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Décisions

CA Versailles, 13e et 14e ch. réunies, 10 décembre 2020, n° 20/01692

VERSAILLES

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Les Amis de la Terre France (Association), The National Association of Professional Environmentalists (Association), Africa Institute for Energy Governance (Association), Comité catholique contre la faim et pour le développement (Association), ActionAid France (Association), Collectif éthique sur l'étiquette (Association), CFDT

Défendeur :

Total (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Présidents :

M. Keime-Robert-Houdin, Mme Valay-Brière

Conseillers :

Mme Baumann, Mme de Larminat, Mme Le Bras, Mme Igelman

Avocats :

Me Dontot, Me Cofflard, Me Gourion, Me Levy, Me Claude, Me Ricard, Me Oberkampf, Me Buquet-Roussel, Me Klein

CA Versailles n° 20/01692

9 décembre 2020

EXPOSÉ DU LITIGE :

La loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, a instauré, pour chaque société qui emploie au moins cinq mille salariés elle-même et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés elle-même et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger, l’obligation d’élaborer, publier et mettre en œuvre un plan de vigilance destiné à prévenir les risques d’atteintes graves aux droits humains et aux libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité des personnes ainsi qu’à l’environnement, pouvant résulter de ses activités et de celles des sociétés qu’elle contrôle et de ses sous-traitants ou fournisseurs habituels.

La société anonyme Total SE (la société Total), première entreprise française en termes de bénéfices cumulés sur dix ans, avec un chiffre d’affaires de près de 210 milliards de dollars en 2018 et plus de 104 000 salariés, est la société de tête, cotée sur le marché Euronext Paris, d’un groupe de 1 191 sociétés, au 31 décembre 2018. C’est un acteur majeur de l’énergie, présent sur cinq continents et dans plus de 130 pays.

Les activités du groupe couvrent l’exploration et la production de pétrole et de gaz, le raffinage, la pétrochimie, la production d’électricité bas carbone et la distribution d’énergie sous diverses formes, dont les produits pétroliers et l’électricité, jusqu’au client final.

D’importants gisements de pétrole ont été découverts en 2006 en bordure et dans le lac Albert situé à l’ouest de l’Ouganda.

En Ouganda, la société Total détient 100 % d’une filiale dénommée Total E&P Uganda B.V. (Tepu) qui a pour activité l’exploration et la production de pétrole, et également 100% d’une filiale dénommée Total East J Midstream B. V. (Team) qui intervient également sur le site.

Deux projets pétroliers sont en cours dans cette région, menés par une filiale commune à Tepu, au groupe chinois China National Offshore Oil Company (la société Cnooc) et à l’origine, à une filiale ougandaise du groupe britannique Tullow Oil qui a depuis cédé sa participation à Tepu.

Le premier, dit projet Tilenga, vise à exploiter six champs pétroliers principalement dans l’aire naturelle protégée des Murchison Falls, avec la mise en place d’une usine de traitement du brut, des canalisations enterrées et des infrastructures dans les districts de Buliisa et de Nwoya. La société Atacama Consulting Ltd (la société Atacama), sous-traitant de Tepu, est l’opérateur du projet Tilenga.

Le second, dit projet Eacop, consiste à construire un oléoduc géant de plus de 1 400 km traversant l’Ouganda et la Tanzanie afin de transporter le pétrole qui sera extrait aux abords du Lac Albert jusqu’à un port sur la côte tanzanienne. La société Newplan Ltd (la société Newplan), sous-traitant de Tepu, est l’opérateur du projet Eacop.

Pour la réalisation de ces projets, les sociétés Tepu, Cnooc et la filiale ougandaise du groupe britannique Tullow Oil ont conclu en décembre 2016 avec le gouvernement ougandais un document cadre d’acquisition des terres, de compensation et de réinstallation des personnes concernées, intitulé Land Acquisition and Resettlement Framework (Larf).

Le Larf constitue un cadre général d’expropriation et s’exerce à travers des plans de réinstallation détaillés successifs dénommés Rap. Les Pap sont les personnes affectées par la construction du projet.

Tepu sous-traite à la société Atacama le soin de mettre en oeuvre les procédures de relocalisation et d’expropriation, dans le cadre du Larf.

La phase de préparation du projet Tilenga se déroule en cinq plans de réinstallation susceptibles de concerner plusieurs milliers de personnes.

Le 20 mars 2019, la société Total a publié son plan de vigilance, intégré dans son rapport annuel de gestion lui-même intégré dans son document de référence 2018.

Par lettre du 24 juin 2019, les associations Les Amis de la Terre France, The National Association of Professional Environmentalists (Nape), J K L M Gouvernance (Afiego), Survie, Civic Response to Environnement and Development (Cred) et Navigators of Developpement Association (Navoda) ont adressé à la société Total une mise en demeure en application de la partie II de l’article 1 de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relativement à son plan de vigilance 2018 et afférente au respect de ses obligations pour les activités opérées par Tepu et ses sous-traitants Atacama et Newplan dans le cadre des projets Tilenga et Eacop en Ouganda.

La société Total leur a adressé une réponse dans une lettre datée du 24 septembre 2019.

Par acte d’huissier de justice délivré le 29 octobre 2019, les associations Les Amis de la Terre France, Nape et Afiego ont fait assigner en référé la société Total afin de voir ordonner à titre principal, des actions urgentes pour faire cesser le trouble manifestement illicite résultant de la méconnaissance par la société Total de ses obligations en matière de vigilance et de lui enjoindre, à titre subsidiaire, sous astreinte, d’établir et publier un ensemble de mesures dans son plan de vigilance, prévues aux 2° à 5° de l’article L. 225-104 I du code de commerce, propres à prévenir les risques identifiés dans la cartographie des risques et prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement résultant notamment, des activités de la société Total, de Tepu et de leurs sous-traitants, notamment les sociétés Atacama et Newplan dans la conduite des projets Tilenga et Eacop, et de mettre en oeuvre ce plan de vigilance, particulièrement certaines mesures de vigilance raisonnable afférentes aux projets Tilenga et Eacop.

