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Décisions

Cass. crim., 1 avril 2020, n° 19-80.875

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Soulard

Rapporteur :

Mme Planchon

Avocat général :

Mme Moracchini

Avocat :

SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret

Paris, du 17 déc. 2018

17 décembre 2018

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.

2. Le 4 mai 2010, Tracfin a effectué un signalement auprès du procureur de la République de Paris concernant les opérations de rachat à hauteur de 18 millions d'euros de plusieurs biens immobiliers de luxe dans toute la France et, notamment, à Courchevel par la société holding Société des Hôtels d'Altitude (SHA), créée en 2007, les fonds ayant servi à ces acquisitions ayant transité par des comptes bancaires étrangers détenus par des sociétés écrans situées au Luxembourg ou à Chypre.

3. Les statuts constitutifs de la société SHA faisaient référence à la société Russian Investment Group (RI Group), représentée par Mme Q, se faisant également appeler K Y ou K X, de nationalité américaine, épouse de M. G O, ancien ministre des finances de la région de Moscou. L'enquête diligentée en Russie à l'encontre de ce couple et de la société RI Group du chef de détournement de fonds publics, laissait soupçonner des opérations financières liées à un processus de blanchiment de crime ou de délit, M. O, en sa qualité de premier vice-président et ministre des finances du gouvernement de la région de Moscou, étant soupçonné d'avoir constitué une organisation délictuelle avec son épouse et plusieurs autres personnes, et obtenu, grâce à l'établissement de faux contrats conclus entre des sociétés gérées par eux et des structures publiques municipales, la cession, au bénéfice des premières, de droits de créance détenus par les secondes pour un montant total de 3,8 milliards de roubles.

4. La SHA était l'associée unique de la société des Hôtels Pralong et Crystal 2000 (SHPC 2000), propriétaire des hôtels Crystal et Pralong, à Courchevel dont la dissolution anticipée est intervenue le 18 septembre 2008.

5. A la suite de ce signalement, le procureur de la République de Paris a diligenté une enquête préliminaire sur les faits de blanchiment commis en France, tandis que le procureur de la République d'Albertville, saisi par les autorités judiciaires russes d'une demande d'entraide, a également ouvert une enquête préliminaire du chef de blanchiment en bande organisée aux fins de vérifier si les personnes visées dans cette demande n'avaient pas effectué d'autres investissements mobiliers ou immobiliers sur le territoire français, financés par le produit des infractions commises en Russie. Il s'est finalement dessaisi en faveur du parquet JIRS de Lyon, qui s'est dessaisi à son tour au profit du procureur de la République financier.

6. Les investigations réalisées dans le cadre de l'enquête préliminaire ont permis d'établir que la SHA, présidée par Mme Q, avait pour objet principal l'acquisition de la société des Hôtels Pralong et Crystal 2000 (SHPC 2000) pour le compte de la RI Group LLC, société de droit américain, dirigée par Mme Q.

7. Cette acquisition, pour un montant de 45 millions d'euros, a été financée par deux prêts d'un montant respectif de 33,8 millions d'euros et de 11,6 millions d'euros, contractés auprès de la société Laziar Holding Ltd, société de droit chypriote, elle même financée, à hauteur de 11 millions d'euros, par la société RI Group, qui devenait ainsi l'unique créancière du groupe SHA.

8. L'exploitation de matériels informatiques saisis lors de la perquisition diligentée dans l'appartement parisien occupé par Mme Q a permis de démontrer l'intervention de celle-ci dans la gestion des hôtels Pralong et Crystal et d'établir que la SCI Beralto, détenue par elle, a bénéficié d'un virement provenant du compte russe de la société Alderly Ltd, sise à Chypre, qui apparaît dans le dossier russe comme une société intermédiaire pour le compte de laquelle les produits des détournements ont été versés au vendeur des deux hôtels de Courchevel.

9. Le 13 mai 2015, en réponse à une demande d'entraide judiciaire adressée par le procureur de la République financier, le Comité d'instruction de la fédération de Russie a confirmé que l'enquête russe avait établi que le couple O Q avait participé à une bande organisée du 16 novembre 2005 au 28 novembre 2008 qui s'était livrée à des infractions « classées comme graves selon le code pénal de la Fédération de Russie » et que les intéressés avaient été renvoyés devant le tribunal russe.

