey la somme de globale de 2 000 euros chacune ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de Cassation, Chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-deux mars deux mille cinq.