Par ordonnance contradictoire rendue en référé le 30 janvier 2020, le tribunal judiciaire de Nanterre a :

- renvoyé l’affaire devant le tribunal de commerce de Nanterre statuant en référé,

- dit que le dossier sera transmis à la diligence du greffe à la juridiction de renvoi,

- réservé les dépens.

Par déclaration reçue au greffe le 16 mars 2020, les associations Les Amis de la Terre France, Nape et Afiego ont interjeté appel de cette ordonnance en ce qu’elle a renvoyé l’affaire devant le tribunal de commerce de Nanterre statuant en référé (RG 20/1692).

Parallèlement, le juge des référés du tribunal judiciaire de Nanterre a été saisi de demandes identiques par les associations Survie, Cred et Navoda et par ordonnance de référé contradictoire rendue le 30 janvier 2020 le tribunal judiciaire de Nanterre a statué dans les mêmes termes que dans la procédure RG 20/1692. Par déclaration reçue au greffe le 16 mars 2020, les associations Les Amis de la Terre France, Nape et Afiego ont interjeté appel de cette ordonnance en ce qu’elle a renvoyé l’affaire devant le tribunal de commerce de Nanterre statuant en référé (RG 20-1693).

Autorisées par ordonnance rendue le 8 avril 2020, les associations Survie, Cred et Navoda ont fait assigner à jour fixe la société Total pour l’audience fixée au 24 juin 2020. L’audience a été renvoyée au 28 octobre 2020 à la demande des parties.

Copie de l’assignation a été déposée au greffe le 26 mai 2020.

Dans leurs dernières conclusions déposées le 20 octobre 2020 auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé de leurs prétentions et moyens, les associations Les Amis de la Terre France, Association The National Association Of Professionnal Environmentalists (Nape) et Association J K L M N (Afiego) demandent à la cour, au visa des articles 85, 88, 808 à 811 du code de procédure civile et L. 225-102-4 du code de commerce, de :

à titre principal,

- infirmer l’ordonnance en ce qu’elle a déclaré le tribunal judiciaire incompétent et a renvoyé l’affaire au tribunal de commerce de Nanterre ;

statuant à nouveau,

- dire que le président du tribunal judiciaire de Nanterre est la juridiction compétente ;

- dire justifiée leur demande d’évocation ;

décidant d’évoquer,

à titre principal,

- dire que la méconnaissance par la société Total de ses obligations de vigilance constitue un trouble manifestement illicite au sens de l’article 809 du code de procédure civile ;

- dire que des actions urgentes doivent être ordonnées ;

à titre subsidiaire,

- dire que la méconnaissance par la société Total de ses obligations de vigilance justifie que des mesures soient ordonnées en urgence sur le fondement de l’article 808 du code de procédure civile ;

- dire que l’existence du différend justifie que des actions urgentes soient ordonnées ;

en conséquence,

- enjoindre à la société Total en vertu du II de l’article L. 225-102-4 du code de commerce, sous astreinte de 50 000 euros par jour de retard, et dans un délai de 15 jours à compter de l’ordonnance à intervenir :

(1) d’établir et publier dans son plan de vigilance, à inclure dans son prochain rapport de gestion mentionné au deuxième alinéa de l’article L. 225-100 du code de commerce l’ensemble des mesures de vigilance prévues aux 2° à 5° de l’article L. 225-104-I du code de commerce propres à prévenir les risques identifiés, dans la cartographie des risques et prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement résultant des activités de Tepu et Team et de leurs sous-traitants, notamment les sociétés Atacama et Newplan, dans la conduite des projets Tilenga et Eacop, incluant notamment :

- une cartographie des risques conforme à l’article L. 225-102-4 I 1° du code de commerce, comprenant une analyse hiérarchisée des risques ainsi que les risques identifiés résultant des activités de Tepu et Team et de leurs sous-traitants, notamment les sociétés Atacama et Newplan, dans la conduite des projets Tilenga et Eacop ;

- une procédure d’évaluation régulière conforme à l’article L. 225-102-4 I 2° du code de commerce, de la situation de Tepu et Team et de leurs sous-traitants, notamment les sociétés Atacama et Newplan, avec lesquels une relation commerciale est établie et au regard des risques identifiés dans la cartographie des risques conforme à l’article L. 225-102-4 I 1° du code de commerce dans la conduite des projets Tilenga et Eacop ;

- les actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des risques identifiés dans la cartographie des risques conforme à l’article L. 225-102-4 I 1° du code de commerce, résultant des activités de Tepu et Team et de leurs sous-traitants, notamment les sociétés Atacama et Newplan, dans la conduite des projets Tilenga et Eacop, notamment celles des Esia, du Larf et des Rap ;

- le mécanisme d’alertes et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques identifiés dans la cartographie des risques conforme à l’article L. 225-102-4 I 1° du code de commerce, résultant des activités de Tepu et Team et de leurs sous-traitants, notamment les sociétés Atacama et Newplan, dans la conduite des projets Tilenga et Eacop ;

- le dispositif de suivi des mesures mises en oeuvre et d’évaluation de leur efficacité résultant des activités de Tepu et Team et de leurs sous-traitants, notamment les sociétés Atacama et Newplan, dans la conduite des projets Tilenga et Eacop ;

(2) de mettre en oeuvre, de manière effective, son plan de vigilance conformément aux dispositions du I de l’article L. 225-102-4 du code de commerce et plus particulièrement les mesures de vigilance raisonnable afférentes aux projets Tilenga et Eacop, le cas échéant via un ordre donné à Tepu et Team et à leurs sous-traitants, notamment les sociétés Atacama et Newplan, et notamment :

- le principe n° 10 du Larf en garantissant que les populations qui ont été privées du droit de cultiver leurs terres reçoivent une nourriture suffisante avant qu’elles ne puissent restaurer leurs moyens de subsistance par l’exploitation de terres grâce à la compensation octroyée ; à ce titre, il est demandé à la société Total de procéder à des livraisons de nourriture en quantité suffisante (adaptée à la taille des foyers) aux personnes affectées jusqu’à ce qu’elles retrouvent des moyens de subsistance grâce à la compensation octroyée ;

- les principes n° 6 et 7 du Larf en garantissant que les populations reçoivent une juste et préalable compensation avant qu’elles ne soient privées du droit de cultiver leurs terres ;

- le principe n° 8 du Larf en garantissant que le choix d’option pour une compensation en nature soit effectif et que les compensations en espèces permettent l’acquisition de terres assurant aux populations expropriées des revenus équivalents ;

- le principe n° 4 du Larf en garantissant une participation effective des populations affectées aux prises de décisions relatives aux projets Tilenga et Eacop ;

- des mécanismes de traitement des plaintes indépendants des projets Tilenga et Eacop conformément aux stipulations du Larf (Pièce n°6, page 41 de la traduction française) ;

à titre infiniment subsidiaire,

- accueillir la demande de passerelle fondée sur l’article 811 du code de procédure civile ;

- ordonner le renvoi de l’affaire à une audience afin qu’il soit statué au fond ;

en tout état de cause,

- condamner la société Total à leur verser la somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens.

