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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 11, 8 avril 2022, n° 20/06223

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Défendeur :

Innocean Worldwide France (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Ardisson

Conseillers :

Mme Primevert, Mme L'Eleu de la Simone

T. com. Paris, du 16 mars 2020, n° 20180…

16 mars 2020

FAITS ET PROCEDURE

La société X, immatriculée le 18 avril 2007, a pour activité le conseil en communication. M. Y, gérant, est, avec son épouse, associé de cette société.

La société Innocean Worldwide France (IWF), filiale du groupe coréen Innocean Worldwide, créée en 2010, est une société spécialisée dans la communication ayant le statut d'agence de publicité. Elle a pour clients principaux les marques automobiles Kia et Hyundai.

La société Innocean Worldwide France est entrée en relation d'affaires avec la société X en 2010 en lui passant des commandes en fonction de ses besoins afin de sous-traiter des travaux de création et d'exécution pour la marque Kia.

Le 4 mai 2015, les parties ont conclu un contrat de prestation de services moyennant une rémunération de 31.000 euros mensuels pour la partie création et de 120 euros par face (page) avec un minimum annuel garanti de 1.200 faces, sans distinction des marques Kia ou Hyundai, pour la partie prestation d'exécution. Ce contrat conclu pour une durée indéterminée prévoyait un préavis de six mois pour y mettre un terme.

Suivant lettre recommandée du 25 octobre 2017 reçue le 26 octobre 2017, la société Innocean Worldwide France a notifié à la société X la cessation du contrat à effet au 26 avril 2018, soit avec un préavis de six mois.

Suivant exploit du 1er octobre 2018, la société X a fait assigner la société Innocean Worldwide France devant le tribunal de commerce de Paris afin d'être indemnisée des conséquences de la rupture brutale de leurs relations commerciales, en faisant état de sa dépendance économique, sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce.

Par jugement du 16 mars 2020, le tribunal de commerce de Paris :

N'a pas fait droit à la fin de non-recevoir soulevée par la société Innocean Worldwide France IWF.

A débouté la société X de sa demande au titre d'une rupture brutale de relations commerciales établies.

A débouté la société X de sa demande de 32.485,99 euros au titre de dommages et intérêts complémentaires.

A condamné la société X à payer à la société Innocean Worldwide France IWF la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

A débouté les parties de leurs autres demandes, fins et conclusions.

A condamné la société X aux dépens.

La société X a formé appel du jugement par déclaration du 6 mai 2020 enregistrée le 18 mai 2020.

Suivant ses dernières conclusions transmises par le réseau privé virtuel des avocats le 1er décembre 2020, la société X demande à la cour :

De rejeter la fin de non-recevoir de la société Innocean Worldwide France.

De réformer le jugement entrepris en ses dispositions querellées et statuant à nouveau :

Vu l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce, et l'absence de préavis suffisant.

De condamner la société Innocean Worldwide France au paiement de la somme de 488.680 euros à titre de dommages-intérêts pour la perte de marge brute sur coût variable due à la rupture brutale des relations commerciales notifiée par lettre du 25 octobre 2017.

De condamner la société Innocean Worldwide France à payer la somme de 32.485,99 euros, à titre de dommages et intérêts complémentaires en remboursement des coûts exposés par la société X.

De condamner la société Innocean Worldwide France à payer à la société X en réparation du préjudice moral et d'atteinte à son image la somme de 20.000 euros à titre de dommages et intérêts.

De condamner la société Innocean Worldwide France à payer à la société X une indemnité de 15.000 euros au titre des frais à caractère irrépétible sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

D’ordonner la capitalisation des intérêts sur le fondement de l'article 1343-2 du code civil.

De condamner la société Innocean Worldwide France aux entiers dépens de première instance et d'appel, dont distraction dans les termes et conditions de l'article 699 du code de procédure civile au profit de l'avocat constitué.

