CA Angers, ch. a, 22 septembre 2015, n° 14/01811
ANGERS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Mme KERMARREC, MMA IARD (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. HUBERT
Conseillers :
Mme GRUA, M. CHAUMONT
Avocat :
Me TUBIANA
FAITS ET PROCÉDURE
Par acte authentique reçu par Me Cheminant, notaire, les 7 et 9 septembre 1978, M. et Mme Z (les époux Z) ont conclu un bail à construction avec la commune de Tréguier (Côtes d’Armor) (la commune) pour une durée de trente ans à compter du 1er septembre 1978, afin d’édifier à leur charge, sur un terrain appartenant à la commune, un bâtiment à usage commercial en vue d’établir un magasin de vente ou de location de bateaux neufs ou d’occasion et de matériel, ainsi qu’un atelier garage d’hivernage, d’entretien et de réparations courantes de bateaux et moteurs.
Par acte authentique reçu par Me Kermarrec, successeur de Me Cheminant, le 20 avril 1995, les époux Z ont conclu un avenant les autorisant à ajouter à leur établissement un commerce de bar et de petite restauration.
Le bail s’est achevé le 1er septembre 2008, la commune ayant refusé de donner son accord à la cession des deux fonds de commerce.
En application de l’article 13 du bail, les époux Z ont demandé à cette dernière de lui payer une indemnité correspondant à la valeur des constructions et des fonds de commerce telle que fixée à dire d’expert.
Par ordonnance du 23 mai 2007, le président du tribunal de grande instance de Guingamp a désigné M. X en qualité d’expert.
Par ordonnance du 5 décembre 2007, les opérations d’expertise ont été déclarées communes et opposables à Me Kermarrec.
L’expert, qui a déposé son rapport le 21 mai 2008, a évalué à
705 000 euros les biens immobiliers.
Les époux Y ayant demandé vainement à la commune de leur payer cette somme, ils ont saisi le juge des référés du tribunal administratif de Rennes.
Par arrêt du 24 mars 2009, la cour administrative d’appel de Nantes a confirmé le jugement du juge des référés rejetant leur demande, dans les termes suivants :
Considérant que, par acte du 9 septembre 1978, le maire de la commune de Tréguier (Côtes d’Armor) a conclu avec M. et Mme Y, pour une durée de 30 ans expirant le 1er septembre 2008, un bail à construction portant sur un terrain sis G H I sur lequel les preneurs se sont engagés à édifier un bâtiment aux fins d’exploiter un restaurant et un commerce d’articles nautiques ; qu’à l’expiration du bail à construction, ces derniers ont, sur le fondement de l’article 13 de cette convention, réclamé à la commune une indemnité correspondant à la valeur vénale de ce bâtiment et des deux fonds de commerces susmentionnés, en se prévalant de l’évaluation réalisée par l’expert désigné par le président du tribunal de grande instance de Guigamp dans son rapport remis le 21 mai 2008 ; qu’ils relèvent appel de l’ordonnance du 26 septembre 2008 par laquelle le président du tribunal administratif de Rennes a rejeté leur demande tendant à la condamnation de la commune de Tréguier à leur verser la somme provisionnelle de 705 000 euros ;
Considérant qu’aux termes de l’article R. 541 – 1 du code de la justice administrative :
le juge des référés peut, même en l’absence d’une demande au fond, accorder une provision au créancier qui l’a saisi lorsque l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable (…) ; qu’aux termes de l’article L. 251 – 3 du code de la construction et de l’habitation : ' le bail à construction confère au preneur un droit réel immobilier. Ce droit peut être hypothéqué (…) ' ;
Considérant qu’il résulte de l’instruction que les terrains sur lesquels portait le bail à construction susmentionné appartiennent au domaine public portuaire communal : qu’il résulte des dispositions précitées du code de la construction et de l’habitation qu’eu égard à sa durée de trente ans et à son objet, le bail consenti par la commune de Tréguier à M. et Mme Y a constitué à leur profit des droits réels, non pas seulement sur les bâtiments qu’ils ont édifiés mais sur les dépendances mêmes du domaine public ; que ces clauses sont donc incompatibles avec les principes de la domanialité publique et doivent être regardées comme nulles ; qu’elles ont eu un caractère déterminant dans la conclusion de la convention en cause et sont indivisibles de ses autres stipulations '.