Dans ses dernières conclusions déposées le 1er juillet 2020 auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé de ses prétentions et moyens, le syndicat CFDT, intervenant volontaire, demande à la cour de :

- recevoir son intervention volontaire ;

- infirmer l’ordonnance de référé du tribunal judiciaire de Nanterre rendue le 30 janvier 2020 en ce qu’elle a déclaré le juge des référés du tribunal judiciaire incompétent et a renvoyé l’affaire au juge des référés du tribunal de commerce de Nanterre ;

statuant à nouveau,

- dire que le juge des référés du tribunal judiciaire de Nanterre est compétent ;

- condamner la société Total à lui verser la somme de 2 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens.

Dans leurs dernières conclusions déposées le17 juillet 2020 auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé de leurs prétentions et moyens, les associations Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement – Terre Solidaire (CCFD – Terre Solidaire), […], Le Collectif Ethique sur l’étiquette, intervenantes volontaires, demandent à la cour, au visa des articles 330 et 554 du code de procédure civile, de :

à titre principal,

- leur donner acte de leur intervention volontaire ;

- déclarer recevable leur intervention volontaire ;

statuant à nouveau,

- infirmer l’ordonnance du tribunal judiciaire rendue le 30 janvier 2020 en ce qu’elle a déclaré le tribunal judiciaire incompétent et a renvoyé l’affaire au juge des référés du tribunal de commerce de Nanterre ;

- dire que le juge des référés du tribunal judiciaire de Nanterre est compétent ;

- condamner la société Total à leur verser la somme de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens.

Dans ses dernières conclusions déposées le 23 octobre 2020 auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé de ses prétentions et moyens, la société Total demande à la cour statuant en référé, au visa des articles L. 225-102-4 et L. 721-1 du code de commerce, 31, 32, 88, 330, 809, 809 et 811 du code de procédure civile, de :

à titre principal,

- déclarer irrecevables les interventions volontaires du syndicat CFDT, des associations CCFD – Terre Solidaire, […] et le Collectif Ethique sur l’étiquette ;

- confirmer l’ordonnance du 30 janvier 2020 en ce qu’elle a déclaré le tribunal judiciaire incompétent et a renvoyé l’affaire au tribunal de commerce de Nanterre ;

subsidiairement :

- rejeter la demande d’évocation formulée par les associations Les Amis de la Terre France – Association The National Association O Professionnal Environmentalists – Association J K L M N ;

très subsidiairement :

- déclarer irrecevable pour disparition de son objet l’action des associations Les Amis de la Terre France, The National Association O Professionnal Environmentalists et J K L M N :

- déclarer irrecevables pour défaut d’intérêt à agir les associations Les Amis de la Terre France, The National Association O Professionnal Environmentalists et J K L M N ;

à titre infiniment subsidiaire :

- déclarer irrecevables les demandes relatives à l’application du Larf suivantes visant à la mise en oeuvre, de manière effective, de son plan de vigilance conformément aux dispositions du I de l’article L. 225-102-4 du code de commerce et plus particulièrement des mesures de vigilance raisonnable afférentes aux projets Tilenga et Eacop, le cas échéant via un ordre donné à Tepu et Team et à leurs sous-traitants, notamment les sociétés Atacama et Newplan, et notamment :

- le principe n°10 du Larf en garantissant que les populations qui ont été privées du droit de cultiver leurs terres reçoivent une nourriture suffisante avant qu’elles ne puissent restaurer leurs moyens de subsistance par l’exploitation de terres grâce à la compensation octroyée ; à ce titre, il est demandé à la société Total de procéder à des livraisons de nourriture en quantité suffisante (adaptée à la taille des foyers) aux personnes affectées jusqu’à ce qu’elles retrouvent des moyens de subsistance grâce à la compensation octroyée ;

- les principes n°6 et 7 du Larf en garantissant que les populations reçoivent une juste et préalable compensation avant qu’elles ne soient privées du droit de cultiver leurs terres ;

- le principe n°8 du Larf en garantissant que le choix d’option pour une compensation en nature soit effectif et que les compensations en espèces permettent l’acquisition de terres assurant aux populations expropriées des revenus équivalents ;

- le principe n°4 du Larf en garantissant une participation effective des populations affectées aux prises de décisions relatives aux projets Tilenga et Eacop ;

- des mécanismes de traitement des plaintes indépendants des projets Tilenga et Eacop conformément aux stipulations du Larf (Pièce n°6, page 41 de la traduction française) ;

sur les conditions du référé, de :

- constater l’absence de trouble manifestement illicite et de dommage imminent ;

- constater l’absence d’urgence et l’existence d’une contestation sérieuse ;

en conséquence,

- débouter les associations Les Amis de la Terre France, The National Association O Professionnal Environmentalists et J K L M N de toutes leurs demandes ;

- condamner solidairement les associations Les Amis de la Terre France, The National Association O Professionnal Environmentalists et J K L M N à lui verser la somme de 5 000 euros et aux entiers dépens ;

- dire qu’ils pourront être directement recouvrés par Maître Julie Gourion, avocat au barreau de Versailles, conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Les dispositions litigieuses de l’article L. 225-102-4 du code de commerce issu de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, sont les suivantes :

I – Toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger, établit et met en oeuvre de manière effective un plan de vigilance.

Les filiales ou sociétés contrôlées qui dépassent les seuils mentionnés au premier alinéa sont réputées satisfaire aux obligations prévues au présent article dès lors que la société qui les contrôle, au sens de l’article L. 233-3, établit et met en oeuvre un plan de vigilance relatif à l’activité de la société et de l’ensemble des filiales ou sociétés qu’elle contrôle.

