Cass. soc., 12 février 2003, n° 99-42.985
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Sargos
Rapporteurs :
M. Merlin, M. Frouin, Mme Bourgeot
Avocats généraux :
M. Lyon-Caen, M. Duplat, M. Barrairon
Avocats :
SCP Boullez, Me Blanc, Me Carbonnier, SCP Lyon-Caen, Fabiani et Thiriez, SCP Masse-Dessen et Thouvenin
Donne acte à l'AGS-CGEA d'Ile-de-France de ce qu'elle se désiste du troisième moyen de son pourvoi ;
Attendu que la société de droit français Télémax et la société de droit italien Compagnia generale RT ont conclu un contrat de coproduction d'une série télévisée comprenant plusieurs épisodes et portant le titre provisoire de "Une famille en jaune" ; que la société italienne était l'unique et exclusif propriétaire des droits pour la production télévisée et dirigeait seule la production en sa qualité de coproducteur majoritaire ; que pour la réalisation de cette production la société italienne a engagé comme artiste interprète Ugo X alors que la société française a embauché Mme Y par contrat à durée déterminée de quatre-vingts jours à effectuer entre le 16 juillet 1990 et juillet 1991 moyennant une somme de 639 400 francs ; qu'en raison du décès en cours de tournage d'Ugo X, la société italienne a arrêté la production de la série télévisée et la société Télémax a rompu le contrat de Mme Y par lettre du 7 décembre 1990 ; que cette dernière a saisi la juridiction prud'homale en réclamant le paiement de dommages-intérêts ; que la société Télémax a sollicité la garantie de la société Compagnia generale RT et, postérieurement au jugement du conseil de prud'hommes a été déclarée en liquidation judiciaire par jugement du 7 décembre 1995, M. Z étant désigné en qualité de mandataire liquidateur ;
Sur le premier moyen du pourvoi principal de l'AGS-CGEA d'Ile-de-France et le deuxième moyen du pourvoi incident de M. Z, ès qualités :
Attendu que l'AGS-CGEA d'Ile de France et M. Z ès qualités font grief à l'arrêt d'avoir condamné la société Télémax à payer à Mme Y des dommages-intérêts en réparation du préjudice causé par la rupture anticipée de son contrat de travail à durée déterminée, alors, selon le premier moyen du pourvoi principal :
1°) que l'impossibilité absolue pour l'employeur de fournir du travail au salarié lui permet de rompre, avant l'échéance du terme, le contrat conclu pour une durée déterminée ; qu'en s'abstenant de rechercher si la décision irrévocable prise unilatéralement par la société Compagnia generale RT, en sa qualité de producteur délégué, d'arrêter le tournage de la série télévisée, à la suite du décès d'Ugo X, qu'elle avait elle-même embauché pour tenir le rôle principal, ne mettait pas la société Télémax dans l'impossibilité absolue d'exécuter le contrat de travail qu'elle avait elle-même conclu de son côté avec Mme Y, dès lors qu'elle ne pouvait pas poursuivre la production de cette série, en l'absence de la société Compagnia generale RT qui dirigeait seule la production, en sa qualité de producteur majoritaire, peu important que le sujet ait été repris par un autre producteur, la cour d'appel a privé sa décision de base légale sous le rapport de l'article 1148 du code civil, ensemble l'article L. 122-3-8 du Code du travail ;
2°) que l'irrésistibilité de l'événement est, à elle seule, constitutive de force majeure, lorsque sa prévision ne saurait permettre d'en empêcher les effets, sous réserve que le débiteur ait pris toutes les mesures requises pour éviter la réalisation de l'événement ; qu'il s'ensuit que la cour d'appel a violé l'article 1148 du Code civil, ensemble l'article L. 122-3-8 du Code du travail, en énonçant que le décès d'Ugo X a été prévu par la conclusion d'un contrat d'assurance garantissant cet aléa, quand la prévision de la mort d'Ugo X ne saurait permettre d'empêcher la survenance de cet événement, ni même d'en prévenir les effets sur le tournage de la série télévisée, et ce, même par la conclusion d'un contrat d'assurance par la société Compagnia generale qui garantissait seulement les dommages découlant directement et exclusivement de l'interruption forcée du tournage ou de l'impossibilité de le mener à son terme, sans permettre pour autant à la société Télémax de poursuivre le contrat de travail de Mme Y, en l'absence de la société Compagnia generale ; alors, selon le deuxième moyen du pourvoi incident :