Le 26 février 2013, les époux Z ont assigné Me Kermarrec et son assureur, la société les Mutuelles du Mans assurances IARD (l’assureur), devant le tribunal de grande instance du Mans en paiement de diverses indemnités.
Par jugement du 17 juin 2014, assorti de l’exécution provisoire, le tribunal a :
. Condamné solidairement Me Kermarrec et l’assureur à payer aux époux Z les sommes suivantes :
. 705 000 € au titre de leur préjudice matériel, avec intérêts au taux légal à compter du jugement et anatocisme ;
. 1 500 € au titre de leur préjudice moral ;
. Débouté les parties de leurs autres demandes ;
. Condamné solidairement Me Kermarrec et l’assureur à payer aux époux Z la somme de 1 500 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Me Kermarrec et l’assureur ont relevé appel et les époux Z ont relevé appel incident.
Les parties ont conclu.
La procédure a été clôturée le 6 mai 2015.
MOYENS ET PRÉTENTIONS DES PARTIES
Aux termes de leurs dernières conclusions déposées le 22 janvier 2015, auxquelles il convient de se référer pour plus ample exposé des moyens et prétentions, Me Kermarrec et l’assureur sollicitent l’infirmation du jugement et demandent à la cour de :
. Débouter les époux Z de leurs demandes ;
. Ordonner la restitution de toute somme versée au titre de l’exécution provisoire ;
. A titre subsidiaire, réduire les demandes des époux Z ;
. Condamner ceux-ci à leur verser la somme de 3 000 € chacun sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Ils font valoir, en substance, que :
Sur la faute :
. Les terrains litigieux qui relevaient initialement du domaine public ont été déclassés par arrêté du 15 janvier 1948 puis vendus par le département à la commune en 1959, ce dont il résulte qu’à ce stade ils appartenaient au domaine privé de cette dernière et pouvaient faire l’objet d’un bail à construction ;
. Les époux Z n’ont pas discuté devant le juge administratif la question de l’appartenance des terrains litigieux au domaine public communal, qui suppose que soient réunies les conditions posées par l’article L. 2111 – 1 du code général de la propriété des personnes publiques à savoir une affectation à l’usage du public et un aménagement spécial ;
. La juridiction administrative ne s’est donc pas prononcée sur ce point qui relève de sa seule compétence ;
. Les époux Z ont commis une faute en ne faisant pas valoir les moyens de droit et de fait pour faire échec, devant le juge administratif, au rattachement du terrain d’assiette au domaine public ;
. Le notaire ne peut être responsable d’un dommage qui a pour seule cause la carence de la victime ;
. Par ailleurs, les époux Z ne démontrent pas que le notaire pouvait avoir connaissance des causes de nullité des contrats et particulièrement, par les extraits cadastraux, du rattachement de la parcelle au domaine public communal ;
Sur le lien de causalité et sur le préjudice :
. Les époux Z ne sont pas fondés à solliciter la réparation du manque à gagner résultant de l’inapplication de l’article 13 du bail à construction auquel ils n’auraient pu prétendre s’ils avaient été mieux informés ;
. Ils ont contribué à leur préjudice, d’une part, en n’acceptant pas de conclure avec la commune une convention d’occupation du domaine public à l’issue du bail à construction, laquelle leur aurait permis de céder leurs activités commerciales, d’autre part, en ne saisissant pas, dans le délai de forclusion, le tribunal administratif d’une requête en plein contentieux ;
. Les bénéfices qu’ils ont tirés de l’exploitation de leurs activités doivent se compenser avec le préjudice qui découle du refus par la commune de leur consentir un bail commercial ;
. Aucune indemnité d’occupation n’est due dès lors que le bail devait prendre fin automatiquement le 1er septembre 2008 ;
. L’indemnité à laquelle les époux Z pourraient prétendre ne correspond pas à la valeur de rachat des biens immobiliers et fonds de commerce telle que fixée par l’expert, mais doit être calculée en fonction de l’amortissement de leurs biens ;
. Ils n’ont subi aucun préjudice moral.