Le plan comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle au sens du II de l’article L. 233-16, directement ou indirectement, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation.

Le plan a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société, le cas échéant dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale. Il comprend les mesures suivantes :

1° Une cartographie des risques destinée à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation ;

2° Des procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, au regard de la cartographie des risques ;

3° Des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ;

4° Un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques, établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives dans ladite société ;

5° Un dispositif de suivi des mesures mises en oeuvre et d’évaluation de leur efficacité.

Le plan de vigilance et le compte rendu de sa mise en oeuvre effective sont rendus publics et inclus dans le rapport de gestion mentionné au deuxième alinéa de l’article L. 225-100.

Un décret en Conseil d’Etat peut compléter les mesures de vigilance prévues aux 1° à 5° du présent article. Il peut préciser les modalités d’élaboration et de mise en oeuvre du plan de vigilance, le cas échéant dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale.

II – Lorsqu’une société mise en demeure de respecter les obligations prévues au I n’y satisfait pas dans un délai de trois mois à compter de la mise en demeure, la juridiction compétente peut, à la demande de toute personne justifiant d’un intérêt à agir, lui enjoindre, le cas échéant sous astreinte, de les respecter.

Le président du tribunal, statuant en référé, peut être saisi aux mêmes fins.

1 – Sur la recevabilité des parties intervenantes

La société Total demande à voir déclarer irrecevables le syndicat CFDT et les associations CCFD Terre Solidaire, […] et le Collectif Ethique sur l’Étiquette qui ont notifié à hauteur d’appel des conclusions en intervention volontaire et qui n’apportent leur soutien aux associations appelantes que sur la question de la compétence du tribunal judiciaire, leur reprochant de ne pas remplir les conditions requises par les articles 325 et 330 du code de procédure civile.

Elle entend faire valoir que les prétentions originaires des parties n’entrent pas dans les intérêts collectifs que chacune de ces organisations défend.

En ce qui concerne le syndicat CFDT, elle rappelle que le litige doit être 'susceptible d’emporter des conséquences pour l’ensemble de ses adhérents'. Elle ajoute que l’article L. 225-102-4 du code de commerce n’impose aucune obligation de concertation avec les syndicats pour l’élaboration du plan de vigilance qui a uniquement 'vocation à être élaboré en association’ avec eux.

En ce qui concerne les associations intervenantes, l’intimée soutient que la compétence du tribunal de commerce n’est pas susceptible d’affecter les intérêts collectifs de ces associations et que l’action originaire des appelantes sur les insuffisances du plan de vigilance est sans rapport avec leur objet statutaire.

La CFDT répond qu’un syndicat a intérêt à agir dans le cadre des prérogatives qui lui sont reconnues par le législateur, pas seulement comme instance représentative du personnel, mais comme c’est le cas en l’espèce, pour l’élaboration du plan de vigilance, en tant que partie prenante et constituante de l’entreprise.

Face aux critiques dirigées à son encontre, le syndicat défend la recevabilité d’une intervention volontaire sur un appel compétence.

Les associations intervenantes volontaires font de la compétence du tribunal judiciaire une question de principe et font valoir qu’ayant contribué à l’élaboration de la loi, leur intervention est accessoire à celle des appelantes et qu’elles ne veulent pas voir 'dénaturer’ ou réduire l’obligation de vigilance à un impératif documentaire. Elles indiquent qu’elles ouvrent, chacune dans le cadre de leurs statuts, pour le respect des droits humains et prétendent donc avoir un intérêt à agir.

Sur ce,

Le paragraphe II de l’article L. 225-102-4 du code de commerce ouvre aux personnes justifiant d’un intérêt à agir une procédure aux fins d’injonction.

Selon l’article 325 du code de procédure civile : 'L’intervention n’est recevable que si elle se rattache aux prétentions des parties par un lien suffisant.

Selon l’article 330 du même code : 'L’intervention est accessoire lorsqu’elle appuie les prétentions d’une partie. Elle est recevable si son auteur a intérêt, pour la conservation de ses droits, à soutenir cette partie.

L’article 554 du même code précise que : 'peuvent intervenir en cause d’appel dès lors qu’elles y ont intérêt les personnes qui n’ont été ni parties, ni représentées en première instance ou qui y ont figuré en une autre qualité.

Ni le syndicat CFDT ni les associations intervenantes n’étaient parties ou représentées devant le tribunal judiciaire initialement saisi. Ne peut donc leur être opposé le fait de ne pas avoir, eux-mêmes, fait appel sur la compétence.

Les associations appelantes demandent notamment, de faire injonction à la société Total d’établir et publier dans son plan de vigilance, le mécanisme d’alertes et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques identifiés dans la cartographie des risques.

Or aux termes de l’alinéa 4 de l’article L. 225-102-4 I du code de commerce, outre que 'le plan a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société', le 4° prévoit que les organisations syndicales représentatives dans la société, telle que la CFDT, sont appelées à établir en concertation 'le mécanisme d’alerte et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques' qui figure au plan de vigilance, ce qui suffit à démontrer un intérêt pour le syndicat, pour la conservation de ses droits y compris celui d’avoir accès au tribunal compétent pour prononcer une injonction, à soutenir les associations appelantes.

Concernant les associations intervenantes, la cour relève que la discussion ne porte pas à ce stade de la procédure sur leur intérêt à agir pour dénoncer les insuffisances du plan de vigilance qui aurait vocation à être apprécié au regard de l’intérêt collectif de leurs membres.

La question est de savoir quel est l’intérêt à agir de ces associations dans le cadre de leur intervention volontaire, s’agissant de la compétence de la juridiction, tribunal judiciaire ou tribunal de commerce.

Il sera admis que leur intervention volontaire est accessoire en application de l’article 330 du code de procédure civile ; elles n’entendent en effet former de demandes qu’au soutien de celles des associations appelantes qui elles-mêmes prétendent que seul est compétent le tribunal judiciaire.

