Cass. 3e civ., 5 mars 1986, n° 84-14.147
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Monégier du Sorbier
Rapporteur :
Mme Gié
Avocat général :
M. Girard
Avocats :
SCP Nicolas Masse-Dessen et Georges, SCP Boré et Xavier et M. Le Griel
Sur les trois premiers moyens réunis du pourvoi principal :
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 10 mai 984) que Mme E..., les consorts B... et les consorts C... étaient nus-propriétaires d'un moulin, dénommé Moulin Saint-André, dont l'usufruit, appartenant à Mme D..., fut cédé le 31 mai 1939 à M. Z... ; qu'à la suite du décès de ce dernier, cet usufruit revint à Mme Z... et à sa fille, Mme X..., qui, le 11 décembre 1965, donnèrent à bail aux époux Y... les immeubles et le fonds de commerce constituant la minoterie Saint-André ; qu'un arrêt du 24 avril 1974 a prononcé, à la demande des nus-propriétaires, la nullité de ce bail ; que l'usufruit s'est éteint le 5 janvier 1976 par le décès de Mme D... et que l'expropriation pour cause d'utilité publique du Moulin Saint-André a été prononcée par une ordonnance du juge de l'expropriation du 25 mai 1983 ; que Mme E..., les consorts B... et les consorts C..., reprochant à Mme X... des abus de jouissance, ont assigné cette dernière pour faire prononcer la déchéance de l'usufruit et pour qu'elle soit condamnée à leur payer le montant des travaux de remise en état des immeubles et du matériel du moulin ; que Mme X... a appelé en garantie les époux Y... ;
Attendu que ces derniers font grief à l'arrêt d'avoir condamné Mme X... à payer aux nus-propriétaires une somme d'argent pour défaut d'entretien des bâtiments et des installations de la minoterie et de les avoir condamnés, en leur qualité de locataires, à garantir Mme X... du paiement de ces condamnations, alors, selon le moyen que, d'une part, la Cour d'appel n'a pas précisé la nature des travaux d'entretien qui n'auraient pas été exécutés par Mme X... ou par ses locataires, et dont l'exécution lui aurait incombé envers les nus-propriétaires ; qu'ainsi, la Cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard des articles 605 et 606 du Code civil ; alors que, d'autre part, il résulte du rapport de l'expert A... que le chiffre de 199 640 F représentait le coût de remise en état de marche des installations du moulin ; que la Cour d'appel a expressément constaté, dans les motifs de sa décision, qu'en ce qui concerne les installations du moulin proprement dit, l'expropriation du bâtiment par la ville de Vinon-sur-Verdon avait rendu sans objet le problème de leur remise en état ; que, dès lors, en condamnant Mme X... et les époux Y... au paiement de dommages-intérêts correspondant au coût de remise en état des installations du moulin, la Cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de ses propres constatations et de l'article 605 du Code civil ; alors, au surplus, que, dans un chef de ses conclusions d'appel, Mme X..., après avoir rappelé qu'en 1916, époque à laquelle l'usufruit avait été constitué, le moulin était mû par la force hydraulique, avait fait valoir que les nus-propriétaires, qui, dans le cadre de l'article 589 du Code civil, ne pouvaient exiger que la remise en état des installations du moulin dans la consistance et l'état qui étaient les leurs en 1916 se seraient trouvés, s'il avait été fait droit à leur demande, à la tête d'une meunerie totalement obsolète et qui, au surplus, n'aurait pu fonctionner normalement compte tenu de ce que, à la suite de la construction, par l'E.D.F., du barrage sur le Verdon et du busage par la commune du Vinon, du canal d'amenée d'eau, le moulin était, depuis plus de trente ans, très insuffisamment alimenté en eau ; qu'en s'abstenant de répondre à ces conclusions alors que celles-ci étaient de nature à tenir en échec la demande des nus-propriétaires en paiement d'une indemnité au titre des installations de la minoterie, la Cour d'appel a rendu une décision qui pèche par défaut de motifs et, partant, viole l'article 455 du nouveau code de procédure civile ; alors, en outre, que l'obligation d'entretien, qui est mise par la loi à la charge de l'usufruitier, est