Aux termes de leurs dernières conclusions déposées le 23 décembre 2014, auxquelles il convient de se référer pour plus ample exposé des moyens et prétentions, les époux Z demandent à la cour, au visa des articles 1142 et suivants et 1382 et suivants du code civil, de :
. Confirmer le jugement en ce qu’il a retenu la responsabilité de Me Kermarrec et de l’assureur ;
. Condamner solidairement ceux-ci à leur payer la somme de 705 000 € avec intérêts à compter du 9 septembre 2008 et anatocisme, ainsi que celles de 347 800 € à titre d’indemnité d’occupation arrêtée au 31 octobre 2013, avec intérêts à compter de l’assignation et anatocisme, 200 000 € au titre de leur préjudice moral et 69 980,40 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
Ils font essentiellement valoir que :
Sur la faute :
. Me Cheminant a commis une faute dans la rédaction du contrat de bail à construction, qui est incompatible avec les principes de domanialité publique et doit être regardé comme nul ;
. Les clauses et notamment la numéro 13, ont été déterminantes dans la conclusion du contrat ;
. Me Kermarrec a réitéré cette faute en mentionnant dans son acte du 24 avril 1995 que cette clause restait inchangée ;
. Le terrain a toujours été présenté par la commune comme faisant partie du domaine public, ce que confirme le cadastre, et les juridictions administratives ont vérifié le critère de la domanialité publique ;
Sur le lien de causalité et sur le préjudice :
. Les concluants ont accepté de signer le bail et de prendre à leur charge les frais de construction de l’immeuble et de création de leurs activités compte tenu de l’existence de l’indemnité de fin de bail qui correspond à la valeur des fonds et du bâtiment ;
. Il ne s’agit pas d’un défaut de conseil du notaire mais d’une faute grave de sa part dans l’exécution de sa mission de rédacteur d’acte ;
. Ils n’ont pas contribué à leurs préjudices contrairement à ce qu’allèguent les appelants ;
. Leur préjudice équivaut au montant de l’indemnité qu’ils n’ont pas perçue, soit 705 000 €, et à l’occupation sans titre par la mairie de leurs biens, soit
4 700 € par mois, soit 347 000 € à ce jour ;
. La situation les affecte considérablement.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la responsabilité du notaire :
Attendu que le notaire est tenu, en qualité de rédacteur d’un acte, de vérifier préalablement les conditions nécessaires à sa validité ;
Attendu qu’au cas particulier, il appartenait à Me Cheminant, rédacteur du bail à construction reçu les 7 et 9 septembre 1978 et conclu entre la ville de Tréguier et les Époux Y, puis à Me Kermarrec, son successeur, rédacteur de l’avenant à ce contrat reçu le 20 avril 1995, de s’assurer de la validité de la clause numéro XIII stipulant ' les constructions édifiées et tous travaux et aménagements effectués par les preneurs resteront leur propriété et celle de leur ayants cause. A l’expiration du bail arrivé à terme ou résiliation amiable ou judiciaire, le terrain loué restera la propriété de la ville de Tréguier à charge par cette dernière d’accepter l’exécution du pacte de préférence ci-après stipulé. Au cas où les preneurs ou leurs ayants cause renonceraient au bénéfice du pacte de préférence, la ville de Tréguier deviendrait propriétaire des constructions qui auraient été édifiées ainsi que du fonds de commerce, à charge par elle de verser au propriétaire un indemnité fixée à l’amiable ou à dire d’expert choisi amiablement par les parties ou désigné par le président du tribunal de grande instance de Guingamp sur ordonnance rendue à la requête de la partie la plus diligente ' ;
Qu’en insérant cette clause, sans s’assurer au préalable de sa validité au regard de la domanialité publique du terrain, le notaire a commis une faute délictuelle, et non un simple manquement à son devoir de conseil ;