Les associations intervenantes volontaires auxquelles leurs statuts donnent un droit d’ester en justice, revendiquent dans leurs conclusions un droit de regard sur l’application d’une loi qu’elles ont contribué à mettre en place, contribution que la société Total rappelle en effet en page 29 de ses conclusions, sans la démentir. Cette contribution à l’élaboration de la loi apparaît en outre cohérente avec l’objet statutaire de chacune des intervenantes volontaires, à savoir aux termes de leurs statuts :

- pour le CCFD-Terre Solidaire, 'la lutte constante… pour le respect des Droits de l’Homme et des peuples',

- pour le Collectif L’Ethique sur l’Étiquette, 'contribuer au respect des droits humains au travail dans le monde,

- pour Action Aid, la construction collective d’un monde solidaire où les droits fondamentaux sont universellement respectés.

Dès lors, le risque qu’elles évoquent, si la compétence du juge consulaire est retenue, de voir dénaturer l’obligation de vigilance prévue par la loi du 27 mars 2017 et d’impacter les contentieux que les intervenantes seront amenées à porter', sans que la cour, à ce stade de la procédure ait à se prononcer sur le bien fondé du motif allégué, justifie que soit retenu un intérêt dans leurs prétentions manifestées sur la compétence, quant à la conservation de leurs droits, seul critère exigé par les textes rappelés ci-dessus.

En conséquence, les interventions volontaires du syndicat CFDT et des associations CCFD Terre Solidaire, […] et le Collectif Ethique sur l’Étiquette seront déclarées recevables.

2 – Sur la compétence

Les associations appelantes font valoir qu’autant les dispositions de l’article L. 721-3 2° du code de commerce que la théorie des actes mixtes concourent à la reconnaissance de la compétence du tribunal judiciaire. Comme les parties intervenantes, elles demandent l’infirmation de l’ordonnance querellée.

Les associations Les Amis de la Terre France, Nape et Afiego prétendent d’abord que l’article L. 721-3 2° du code de commerce n’est que la reprise de l’article L. 411-4 du code de l’organisation judiciaire modifié par la loi n°2001-420 du 15 mai 2001 qui n’est lui-même qu’un rétablissement de l’ancien article 631 du même code, abrogé par la loi n°91-1258 du 17 décembre 1991 à la suite d’une maladresse législative.

Elles soutiennent, du fait de cette filiation entre les textes, pour que puisse être retenue la compétence spéciale du tribunal de commerce, qu’il doit exister un lien direct entre les faits objet de la demande et la gestion d’une société par un dirigeant de fait ou de droit, et pas seulement le fonctionnement de la société.

Elles ajoutent que le plan de vigilance répond à une obligation légale qui n’entre pas dans l’objet social tel qu’il est défini par l’article 1833 du code civil qui impose seulement qu’il soit licite et constitué dans l’intérêt commun des associés, et qui est déterminé par le pacte social.

Elles précisent qu’il y a un risque si la compétence du tribunal de commerce est retenue de complexification du contentieux dans la mesure où l’action en responsabilité prévue par l’article L. 225-102-5 du code de commerce a vocation à s’exercer devant les tribunaux judiciaires.

Enfin, selon les associations appelantes, le droit d’option consacré par la jurisprudence pour les actes juridiques comme pour les faits juridiques, les autorise en leur qualité de non-commerçante, à saisir le tribunal judiciaire.

Le syndicat CFDT prétend quant à lui, que l’intention du législateur était de ne prévoir aucune compétence exclusive pour permettre aux personnes ayant intérêt d’agir aux fins d’injonction, de pouvoir le faire devant toute juridiction compétente et que, compte-tenu de la nature civile des actions qu’il estime liées prévues par les articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du code de commerce, le juge des référés du tribunal judiciaire est normalement compétent.

Il rappelle la règle selon laquelle la compétence du juge des référés est calquée sur celle du juge du principal.

Il expose que cette compétence du juge civil s’explique aisément par le fait que le périmètre du plan de vigilance dépasse largement la gestion d’une société commerciale, qu’il y est question de libertés fondamentales et de droits humains, de santé et de sécurité des personnes ainsi que d’environnement dont le juge civil est gardien en vertu de la Constitution.

Les associations intervenantes volontaires affirment quant à elles, que la compétence du juge consulaire prévue par l’article L. 721-3 2º du code de commerce, porte sur les contestations relatives à la constitution, au fonctionnement ou à la dissolution d’une société commerciale et ne porte pas sur la préservation des êtres humains face aux activités d’une société commerciale.

Elles soutiennent aussi que le critère du lien direct avec la gestion est inopérant en l’espèce, critère qui ne trouve à s’appliquer que dans des litiges impliquant la responsabilité personnelle de dirigeants qui n’est pas en cause dans l’obligation de vigilance litigieuse.

Selon elles, ni la position du texte dans le code de commerce, ni l’insertion du plan de vigilance et du compte-rendu de sa mise en oeuvre dans le rapport de gestion, ni 'la dimension organisationnelle de l’obligation de vigilance’ ne permettent de lier l’élaboration et la mise en œuvre du plan de vigilance à l’existence ou au fonctionnement interne de la société Total, lien nécessaire pour retenir la compétence du tribunal de commerce en application de l’article L. 721-3 2º.

Elles s’opposent à la division des contentieux selon qu’il est fait application des articles L. 225-102-4 ou L. 225-102-5 du code de commerce dans un souci de sécurité juridique.

Elles affirment aussi que l’action en justice sur le fondement l’article L. 225-102-4, comme toute action relative aux droits humains et à l’environnement, a pour juge naturel le juge judiciaire suivant sa compétence de droit commun.

Elles rappellent enfin les dispositions de l’article 1100-1 du code civil selon lesquelles « les actes juridiques sont des manifestations de volonté destinées à produire des effets de droit. Ils peuvent être conventionnels ou unilatéraux » , pour en retenir qu’il est indifférent que l’acte soit synallagmatique ou unilatéral, la théorie de l’acte mixte qui permettrait de saisir le tribunal judiciaire, reposant uniquement sur la seule analyse des parties au litige.

La société Total, selon laquelle le législateur n’a aucunement offert une option de compétence aux titulaires de l’action qu’il a simplement renvoyés aux règles de droit commun applicables, sollicite la confirmation de l’ordonnance dont appel et répond sur chacun des moyens soulevés.