10. Le 21 août 2015, le juge des libertés et de la détention, statuant sur une requête du procureur de la République financier du 20 août 2015, a autorisé la saisie de l'hôtel Pralong situé sur la commune de Saint-Bon-Tarentaise, propriété de la société Pralong.

11. La société Pralong a interjeté appel de cette ordonnance le 4 septembre 2018.

Examen des moyens

Sur le second moyen, pris en sa première branche

12. Le grief n'est pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

13. Le moyen est pris de la violation des articles 705, 706-150 et 591 du code de procédure pénale.

14. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a confirmé l'ordonnance ayant autorisé la saisie du bien immobilier situé sur la commune de Saint-Bon-Tarentaise (73120), station Courchevel 1850, représentant le lot [] du lotissement de Pralong, figurant au cadastre de cette commune section [], [] alors « qu'en se fondant, pour ordonner la saisie de l'immeuble à la requête du procureur national financier, sur une enquête préliminaire portant sur des faits de blanchiment, commis en France, de délits de « détournements de fonds publics » commis en Russie, quand le procureur national financier n'est matériellement compétent pour accomplir des actes de poursuite que relativement au délit de blanchiment des seules infractions prévues aux articles 432-10 à 432-15, 433-1 et 433-2, 434-9, 434-9-1, 445-1 à 445-2-1 du code pénal, L. 106 à L. 109 du code électoral, 313-1 et 313-2 du code pénal, 435-1 à 435-10 du code pénal et 1741 et 1743 du code général des impôts, en sorte qu'il ne pouvait requérir la saisie pénale d'un immeuble pour des faits supposés de blanchiment d'un délit prévu et réprimé par le code pénal de la Fédération de Russie, qui n'entrent pas dans le champ de sa compétence matérielle, la chambre de l'instruction a violé les articles 705, 706-150 et 591 du code de procédure pénale. »

Réponse de la Cour

15. Le procureur de la République financier est compétent, en application du 6° de l'article 705 du code de procédure pénale, pour la poursuite du délit de blanchiment des infractions citées, notamment, aux 1° à 5° du même article, parmi lesquelles figure celle de détournement de biens publics prévue par l'article 432-15 du code pénal, lorsque les faits revêtent un caractère de complexité qui peut être caractérisé, notamment, par la dimension internationale des faits, la présence de multiples sociétés écrans dans plusieurs pays considérés comme des paradis fiscaux et des circuits de blanchiment complexes.

16. La Cour de cassation considère que les textes qui définissent le délit de blanchiment, qui est une infraction générale, distincte et autonome, n'imposent ni que l'infraction ayant permis d'obtenir les sommes blanchies ait eu lieu sur le territoire national ni que les juridictions françaises soient compétentes pour la poursuivre.

17. Selon la société demanderesse, le procureur de la République financier n'a été institué que pour veiller à la moralisation de la vie publique française et ne peut connaître du blanchiment d'infractions commises à l'étranger susceptibles de correspondre aux délits visés dans le livre IV du code pénal, consacré aux « crimes et délits contre la Nation, l'État et la paix publique ».

18. Cette interprétation stricte de l'article 705 susvisé, qui aboutirait à interdire à ce magistrat de connaître du délit de blanchiment de sommes provenant d'infractions commises à l'étranger et susceptibles de correspondre à celles constituant la catégorie des atteintes à la probité, va à l'encontre de la volonté du législateur qui, en votant la loi n° 2013-1115 du 6 décembre 2013, a souhaité doter l'organisation judiciaire d'un parquet hautement spécialisé dont l'objet, à la faveur d'une centralisation des moyens et des compétences, est de lutter contre les formes les plus complexes de la délinquance économique et financière à dimension, notamment, internationale.

19. Elle est également en contradiction avec la volonté des instances européennes et internationales qui tendent à favoriser la dimension internationale des poursuites en matière de blanchiment.

20. En l'espèce, les fonds investis dans l'acquisition de l'hôtel Pralong sont susceptibles de constituer le produit direct ou indirect de détournements qui auraient été commis par les époux O Q au préjudice des municipalités de la région moscovite.