1°) que l'impossibilité absolue pour l'employeur de fournir du travail au salarié lui permet de rompre avant l'échéance du terme, le contrat conclu ; qu'ainsi, la cour d'appel aurait dû rechercher si la décision irrévocable de la société Compagnia Generale, en sa qualité de producteur délégué et de producteur majoritaire seul décisionnaire, d'arrêter le tournage de la série télévisée, à la suite du décès d'Ugo X, qu'elle avait embauché pour tenir le rôle principal, ne mettait pas la société Télémax dans l'impossibilité absolue d'exécuter le contrat de travail qu'elle avait elle-même conclu avec Mme Y, dès lors qu'elle ne pouvait poursuivre la production de la série en l'absence de la société Compagnia generale (manque de base légale au regard des articles 1148 du Code civil et L. 122-3-3 du Code du travail) ;
2°) que l'irrésistibilité de l'événement est, à elle seule, constitutive de la force majeure, lorsque sa prévision ne saurait permettre d'en empêcher les effets sous réserve que le débiteur ait pris toutes les mesures requises pour éviter la réalisation de l'événement dommageable ; que la cour d'appel ne pouvait dès lors considérer que le décès d'Ugo X ne constituait pas un cas de force majeure puisque cet événement était irrésistible et constitutif à lui seul de la force majeure, violant ainsi les articles 1148 du Code civil et L. 122-3-8 du Code du travail ;
Mais attendu que la force majeure permettant à l'employeur de s'exonérer de tout ou partie des obligations nées de la rupture du contrat de travail s'entend de la survenance d'un événement extérieur irrésistible ayant pour effet de rendre impossible la poursuite dudit contrat ;
Et attendu que les juges du fond, qui ont constaté que le décès de l'acteur principal ne faisait pas obstacle à la poursuite de la production de la série télévisée avec un autre acteur, ont caractérisé le fait que la poursuite du contrat de Mme Y n'était pas impossible et ont ainsi légalement justifié leur décision ;
Sur le deuxième moyen du pourvoi principal de l'AGS-CGEA d'Ile-de-France et le troisième moyen du pourvoi incident de M. Z, ès qualités :
Attendu que l'AGS-CGEA d'Ile-de-France et M. Z, ès qualités, font encore grief à l'arrêt d'avoir rejeté l'appel en garantie de la société Télémax à l'encontre de la société Compagnia generale, alors, selon le deuxième moyen du pourvoi principal :
1°) que I'article 2 du contrat de production stipule que "le présent contrat ne devra en aucun cas être considéré comme une constitution de société entre les deux groupes (et que) la responsabilité de chaque groupe (c'est-à-dire les sociétés française et italienne parties au contrat) est limitée aux obligations prises par les présentes et particulièrement vis-à-vis des tiers (et) qu'en aucun cas, un groupe ne pourra être appelé à répondre pour les obligations prises par un autre groupe, même si celles-ci peuvent se référer au présent contrat" ; qu'en énonçant que l'article 2 du contrat de production exonérait la société Compagnia generale RT de toute responsabilité, à raison des dommages causés à la société Télémax par la rupture du contrat de travail qu'elle avait conclu avec Mme Y pour les besoins de la production de la série télévisée qui avait été arrêtée par la société Compagnia generale RT, quand l'article 2 du contrat de coproduction se bornait à exclure toute solidarité entre ces deux sociétés qui imposerait à l'une d'entre elles d'exécuter l'obligation contractée par l'autre sans exclure pour autant toute action en responsabilité contractuelle entre elles, la cour d'appel a dénaturé la convention des parties ; qu'ainsi, elle a violé l'article 1134 du Code civil ;
2°) que doit être réputée non écrite la clause exonératoire de responsabilité qui contredit la portée de l'engagement pris, en déchargeant de toute responsabilité l'un des contractants qui a manqué à l'obligation essentielle qu'il avait souscrite ; qu'il est constant que la société Compagnia generale RT avait contracté envers la société Télémax l'obligation essentielle de mener à son terme le tournage de la série télévisée, en sa qualité de producteur délégué majoritaire ; qu'en énonçant que la société Compagnia generale a pu s'exonérer de toute responsabilité, en raison de l'inexécution de cette obligation essentielle, en application de l'article 2 du contrat de production, quand cette clause exonératoire aurait dû être réputée non écrite dès lors qu'elle contredisait la portée de l'engagement pris envers la société Télémax de mener la production à son terme, la cour d'appel a violé l'article 1131 du Code civil ;