plus large que celle qui incombe au locataire ; que l'usufruitier est tenu d'effectuer toutes les réparations d'entretien autres que les grosses réparations visées à l'article 606 du Code civil, tandis que le preneur à bail n'est tenu que des simples réparations locatives ou de menu entretien ; qu'en condamnant des locataires à relever et à garantir l'usufruitier du paiement des travaux d'entretien que celui-ci avait été condamné à payer au nu-propriétaire, la Cour d'appel a violé les articles 1720 et 1754 du Code civil ; et, alors, enfin, qu'en ne constatant pas que les travaux d'entretien qui n'aurait pas été exécutés auraient présenté le caractère de simples réparations locatives ou de menu entretien dont la charge aurait incombé aux locataires, la Cour d'appel n'a pas donné de base légale au chef de sa décision condamnant les époux Y... à relever et à garantir Mme X... du paiement des condamnations prononcées à son encontre, au regard des articles 1720 et 1754 du Code civil ;
Mais attendu, d'une part, qu'après avoir relevé, justement qu'il appartenait à Mme X... de respecter son obligation de conserver et d'entretenir la chose objet de l'usufruit, la Cour d'appel a déterminé l'étendue des manquements commis par Mme X... dans l'exercice de ses obligations en se référant au rapport de l'expert qui énumère les travaux d'entretien inexécutés par l'usufruitière ;
Attendu, d'autre part, qu'après avoir retenu que l'expropriation du moulin ne permettait plus de retenir à la charge de Mme X... l'exécution en nature des travaux de remise en état, l'arrêt, répondant aux conclusions, énonce, à bon droit, qu'il convient de rechercher, en se plaçant au jour de l'extinction de l'usufruit, les travaux d'entretien dont l'inexécution en temps utile a eu pour conséquence de diminuer la valeur vénale de la chose aliénée ;
Attendu, enfin, que les époux Y... n'ont pas fait valoir, dans leurs conclusions devant la Cour d'appel, que les travaux d'entretien non exécutés ne constituaient pas des réparations mises par le bail à leur charge ; que de ce chef, le moyen est nouveau, mélangé de fait et de droit ;
D'où il suit que le moyen, pour partie irrecevable, n'est pas fondé pour le surplus ;
Sur le premier moyen du pourvoi incident :
Attendu que Mme E..., les consorts B... et les consorts C... font grief à l'arrêt de les avoir déboutés de leur demande en déchéance de l'usufruit, alors, selon le moyen, " que, d'une part, la nullité anéantit rétroactivement l'acte, et lui interdit de produire des effets de droit depuis sa formation ; qu'en l'espèce, il ressortissait des propres constatations de l'arrêt attaqué que le bail commercial consenti par l'usufruitière aux époux Y... était nul ; qu'en se fondant cependant, pour refuser la déchéance réclamée par les nus-propriétaires, sur les obligations que ce contrat nul mettait à la charge des preneurs, la Cour d'appel, qui a opposé aux bénéficiaires de la nullité des effets juridiques d'un acte nul, n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations au regard des articles 1234 et 1304 du Code civil, et, alors, que, d'autre part, l'usufruit peut cesser par l'abus que l'usufruitier fait de sa jouissance, soit en commettant des dégradations sur le fond, soit en le laissant dépérir, faute d'entretien ; qu'en déclarant qu'il n'était pas établi que Mme Z..., usufruitière, ait eu connaissance des manquements commis à cet égard par les preneurs, ou ait personnellement et fautivement contribué à l'état de dégradation par défaut d'entretien constaté par les experts, sans rechercher si, du fait de la nullité, qu'elle constatait, du bail ayant introduit les " preneurs " dans les lieux, l'usufruitière ne demeurait pas personnellement responsable des manquements commis par ces " preneurs ", la Cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 618 du Code civil ;