21. Il résulte des pièces de la procédure et des énonciations de l'arrêt attaqué que M. O a été renvoyé devant le tribunal russe des chefs de 22 infractions liées au détournement de droits de créance envers les structures municipales de la Région de Moscou pour la somme totale de 3,6 milliards de roubles, à la dilapidation de fonds budgétaires confiés à l'intéressé en sa qualité de ministre des finances de la Région de Moscou pour la somme totale de 3,8 milliards de roubles, au blanchiment des droits de créance et au détournement de fonds appartenant à la structure SRR pour la somme totale de 7,2 milliards de roubles, tandis que Mme Q a été renvoyée devant la même juridiction des mêmes chefs, à l'exception de ceux reprochés à son époux en sa qualité de ministre des finances.

22. Ces faits, qui font intervenir des sociétés écrans situées dans plusieurs Etats étrangers, sont complexes au sens de l'article 705 susvisé.

23. Par ailleurs les investigations effectuées sur le territoire français permettent de soupçonner que l'acquisition du bien saisi par la société Pralong, gérée par Mme Q, a été financée par des fonds constituant le produit des détournements susvisés.

24. En conséquence, la Cour de cassation étant en mesure de s'assurer que les faits constituant l'infraction d'origine du délit de blanchiment, commis en Russie et consistant dans le détournement de fonds au préjudice de personnes publiques, peuvent recevoir, en France la qualification de détournements de biens publics, faits prévus et réprimés par l'article 432-15 du code pénal, déjà en vigueur à la date de commission des faits par les mis en cause, c'est à bon droit que le procureur de la République financier a diligenté, en France, une enquête préliminaire sur le blanchiment de fonds qui en constituent le produit.

25. Ainsi, le moyen doit être écarté.

Sur le second moyen, pris en sa seconde branche

Enoncé du moyen

26. Le moyen est pris de la violation des articles 6, § 1er, de la Convention des droits de l'homme, 131-21 du code pénal, préliminaire, 706-150 et 593 du code de procédure pénale.

27. Le moyen critique l'arrêt en ce qu'il a confirmé l'ordonnance ayant autorisé la saisie du bien immobilier situé sur la commune de Saint-Bon-Tarentaise (73120), station Courchevel 1850, représentant le lot n° 2 du lotissement de Pralong, figurant au cadastre de cette commune section [], [] , alors :

« 2°) que la chambre de l'instruction qui, pour justifier d'une mesure de saisie pénale spéciale, s'appuie sur une ou des pièces précisément identifiées de la procédure, est tenue de s'assurer que celles-ci ont été communiquées à la partie appelante ; qu'en se fondant, pour « considérer que l'Hôtel Pralong 2000 constitu[ait] l'objet de l'infraction de blanchiment du produit direct ou indirect du délit de détournement de fonds publics commis en Russie » (arrêt, p. 18, § 3), sur le procès-verbal d'audition du commissaire aux comptes de la société SHA (arrêt, p. 17, § 8 et 9) et sur les informations figurant dans une réponse des autorités russes (arrêt, p. 17, § 11, et p. 18, § 1er), uniquement « exposées dans la requête aux fins de saisie » (arrêt, p. 18, § 1er), quand aucune de ces pièces de la procédure, postérieures à la note de Tracfin communiquée, n'avait été mise à la disposition de la société Pralong, la chambre de l'instruction a violé les articles 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 131-21 du code pénal, préliminaire, 706-150 et 593 du code de procédure pénale. »

Réponse de la Cour

28. Pour confirmer l'ordonnance de saisie de l'hôtel Pralong rendue par le juge des libertés et de la détention l'arrêt attaqué relève qu'il résulte de la note Tracfin du 4 mai 2010 que Mme Q, épouse de M. O, ancien ministre des finances de la région de Moscou, serait la fondatrice et gérante de la société de droit américain « RI Group », spécialisée dans l'immobilier, au coeur d'une enquête russe portant sur des détournements de fonds publics.