Sur l’application directe de l’article L. 721-3 2° du code de commerce, elle soutient que la condition relative à la qualité des personnes impliquées dans l’acte de gestion litigieux n’y figure plus par rapport à l’ancien texte, seule comptant la nature des faits, et que l’analyse des modalités d’élaboration et d’adoption du plan de vigilance démontre qu’il constitue bien un acte de gestion qui regroupe les questions sur la constitution, la dissolution, l’organisation interne et le fonctionnement d’une société commerciale.

Elle rappelle que le seul critère exigé est que les faits à l’origine de la saisine se rattachent par un lien direct à la gestion d’une société commerciale et relève, qu’en l’occurrence, le plan de vigilance a une incidence sur le fonctionnement de l’ensemble du groupe et que son appréciation appelle celle de notions purement commerciales telles que société contrôlée ou 'relation commerciale établie.

L’intimée en veut pour preuve l’introduction des dispositions législatives litigieuses dans le code de commerce, au titre II portant dispositions particulières aux diverses sociétés commerciales, dans le chapitre V concernant les sociétés anonymes et à la section 3 relative aux assemblées des actionnaires, et souligne qu’aux termes de la loi, le plan de vigilance et le compte-rendu de sa mise en oeuvre figurent en annexe du rapport annuel de gestion. Elle rappelle que le tribunal de commerce est compétent pour connaître de la demande relative au rapport de gestion qui constitue un véritable point de liaison entre dirigeants et actionnaires.

Pour la société Total, le plan de vigilance est en effet au cur de la vie sociale et à cet égard, elle mentionne le nouvel alinéa 2 de l’article 1833 du code civil, issu de la loi dite Pacte du 22 mai 2019, qui dispose que : 'la société est gérée dans son intérêt social et en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité, et l’article L. 225-35 du code de commerce, lequel dispose désormais que : le conseil d’administration détermine les orientations de l’activité de la société et veille à leur mise en oeuvre, conformément à son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité qui vont dans le même sens.

Elle répond qu’il n’y a aucune difficulté à ce qu’éventuellement, deux juridictions différentes traitent d’une part de l’injonction donnée dans le cadre de son obligation de vigilance, d’autre part de la faute et de la responsabilité de l’entreprise, situation prévue par l’article 101 code de procédure civile si deux juridictions distinctes sont saisies. Elle ne voit en outre aucun obstacle à ce que le juge consulaire, habitué à de tels contentieux, soit conduit à trancher un litige relatif à la responsabilité civile de l’entreprise.

Elle prétend enfin que dans un litige mixte entre deux parties dont l’une seulement est commerçante, la partie non commerçante dispose d’un droit d’option entre le tribunal civil et commercial à condition que l’acte litigieux le permette.

Sur ce,

En préliminaire, il est observé que l’examen du respect de l’obligation d’établissement et de mise en oeuvre du plan de vigilance par une société commerciale qui peut faire l’objet d’une injonction en application du texte litigieux, n’est pas celui de ses manquements éventuels qui ne pourraient être reprochés et appréciés que sur le fondement de la responsabilité de l’entreprise à laquelle se consacre l’article L. 225-102-5, grâce à une action en réparation dont la cour n’est pas saisie. La compétence pour juger chacune de ces deux actions qui répondent à leur propre logique et reposent sur des fondements juridiques distincts, l’une tendant à obtenir une injonction de faire, l’autre tendant à obtenir réparation, peut donc être différente.

Le principe selon lequel la juridiction commerciale est une juridiction d’exception n’est pas discuté. Dès lors, seule l’application d’une règle spéciale peut justifier une dérogation à la compétence de droit commun du tribunal judiciaire.

L’article L. 225-102-4, II du code de commerce qui donne à la juridiction compétente le pouvoir d’injonction litigieux, n’édicte aucune règle spéciale permettant de résoudre le litige et de déterminer qui du tribunal judiciaire ou du tribunal commercial est compétent. Il ne précise pas quelle juridiction peut enjoindre à une société de respecter son obligation de vigilance.

Selon le 2° de l’article L. 721-3 du code de commerce : les tribunaux de commerce connaissent (des contestations) relatives aux sociétés commerciales et selon le 3° du même article : 'de celles relatives aux actes de commerce entre toutes personnes.

1 – La disposition de l’article L. 721-3 2° du code de commerce selon laquelle les tribunaux de commerce connaissent des contestations relatives aux sociétés commerciales reprend celle de l’article L. 411-4, 2° du code de l’organisation judiciaire, elle-même introduite par l’ordonnance n° 2006-673 du 8 juin 2006.

Par rapport à l’ancien article 631 du code de commerce qui prévoyait la compétence spéciale des tribunaux de commerce réservée aux contestations entre associés, pour raison d’une société de commerce, la cour observe un élargissement de cette compétence d’attribution de la juridiction commerciale à l’examen des contestations relatives aux sociétés commerciales.

En application de l’article L. 721-3 2° du code de commerce, est donc indifférent que l’acte litigieux soit le fait d’un commerçant, d’un dirigeant ou de la société mère comme il est allégué par les associations appelantes en page 24 de leurs conclusions, seule importe en l’espèce, la recherche d’un lien direct entre le plan de vigilance et la gestion de cette société.

Est en effet pertinent pour apprécier le lien entre le plan de vigilance et la gestion de la société, l’argument tenant à l’insertion des dispositions législatives litigieuses dans le code de commerce à l’article L. 225-102-4 du code de commerce, dans le titre II portant sur les sociétés commerciales, au chapitre V concernant les sociétés anonymes et dans la section 3 relatives aux assemblées des actionnaires.

Est également pertinent le fait que le plan de vigilance et le compte-rendu de sa mise en oeuvre figurent en annexe du rapport annuel de gestion. En effet, selon l’article L. 225-100 du même code : le conseil d’administration ou le directoire présente à l’assemblée les comptes annuels et le cas échéant les comptes consolidés, accompagnés du rapport de gestion y afférent (…)" et aux termes de l’article L. 225-35 : le conseil d’administration détermine les orientations de l’activité de la société et veille à leur mise en oeuvre, conformément à son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. L’intégration de ces enjeux sociaux et environnementaux à l’activité de la société commerciale se traduit donc dans la loi par cette présentation à l’assemblée générale des actionnaires, par les organes de gestion, le conseil d’administration ou le directoire qui en sont porteurs aux termes de ce dernier texte, du plan de vigilance intégré au rapport de gestion. Ainsi c’est bien à l’organe décisionnel de la société (articles L. 225-96 et suivants du code de commerce) que la direction de l’entreprise doit d’abord rendre compte du devoir de vigilance imposé par le législateur. La loi du 27 mars 2017 impose donc à la gouvernance de l’entreprise notamment vis-à-vis des actionnaires, une publicité et une transparence destinées à assurer l’efficacité du plan. Cette méthode a nécessairement une incidence sur le fonctionnement de l’entreprise.