3°) que les conventions n'ont d'effet qu'entre les parties contractantes ; qu'en énonçant que les stipulations du contrat d'assurance conclu avec un tiers par la société Compagnia generale la dispensait de répondre de l'inexécution de l'obligation essentielle qu'elle avait souscrite envers la société Télémax de mener le tournage à son terme, la cour d'appel a violé l'article 1165 du Code civil :
4°) qu'il résulte des constatations auxquelles la cour d'appel a procédé que "la société Télémax soutient qu'elle n'a fait que répercuter sur Mme Y l'annulation de la production décidée par la seule Compagnia generale RT, en sa qualité de productrice déléguée, et qu'en conséquence, cette dernière doit la garantir des conséquences financières de la résiliation du contrat de travail de Mme Y" ; qu'en énonçant que la société Télémax n'alléguait pas que la société Compagnia generale RT avait commis une faute, quand la société Télémax reprochait à la société Compagnia generale d'avoir rompu le contrat de production et d'avoir donc commis une faute contractuelle, la cour d'appel a dénaturé les termes du litige dont elle était saisie, en violation de l'article 4 du nouveau Code de procédure civile ;
5°) que la résolution unilatérale d'un contrat s'étend à tous les engagements conclus avec des tiers, pour la réalisation de son objet, auxquels il est donc uni par un lien d'indivisibilité ; qu'il s'ensuit que celui qui rompt unilatéralement un contrat doit répondre du préjudice causé à l'autre partie par la rupture des engagements qu'elle avait elle-même conclus avec des tiers pour l'exécution de ce contrat-là et qui constituent donc un tout indivisible ; qu'en énonçant que la rupture du contrat de travail de Mme Y n'était pas imputable à la Compagnia generale RT qui avait pris la décision irrévocable d'arrêter la production de la série télévisée interprétée par Mme Y, quand son contrat de travail était indivisible du contrat de production pour l'exécution duquel il avait été conclu, la cour d'appel a violé l'article 1184 du Code civil, ensemble les articles 1147 et 1150 du même Code ; et alors, selon le troisième moyen du pourvoi incident :
1°) que l'article 2 du contrat de production stipulait "il est expressément convenu que le présent contrat ne devra en aucun cas être considéré comme une constitution de société entre les deux groupes, la responsabilité de chaque groupe est limitée aux obligations prises par les présentes et particulièrement vis-à-vis des tiers ; en aucun cas un groupe ne pourra être appelé à répondre pour les obligations prises par un autre groupe, même si celles-ci peuvent se référer au présent contrat" ; que cette stipulation ne faisait pas obstacle à un appel en garantie de la société Télémax dirigé contre la société Compagnia generale du fait de l'annulation de la production décidée par cette seule société, en sorte qu'en retenant que chaque groupe conservait sa gestion interne pour débouter la société Télémax de son appel en garantie, la cour d'appel a dénaturé ledit article (violation de l'article 1134 du Code civil) ;
2°) qu'à supposer que la société Compagnia generale pût s'exonérer de toute responsabilité par l'effet de l'article 2 précité, cette clause exonératoire de responsabilité, qui contredisait l'engagement pris par la société Compagnia generale envers la société Télémax de mener à son terme le tournage de la série en sa qualité de producteur majoritaire, devait être réputée non écrite (violation de l'article 1131 du Code civil) ;
3°) que les stipulations du contrat d'assurance conclu par la seule Compagnia generale avec un assureur n'étaient pas de nature à justifier de l'inexécution de ses obligations vers la société Télémax, le contrat n'ayant d'effets qu'entre les parties contractantes (violation de l'article 1165 du Code civil) ;
4°) que la société Télémax, en faisant valoir n'avoir fait que répercuter sur Mme Y l'annulation de la production décidée par la seule société Compagnia generale, en sa qualité de producteur délégué, et qu'en conséquence cette dernière devait la garantir des conséquences financières de la résiliation du contrat de travail de Mme Y, avait bien imputé la résiliation à la Société Compagnia generale, par hypothèse fautive si la société Télémax était condamnée à indemniser Mme Y ; que la cour d'appel a retenu que la société Télémax n'alléguait pas que la société Compagnia generale avait commis une faute et a dénaturé les termes du litige (violation de l'article 4 du nouveau Code de procédure civile) ;