Suivant ses dernières conclusions transmises par le réseau privé virtuel des avocats le 8 janvier 2021, la société Innocean Worldwide France demande à la cour, au visa de l'article 122 du code de procédure civile, de l'article 1103 du code civil, et de l'ancien article L. 442-6, I, 5° du code de commerce :

De réformer le jugement du tribunal de commerce de Paris du 16 mars 2020 en ce qu'il n'a pas retenu la fin de non-recevoir.

Statuant à nouveau,

Au titre de la fin de non-recevoir,

De constater l'existence d'une fin de non-recevoir pour défaut d'intérêt.

En conséquence,

De rejeter la demande de la société X sans examen au fond.

Si tel n'était pas le cas,

A titre principal au fond,

De confirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris du 16 mars 2020.

En conséquence,

De débouter la société X de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions.

Si tel n'était pas le cas,

A titre subsidiaire,

De débouter en l'état la société X de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions faute pour elle de justifier du montant de la marge brute sur coût variable afin de déterminer le montant du préjudice éventuellement indemnisable ou limiter l'indemnisation à de plus justes proportions.

En tout état de cause,

Conformément aux articles 696, 697, 698, 699 et 700 du code de procédure civile, de condamner la SARL X en sa qualité de demandeur aux entiers dépens de l'instance conformément à l'article 696 et suivants du code de procédure civile.

De condamner la SARL X à la somme de 10.000 euros, sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

La clôture a été prononcée suivant ordonnance en date du 16 décembre 2021.

SUR CE, LA COUR,

Sur la fin de non-recevoir.

La société IWF soulève, sur le fondement de l'article 122 du code de procédure civile, le défaut d'intérêt à agir de la société X. Elle fait valoir que M. Y, dirigeant et associé majoritaire de la société X, a déposé une requête devant le conseil de prud'hommes de Nanterre en demandant la requalification en contrat de travail de ses relations commerciales avec la société Innocean Worldwide France.

La société X fait valoir que la personne de M. Y, personne physique, ne se confond pas avec celle de représentant légal de la société X.

Est produite la citation au fond délivrée par M. Y à l'encontre de la société Innocean Worldwide France devant le conseil des prud'hommes de Nanterre le 9 août 2018, visant à voir qualifier les relations contractuelles de M. Y et de la société IWF de contrat de travail puis dire que la rupture de leurs relations à compter du 26 avril 2018 s'analyse en un licenciement.

La requête introductive d'instance devant le conseil de prud'hommes déposée par M. Y est donc centrée sur sa relation de travail à titre personnel avec la société IWF. La présente instance en revanche a trait à la rupture des relations commerciales entre la société X et la société IWF.

Il en résulte que la société X à intérêt à agir et le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté la société IWF de la fin de non-recevoir soulevé à ce titre.

Sur la rupture brutale d'une relation commerciale établie.

La société X soutient qu'elle entretenait des relations avec la société Innocean depuis 2009 et travaillait de manière quasi-exclusive, ne bénéficiant d'aucune autonomie organisationnelle, pour cette société. Elle fait valoir qu'elle était donc en état de dépendance économique et que la rupture de leur collaboration, notifiée par la société IWF le 25 octobre 2017, a été brutale et l'a profondément déstabilisée.

La société Innocean Worldwilde France soutient que la relation commerciale n'a débuté qu'en 2010 et que le préavis octroyé, de six mois, est largement suffisant et qu'en outre elle a proposé à la société X de reprendre les salariés dont elle n'avait plus besoin, ce qui a été refusé. Elle indique que ce faisant, la société X a préféré créer un préjudice imaginaire plutôt que de respecter les dispositions du code du travail dans l'intérêt de ses propres salariés. Elle considère que la stratégie de la société appelante pendant la période de préavis a été de construire un argumentaire tendant au final à la présente procédure.

Aux termes de l'article L. 442-6 I 5° du code de commerce dans sa version applicable en la cause, antérieure à l'ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 :

« I. - Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers :

5° De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. (...) Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure. (...) ; ».

Le champ d'application de ce texte est celui des relations commerciales établies, c'est-à-dire les cas où la relation commerciale entre les parties revêtait avant la rupture un caractère suivi, stable et habituel et où la partie victime de l'interruption pouvait raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaire avec son partenaire commercial.