Ce lien direct entre l’établissement et la mise en oeuvre du plan de vigilance d’une part, et le fonctionnement de la société commerciale d’autre part, ressort également d’autres obligations mises à sa charge aux termes de la loi.

Ainsi, selon l’alinéa 3 de l’article L. 225-102-4 du code de commerce précité, le plan de vigilance concerne la société elle-même mais également chacune des sociétés qu’elle contrôle ainsi que ses sous-traitants ou fournisseurs, avec à l’évidence des conséquences sur le fonctionnement de tous et notamment de la société elle-même, avec des procédures de contrôle à mettre en place qui doivent lui permettre de rendre effective cette vigilance accrue sur l’identification et la prévention des risques, dans des domaines qui ne sont au surplus, pas son domaine naturel d’intervention (l’exploitation et le commerce de l’énergie), mais les droits de l’homme.

Cet élargissement de son domaine d’intervention et les exigences sur son fonctionnement et son organisation interne, et par voie de conséquence sur sa gestion, sont cohérents avec d’autres dispositions législatives comme celles récemment introduites par la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 à l’article L. 225-35 du code de commerce rappelée ci-avant sur le rôle donné au conseil d’administration, ou à l’article 1833 du code civil, auquel a été ajoutée à sa disposition d’origine qui était que toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés, une disposition selon laquelle 'la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité.

Le mécanisme lui-même de ces mesures de contrôle démontre que c’est bien le fonctionnement de la société et donc sa gestion qui sont concernés par le plan de vigilance.

Ainsi, aux termes du 1° du texte, une cartographie des risques destinée à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation', du 2° des procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, au regard de la cartographie des risques, du 3° des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves' et du 5° un dispositif de suivi des mesures mises en oeuvre et d’évaluation de leur efficacité' sont imposés à la société comme autant de modalités de fonctionnement, dans une échelle de valeurs qui intègre 'les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement' conformément à l’alinéa 3 du texte.

À ce stade de la procédure, la cour n’a pas à apprécier le caractère satisfaisant ou pas, et même nouveau ou pas, du fonctionnement de la société Total laquelle évoque notamment en page 22 de ses conclusions, les mesures prises dans la gestion des ressources humaines ou dans la gouvernance de l’entreprise. Il reste que les exemples donnés, guides de bonne conduite et évolution des critères de rémunération tenant compte des objectifs 'de responsabilité sociétale', renforcent l’idée que l’élaboration et la mise en oeuvre du plan de vigilance relèvent bien du fonctionnement de la société et donc de sa gestion.

De la même manière le législateur impose au 4° du texte 'un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques, établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives dans ladite société' qui a également trait au fonctionnement de la société en ce qu’il fait le choix des interlocuteurs de l’entreprise, les syndicats en l’occurrence.

Si ces dispositions législatives sont le prolongement d’actions déjà entreprises, y compris par la société elle-même ainsi qu’elle le prétend dans sa présentation (adhésion depuis 2002 au pacte mondial mis en place par l’ONU), la nouveauté tient à la formalisation dans un texte de loi de ces modalités de fonctionnement inhérentes à la gestion de la société.

Ainsi est caractérisée l’existence d’un lien direct entre le plan de vigilance, son établissement et sa mise en oeuvre, et la gestion de la société commerciale dans son fonctionnement, critère nécessaire et suffisant pour que la compétence du juge consulaire puisse être retenue.

2 – L’application de l’article L. 721-3 3° du code du commerce selon lequel les tribunaux de commerce connaissent des contestations relatives 'aux actes de commerce entre toutes personnes' offre une option de compétence et permet en cas de litige entre deux parties dont l’une seulement est commerçante ou à propos d’un acte qui n’est commercial que pour l’une d’elles, à la partie qui n’est pas commerçante ou qui n’a pas fait d’acte de commerce, de saisir la juridiction civile compétente à son égard et si elle est demanderesse, à exercer son action à son choix, soit devant le tribunal civil soit devant le tribunal commercial.

Sont soumis selon ce texte au tribunal de commerce tous les actes de commerce qu’ils soient accomplis par un commerçant ou un particulier et l’option n’est ouverte à la partie qui initie la procédure et qui n’est pas commerçante que si l’acte litigieux est susceptible de recevoir au moins une double qualification, civile et commerciale.

Le fait que les appelantes ou parties intervenantes ne soient pas elles-mêmes commerçantes n’a pas d’incidence sur la qualification de l’acte litigieux.

Au cas d’espèce, aux termes de l’alinéa 4 de l’article L. 225-102-4 I du code de commerce issu de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017, 'le plan a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société, le cas échéant dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale'. Plus loin, le texte prévoit aussi : Un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques, établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives dans ladite société.

Pour autant, aux termes de l’alinéa 1er de ce texte, c’est bien 'la société qui (…) établit et met en œuvre de manière effective un plan de vigilance' et la société Total reste seule débitrice de l’obligation, de sorte qu’une qualification civile de l’acte ne peut être résulter des seules conditions de son établissement et de sa mise en oeuvre.

La qualification du plan de vigilance d’acte de gestion d’une société commerciale telle que Total, ne permet pas davantage de retenir la qualification d’acte mixte, de sorte que le droit d’option allégué par les associations appelantes ne leur est pas ouvert pour le critiquer, seul le juge consulaire étant par conséquent compétent.

Enfin, il sera observé que la compétence du tribunal de commerce en la matière est compatible avec les dispositions de la Constitution du 4 octobre 1958 aux termes de laquelle l’autorité judiciaire dont il est l’un des composants, est gardienne des libertés individuelles.