Qu’il ne peut utilement se prévaloir, pour s’exonérer de sa responsabilité, du décret du 15 janvier 1948 déclassant la ligne de chemin de fer de Plouec à Tréguier et de l’acte de vente du 28 septembre 1959 par lequel le département des Côtes-du-Nord a vendu à la commune de Tréguier les terrains formant l’assiette de la gare et les bâtiments, alors qu’il est constant que la parcelle louée aux époux Y faisait partie du domaine public de la commune, comme l’a jugé la cour administrative d’appel de Nantes dans sa décision du 24 mars 2009 contrairement à ce que soutiennent à tort les intimés ;
Qu’au reste, l’acte de vente du 28 septembre 1959 précité précise que la commune conservera les immeubles acquis dans son domaine public ', de même que le document intitulé concession de la ville de Tréguier d’une parcelle des quais à M. Y ' délivré par la commune porte la mention expresse domaine public, ce qui aurait dû attirer, à tout le moins, l’attention du rédacteur de l’acte ;
Que, par ailleurs, aucune faute ne peut être reprochée aux Époux Y qui n’étaient nullement contraints de conclure avec la commune, au terme du bail, une convention d’occupation du domaine public ;
Qu’en conséquence, c’est à bon droit que le tribunal a retenu l’entière responsabilité du notaire ;
Que le jugement sera confirmé de ce chef ;
Sur le lien de causalité et sur les préjudices :
Attendu que la faute du notaire a causé directement aux Époux Y un préjudice matériel qui est constitué par la perte de l’indemnité contractuelle fixée à dire d’expert, soit 705 000 € qu’ils auraient perçus de façon certaine si le contrat avait été valide, sans qu’il y ait lieu de prendre en compte, à l’inverse de ce que soutiennent les intimés, les bénéfices que les appelants ont tirés de l’exploitation de leur activité, pas plus que la valeur des investissements qu’ils ont réalisés ;
Que le jugement sera donc confirmé en ce qu’il a condamné in solidum Me Kermarrec et l’assureur à payer cette somme, à titre de dommages-intérêts, aux Époux Y, lesquels n’étaient pas, en outre, comme l’a précisé le tribunal, tenus de limiter leur préjudice dans l’intérêt du responsable en acceptant de conclure, en 2008, la convention d’occupation du domaine publique invoquée par les intimés ;
Attendu que les époux Y ne peuvent utilement prétendre au paiement d’une indemnité d’occupation, laquelle suppose qu’ils aient été privés du droit de d’user, jouir ou disposer des lieux à la suite de la faute du notaire, ce qui n’est pas le cas dès lors que même si le bail avait été valide, il serait venu à expiration le 1er septembre 2008, la commune devenant propriétaire des immeubles à compter de cette date ;
Que, par ailleurs, contrairement à ce qu’ils soutiennent dans leurs écritures (p. 11), l’existence de leurs droits sur les lieux n’est pas subordonné au versement de l’indemnité prévue par le contrat ;
Qu’ils seront donc déboutés de leur demande de ce chef, par voie de confirmation du jugement ;
Attendu que, compte tenu de la durée de leur occupation, de l’importance de l’investissement matériel et humain qu’ils ont consentis pendant cette période, il apparaît qu’ils ont subi un préjudice moral, directement causé par la faute du notaire, qu’il convient d’évaluer à 30 000 €, le jugement étant réformé sur ce point ;
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant publiquement et contradictoirement :
CONFIRME le jugement en toutes ses dispositions, sauf sur le quantum des dommages-intérêts alloués au titre du préjudice moral ;
Statuant de nouveau de ce chef ;
CONDAMNE in solidum Me Kermarrec et la société.
Mutuelles du Mans assurances IARD à payer à M. et Mme Y la somme de 30 000 € à titre de dommages-intérêts en réparation de leur préjudice moral ;
CONDAMNE Me Kermarrec et la société.