Le texte précité vise à sanctionner, non la rupture elle-même, mais sa brutalité caractérisée par l'absence de préavis écrit ou l'insuffisance de préavis, lequel doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, du produit ou du service concerné.

La cour doit procéder à une appréciation in concreto des conditions de déroulement et de la spécificité de la relation.

La société X indique que si c'est en effet avec la société Innocean Worldwide Europe GmbH (IWE) que l'accord du 30 octobre 2009 a été formellement conclu, celui-ci l'a été en prévision de son exécution par la société IWF. Elle fixe le début de la relation au 27 octobre 2009. Elle considère que le contrat de prestations de services du 4 mai 2015, conclu lorsque le budget Hyundai s'est ajouté à l'activité, s'inscrit dans la lignée du précédent contrat. Elle en déduit que la relation a duré huit ans.

L'examen des pièces produites par l'appelante montre en effet que dès le 27 octobre 2009 des relations se sont nouées entre la société X et la société Innocean Worldwide Europe GmbH. Par cet accord, la société IWE confiait à M. Y la fonction de « Creative Director for Innocean Worldwide France (IWF) », pour Kia, M. Z étant « Creative Director » pour Hyundai. Il était également prévu, in fine, que le travail devrait s'effectuer dans les locaux de la société IWF. Après la fin du contrat de M. Z en 2015, la société X a repris le budget Hyundai, et un contrat de prestations de services a donc été formalisé le 4 mai 2015 entre IWF et la société X.

L'article 1 prévoit que « Les missions confiées au prestataire consistent notamment en l'adaptation, la conception et le suivi de production des campagnes de communication média ou leurs dérivés directs hors média pour les marques Kia et Hyundai ou pour tout autre client ou prospect de la société Innocean Worldwide France. »

L'article 2 du contrat du 4 mai 2015 prévoit que le contrat est consenti à titre non-exclusif et sans lien de subordination et énonce que « le prestataire pourra régulariser d'autres contrats avec d'autres clients dès lors où il n'existe pas d'opposition d'intérêts entre ses clients. »

Le contrat de prestations de services du 4 mai 2015 prévoit en son article 12 intitulé « Résiliation hors faute » :

« Le présent contrat pourra être résilié à tout instant par chacune des parties, sous réserve d'un préavis de six mois sans dispense d’activité, sans qu’aucun préjudice ne soit reproché au demandeur de la résiliation, ni aucune indemnité réclamée au titre de cette résiliation. Durant cette période de préavis, les honoraires restent versés dans les conditions évoquées à l'article 5 au prorata temporis alors que les parties coopèrent de la meilleure manière afin d'avancer au mieux les projets commencés. »

La lettre recommandée du 25 octobre 2017 adressée par la société Innocean Worldwide France à la société X avec en objet « Rupture de collaboration », est ainsi libellée :

« Monsieur le Président,

Votre société X est l'un des fournisseurs de notre société, Innocean Worldwide France, en tant que studio de création spécialisé dans le secteur de publicité depuis le mois d'octobre 2009, étant précisé que dernièrement nos relations sont régies par un contrat régularisé en date du 4 mai 2015.

Par la présente, nous vous informons de notre décision de mettre un terme à notre collaboration. Conformément aux règles régissant notre relation indiquée ci-dessus, un délai de préavis de 6 mois vous est accordé. Le terme de notre collaboration interviendra dans 6 mois à compter de la première présentation de cette lettre envoyée en recommandée avec AR.

Pendant cette durée de préavis, le contrat de prestation de services continuera de produire ses effets et le règlement de vos factures interviendra conformément à nos pratiques habituelles. »

La société IWF a soumis la rupture à un préavis contractuel de six mois, la cessation des relations commerciales se situant donc le 26 avril 2018, préavis que la société X estime particulièrement insuffisant. Elle estime que le délai ne pouvait être inférieur à 16 ou 18 mois. Elle fait valoir l'imbrication de l'activité de la société X chez IWF. Elle reproche à IWF de ne lui avoir laissé que très peu de latitude organisationnelle pour une activité en dehors des projets qu'elle lui confiait.