Mais attendu qu'après avoir rappelé, par motifs propres et adoptés, que la déchéance sanctionnant l'abus de jouissance de l'usufruitier est une pénalité civile et que la nullité du bail ne supprime pas le fait même de l'occupation, l'arrêt retient souverainement qu'il n'est pas établi que Mme X... ait eu connaissance des manquements des preneurs à leurs obligations d'entretenir les lieux en bon état de réparation ni qu'elle ait commis des manquements d'une gravité telle qu'ils devaient entraîner à son encontre la déchéance de l'usufruit ; qu'en l'état de ces seules constatations et énonciations, la Cour d'appel, usant du pouvoir d'appréciation dont elle dispose pour l'application de la sanction édictée par l'article 618 du Code civil, a légalement justifié sa décision de ce chef ;
Sur le deuxième moyen du pourvoi incident, pris en sa première branche :
Attendu que Mme E..., les consorts B... et les consorts C... reprochent à l'arrêt d'avoir décidé, pour fixer la somme due par Mme X... en réparation du préjudice consécutif au défaut d'entretien des bâtiments, que l'usufruitier ne pouvait être tenu d'exécuter les enduits de protection des maçonneries, qui, par leur objet et leur nature, entrent dans la catégorie des grosses réparations à la charge des nus-propriétaires, alors, selon le moyen, que " les grosses réparations " sont " celles des gros murs et des voûtes, le rétablissement des poutres et des couvertures entières, celui des digues et des murs de soutènement et de clôture aussi en entier " ; que " toutes les autres réparations sont d'entretien ", et notamment le ravalement, le recrépissage, la peinture des façades ou la pose d'enduits de protection ; qu'en décidant cependant que cette réparation, exclue de l'énumération limitative de l'article 606 du Code civil était " par son objet et sa nature " une grosse réparation, la Cour d'appel a violé par fausse application l'article 606 du Code civil et par refus d'application l'article 605 du même code ;
Mais attendu que l'arrêt, qui retient exactement que Mme X... n'était pas tenue de faire exécuter des enduits de protection qui n'existaient pas au jour de la constitution de l'usufruit est, par ce seul motif, légalement justifié de ce chef ;
Mais sur le quatrième moyen du pourvoi principal :
Vu les articles 578 et 597 du Code civil ;
Attendu que l'usufruitier jouit de tous les droits dont le propriétaire jouit et qu'il en jouit comme le propriétaire lui-même ;
Attendu que pour condamner les époux Y... au paiement d'une indemnité d'occupation aux nus-propriétaires, pour la période comprise entre la date de l'arrêt ayant prononcé, à la demande de ces derniers, la nullité du bail et celle de l'extinction de l'usufruit, l'arrêt retient que l'occupation indue des lieux par les époux Y... justifie l'attribution d'une telle indemnité aux nus-propriétaires, titulaires d'une action directe contre les occupants et contre lesquels ils ont obtenu une décision d'expulsion ;
Qu'en statuant ainsi, alors que l'indemnité d'occupation due en raison de la faute commise par l'occupant qui se maintient indûment dans les lieux, répare le préjudice subi par le propriétaire qui a été privé de la jouissance de son bien, l'arrêt a violé les textes susvisés ;
Et sur le deuxième moyen du pourvoi incident, pris en sa deuxième branche et sur le troisième moyen du pourvoi incident :
Vu l'article 1382 du Code civil ;
Attendu que l'auteur d'un délit ou d'un quasi délit est tenu à la réparation intégrale du dommage qu'il a causé ; que, dès lors, l'indemnité réparatrice doit être calculée sur la valeur du dommage au jour du jugement ou de l'arrêt qui consacre la créance indemnitaire de la victime ;
Attendu que pour évaluer le préjudice subi par Mme E..., les consorts B... et les consorts C... en raison du défaut d'entretien des bâtiments et des installations de la minoterie, la Cour d'appel énonce que la date à prendre en compte est celle de l'extinction de l'usufruit et qu'il convient, dès lors, de retenir les chiffres proposés par les experts à cette date ;
Qu'en statuant ainsi, la Cour d'appel a violé le texte susvisé ;
PAR CES MOTIFS :
CASSE et ANNULE dans la limite des moyens admis, l'arrêt rendu le 10 mai 1984 entre les parties, par la Cour d'appel d'Aix-en-Provence ; remet, en conséquence, quant à ce, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la Cour d'appel de Nîmes.