L’ordonnance querellée sera donc confirmée en ce qu’elle a jugé qu’était compétent le tribunal de commerce de Nanterre statuant en référé.

3 – Sur l’évocation

Les associations appelantes soutiennent que l’évocation de l’affaire est justifiée par l’urgence et la portée de l’affaire, s’agissant de la première application de la loi relative au devoir de vigilance.

Il y a urgence selon elles à ce que la société Total prenne des mesures concrètes répondant à ses obligations de vigilance pour mettre fin au trouble manifestement illicite que caractérisent les violations des droits humains des populations (droits à l’alimentation, à la santé et à l’éducation, et droits de l’environnement) entraînées par le déplacement d’environ 100 000 personnes en Ouganda et en Tanzanie, empêchées d’utiliser librement leurs terres.

Elles font valoir que les projets ne sont plus suspendus depuis septembre 2020 et que les alertes des ONG se multiplient, de l’Oxfam et la FIDH notamment, qui insistent sur les conséquences de l’obligation de cultiver uniquement des cultures saisonnières avant que les populations ne reçoivent une quelconque indemnité, créant ainsi une situation d’insécurité alimentaire, et sur l’existence de pressions sur ces populations déjà fragilisées.

Elles ajoutent pour répondre à l’argumentation de Total que leur action n’a rien perdu de son objet puisque le plan de vigilance actuel reste encore très insuffisant et n’est toujours pas valablement mis en oeuvre. Elles soulignent en particulier les manquements de la société Total sur l’établissement d’une cartographie des risques et sur les mesures à prendre pour les atténuer ou les prévenir.

Selon la société Total, la complexité et la portée de l’affaire première application judiciaire de la Loi Vigilance s’opposent à ce que celle-ci soit évoquée par la cour, et justifient que le double degré de juridiction soit respecté, d’autant plus que les motifs d’urgence invoqués au soutien de cette demande d’évocation ne sont pas fondés.

Elle rappelle en outre que l’action engagée ne se situe pas sur le terrain de la responsabilité civile pour des violations alléguées des droits humains dans les projets Tilenga et Eacop en Ouganda, action qui relèverait, si une juridiction en avait été saisie et si les conditions étaient réunies, de l’article L. 225-102-5 du code de commerce, mais que le litige porte sur la question de savoir si le plan de vigilance 2018 répond aux conditions de l’article L. 225-102-4. I du code de commerce.

Elle conteste vigoureusement les allégations selon lesquelles son action serait à l’origine d’une insécurité alimentaire, alors que l’information donnée est seulement celle de la fin de l’indemnisation des cultures après une date butoir. Elle prétend faire des efforts de communication pour dissiper les malentendus et mieux informer les populations. Elle conteste aussi toute forme d’intimidation sur les Pap et s’inquiète de fausses accusations qui auraient été proférées.

Enfin, elle indique que l’examen par des juges consulaires plus avertis du monde des affaires, peut apporter un éclairage intéressant.

Sur ce,

L’article 88 du code de procédure civile lequel dispose que : lorsque la cour est juridiction d’appel relativement à la juridiction qu’elle estime compétente, elle peut évoquer le fond si elle estime de bonne justice de donner à l’affaire une solution définitive après avoir ordonné elle-même, le cas échéant, une mesure d’instruction.

La cour relève que l’urgence par rapport au plan daté du 16 mars 2018 n’est plus caractérisée, un second plan ayant été publié le 20 mars 2019 et un troisième le 20 mars 2020, sans avoir à sa connaissance, fait l’objet de la mise en demeure prévue par la partie II de l’article L. 225-102-4 du code de commerce.

Il n’y a pas lieu en l’espèce d’évoquer le litige alors même qu’au regard de l’importance de l’affaire, s’agissant de la première application de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017, il n’est pas de bonne justice de priver la partie intimée du bénéfice du double degré de juridiction.

Seule a été tranchée la question de la compétence matérielle de la juridiction saisie et il n’a pas été jugé que les prétentions des parties dépassaient ou entraient dans les pouvoirs du juge des référés, de sorte qu’il n’y a pas lieu d’envisager l’application de l’article 811 du code de procédure civile.

L’ordonnance sera donc confirmée en ce qu’elle a jugé que l’affaire doit être renvoyée devant le tribunal de commerce de Nanterre statuant en référé et le dossier transmis à la diligence du greffe à la juridiction de renvoi.

4 – Sur les demandes accessoires

Les associations Les Amis de la Terre France, Nape et Afiego demandent de condamner la société Total à leur verser la somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens.

Les associations intervenantes volontaires demandent de condamner la société Total à leur verser la somme de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens.

Le syndicat CFDT intervenant volontaire, demande de condamner la société Total à lui verser la somme de 2 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens.

La société Total demande de condamner les associations Les Amis de la Terre France, Nape et Afiego à lui verser la somme de 5 000 euros et aux entiers dépens.

La cour s’estime donc saisie des demandes formulées sur les entiers dépens, y compris ceux de première instance qui ont été réservés.

Parties perdantes, les associations Les Amis de la Terre France, Nape et Afiego, les associations intervenantes volontaires et le syndicat CFDT ne sauraient prétendre à l’allocation de frais irrépétibles. Les associations Les Amis de la Terre France, Nape et Afiego devront en outre supporter les dépens de première instance et d’appel. L’ordonnance sera en conséquence infirmée en ce qu’elle a réservé les dépens.

Il n’est pas inéquitable de laisser la société Total assumer la charge de ses frais irrépétibles.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire et en dernier ressort,

Déclare recevables les interventions volontaires du syndicat CFDT et des associations CCFD ' Terre Solidaire, […] et le Collectif Ethique sur l’étiquette,

Confirme l’ordonnance rendue en référé le 30 janvier 2020 par le tribunal judiciaire de Nanterre, sauf en ce qu’elle a réservé les dépens,

Y ajoutant et statuant à nouveau du chef infirmé,

Dit n’y avoir lieu à application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,

Rejette la demande d’évocation et toute autre demande,

Dit que les associations Les Amis de la Terre France, Nape et Afiego supporteront la charge des dépens de première instance et d’appel qui pourront être recouvrés pour ce qui est de ces derniers, conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile par les avocats qui en ont fait la demande.