Sur la durée de la relation et son caractère « établi » au sens de l'article L. 442-6 I 5° précité, il ressort des développements qui précèdent que celle-ci a débuté le 27 octobre 2009 et a été rompue le 25 octobre 2017 soit une durée de huit années, sans discontinuité.

La cour relève que l'article 2 précité prévoyait expressément l'absence d'exclusivité et la possibilité pour la société X d'avoir d'autres clients que IWF. Tel n'a pourtant pas été le cas puisque cette dernière représentait 95,20 % de son chiffre d'affaires en 2015, 91,19 % en 2016 et 97,51 % en 2017. Il en résulte que si la société IWF est devenue le plus important client de la société X, cette situation ne lui a pas été imposée et résulte de son seul choix, peu important que la société X soit quasi-intégrée au sein de la société IWF par l'émergence d'un « département créatif ». En outre, l'article 13 du contrat sur les « Conditions de mise à disposition des locaux » prévoit que « par commodité, dans le cadre du présent contrat de prestations de services conclu entre le client et le prestataire, ce dernier peut être amené à effectuer la réalisation des prestations dans les locaux du client » et que « Afin que la réalisation des prestations puisse s'effectuer dans les meilleures conditions, le client entend mettre à disposition du prestataire un bureau dans ses locaux, dédiés aux missions confiées par le client au prestataire, et ce pendant la durée du contrat de prestations de services. ». Il est manifeste que cette mise à disposition gratuite ne s'analysait pas en une obligation de présence dans les locaux de la société IWF.

La dépendance économique que l'appelante invoque n'est donc pas imputable à la société IWF, sachant au surplus que le secteur de la communication et de la publicité dans lequel elle exerce est particulièrement porteur et en constante mutation.

La société X reproche en outre à la société IWF la brutalité de la rupture qui a eu selon elle pour conséquence le licenciement pour motif économique des salariés dédiés à la société IWF et le règlement par ses soins des indemnités de licenciement. Cependant, il résulte des courriels produits que la société Innocean a dès le mois de janvier 2018 donc en période de préavis, insisté auprès de la société X sur le fait qu'il lui était possible de reprendre certains de ses salariés si les critères de l'article L. 1224-1 du code du travail étaient réunis. Elle s'est également étonnée de l'interdiction faite par Y à son égard de communiquer directement avec ses salariés et de la procédure de licenciement engagée à l'égard de certains d'entre eux.

Si la société X pouvait s'attendre à ce que la relation commerciale nouée avec la société IWF soit pérenne, l'absence d'exclusivité et la mise à disposition de locaux « par commodité » ne justifiaient pas, au vu de la durée des relations, le droit à un préavis particulièrement [sic].

Au regard des éléments qui précèdent, la durée de six mois de préavis apparaît raisonnable et le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté la société X de sa demande à ce titre.

Les demandes relatives aux indemnités de licenciement versées et aux frais d'embauche d'intérimaires jusqu'au 26 avril 2018 seront également rejetées en ce que le préavis a été jugé suffisant et intégralement réglé. Aucune faute n'étant imputable à la société IWF dans le cadre de la cessation des relations contractuelles avec la société X, celle-ci sera déboutée de sa demande de dommages-intérêts au titre de son préjudice moral et d'atteinte à son image. Le jugement sera confirmé sur ces points.

Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile.

La société X succombant à l'action, il convient de confirmer le jugement en ce qu'il a statué sur les dépens et les frais irrépétibles et statuant de ces chefs en cause d'appel, elle sera aussi condamnée aux dépens, mais il n'est pas inéquitable de laisser à chacune des parties la charge de ses propres frais sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS,

CONFIRME le jugement en toutes ses dispositions et y ajoutant.

CONDAMNE la société X aux dépens ;

LAISSE à chacune des parties, la charge de ses propres frais engagés sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.