5°) que la résiliation unilatérale du contrat de production par la société Compagnia generale, producteur délégué et majoritaire, emportait par voie de conséquence nécessaire la résiliation du contrat conclu par la société Télémax avec Mme Y, en raison de l'indivisibilité liant les deux contrats, le second étant sur la dépendance du premier ; qu'ainsi la cour d'appel ne pouvait écarter l'appel en garantie de la société Télémax (violation des articles 1147 et suivants, 1184, 1217 et 1218 du Code civil) ;
Mais attendu, d'abord, que la cour d'appel, en retenant qu'en vertu de l'article 2 du contrat conclu entre la société Compagnia generale et la société Télémax aucune des deux parties ne pouvaient être appelée à répondre des obligations prises par l'autre, n'a pas dénaturé le contrat ;
Attendu, ensuite, que devant la cour d'appel M. Z, ès qualités, et l'AGS-CGEA Ile-de-France se sont bornés à soutenir que la société Compagnia generale devait garantir la société Télémax car elle avait souscrit une police d'assurance couvrant les risques de la coproduction ; qu'il en résulte que la cour d'appel en énonçant qu'aucune faute n'avait été alléguée à l'encontre de la société Compagnia generale susceptible d'engager la responsabilité de cette dernière n'a pas dénaturé les termes du litige et que les griefs invoquant la nullité de la clause limitative de responsabilité, l'effet relatif des contrats et l'indivisibilité de la résiliation du contrat de coproduction et du contrat de travail sont nouveaux et irrecevables comme mélangé de fait et de droit ;
D'où il suit que les moyens ne sont pas fondés ;
Sur le premier moyen du pourvoi incident de M. Z pris en sa troisième branche :
Attendu que M. Z, ès qualités, fait grief à l'arrêt attaqué de l'avoir condamné à payer à Mme Y 6 000 francs au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens d'appel, alors, selon le moyen, que les créances de Mme Y au titre des frais irrépétibles et des dépens d'appel avaient une cause antérieure à la procédure de liquidation judiciaire en sorte que la cour d'appel aurait dû appliquer d'office les dispositions d'ordre public en obligeant Mme Y à se soumette à la procédure de vérification des créances (violation des articles 47 et 50 de la loi du 25 janvier 1985) ;
Mais attendu que la créance au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et celle des dépens mis à la charge du débiteur trouvent leur origine dans la décision qui statue sur leur sort et entre dans les prévisions de l'article L. 621-32 du Code de commerce lorsque cette décision est postérieure au jugement d'ouverture de la procédure collective ; que le moyen n'est pas fondé ;
Mais sur le premier moyen du pourvoi incident de M. Z :
Vu l'article 127 de la loi n 85-98 du 25 janvier 1985, devenu l'article L. 621-129 du Code de commerce ;
Attendu que, selon ce texte, les relevés des créances résultant d'un contrat de travail visés par le juge-commissaire ainsi que les décisions rendues par les juridictions prud'homales sont portés sur l'état des créances déposé au greffe ;
Attendu que la cour d'appel a confirmé le jugement du conseil de prud'hommes qui avait condamné la société Télémax à payer à Mme Y la somme de 639 400 francs à titre de dommages-intérêts, celle de 7 500 francs au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et aux dépens ;
Qu'en statuant comme elle l'a fait alors que ces créances, qui étaient nées antérieurement au jugement de liquidation judiciaire de l'employeur, ne pouvaient faire l'objet d'une condamnation du débiteur à les payer à la salarié et qu'elle devait se borner à déterminer le montant des sommes à inscrire sur l'état des créances déposé au greffe, la cour d'appel a violé le texte susvisé ;
Et attendu qu'il n'y a pas lieu à renvoi de ce chef, la Cour de Cassation pouvant donner au litige sur ce point la solution appropriée en application de l'article 627 du nouveau Code de procédure civile ;
PAR CES MOTIFS :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ses dispositions confirmant la condamnation, en première instance, de la société Télémax au paiement de dommages-intérêts, à une somme au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et aux dépens ;
Dit n'y avoir lieu à renvoi ;
Fixe au passif de la liquidation judiciaire de la société Télémax la créance de Mme Y... à la somme de 639 400 francs (97 475,9 euros) à titre de dommages-intérêts à celle de 7 500 francs (1143,37 euros) au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et à la somme représentative des dépens de première instance.