29. Les juges ajoutent que la holding SHA, entièrement détenue par la société luxembourgeoise Solférino Development, elle-même détenue par sept sociétés également luxembourgeoises, a acquis plusieurs hôtels de luxe dont l'hôtel Pralong 2000 à Courchevel, alors que le montant de son capital, 37.000 euros apparaissait en inadéquation avec le montant des financements nécessaires à de telles opérations et qu'aucun flux destiné à ces acquisitions n'avait transité sur l'unique compte de la société SHA ouvert auprès du Crédit Lyonnais.

30. Ils constatent que les statuts constitutifs de W mentionnent « les actes à accomplir pour le compte de la société en formation, à savoir la réalisation de toutes opérations permettant l'acquisition de tout ou partie du capital de la société des Hôtels Pralong et Crystal 2000 à Courchevel, en substitution de la société américaine RI Group représentée par Mme Q ainsi que le financement de cette acquisition » et qu'à la suite de la prise de participation dans la société des Hôtels Pralong et Crystal 2000 par SHA, M. C U, avocat suisse représentant les intérêts de Mme Q, en est devenu le gérant.

31. Ils relèvent que l'origine des fonds mobilisés pour acquérir l'hôtel Pralong 2000 n'a pu être identifiée puisque ceux-ci n'ont pas transité par un compte ouvert au nom de la société SHA et qu'il ressort des éléments exposés dans la requête du procureur de la République financier aux fins de saisie que Mme Q a pris la présidence de la société chypriote "Celaderia Investments Ltd" le 13 octobre 2009 qui dirige la société SHA.

32. Les juges soulignent qu'il ressort des éléments exposés dans la requête susvisée que le commissaire aux comptes du groupe SHA a déclaré avoir rencontré à Paris Mme Q qui s'était présentée à lui comme représentante de la société américaine RIP Group et lui avait fait part de son intention d'acquérir les deux hôtels de luxe situés à Courchevel et un château en Dordogne appartenant à la société des Hôtels Pralong et Crystal 2000 à Courchevel, ce témoin ayant par ailleurs précisé que le prix d'acquisition des deux hôtels de Courchevel avait été fixé à 45 millions d'euros financé au moyen de deux prêts d'un montant respectif de 33,8 et 11,6 millions d'euros, contractés auprès de la société Lazar Holding Ltd, société de droit chypriote, elle-même financée à hauteur de 11 millions d'euros, auprès de la société RI Group, d'autres règlements provenant de sociétés basées sur le territoire des Iles Vierges Britanniques.

33. Ils relèvent que la société Lazar Holding Ltd a été ensuite absorbée par la société américaine RI Group, dirigée par Mme Q qui est ainsi devenue l'unique créancière du groupe SHA.

34. Les juges rappellent que les autorités russes ont confirmé l'existence d'une enquête pénale mettant en cause M. O et Mme Q, ainsi que d'autres personnes, puis leur renvoi devant une juridiction de jugement du chef, notamment, de détournement de droits de créance commis au préjudice de structures municipales publiques pour un montant de 3,6 milliards de roubles et blanchiment de ce détournement.

35. La chambre de l'instruction énonce qu'il résulte de l'ensemble de ces éléments, issus de la note Tracfin du 4 mai 2010 et de la requête du procureur de la République financier aux fins de saisie, que des faits, impliquant Mme Q et son époux, pouvant être qualifiés en droit pénal français de détournement de fonds publics, ont été commis sur le territoire russe entre le 16 novembre 2005 et le 28 novembre 2008 pour un montant de 3,6 milliards de roubles, soit environ 97 millions d'euros au cours de change moyen en vigueur à l'époque des faits et que l'acquisition de biens en France, notamment l'hôtel Pralong 2000 à Courchevel, constitue une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect des délits commis en Russie. Les informations transmises par les autorités russes, exposées dans la requête aux fins de saisie, caractérisent suffisamment le lien existant entre les détournements commis en Russie et l'acquisition des deux hôtels situés à Courchevel, dont l'hôtel Pralong 2000, puisqu'une partie du prix versé au vendeur de ces biens provenait d'un compte de la société Alderly Limited sise à Chypre, lui-même alimenté par des fonds provenant de la société RI Group, lui-même encore alimenté par un compte de la société Confael crédité par le montant des prêts, environ 3,8 milliards de roubles, obtenus en apportant en garantie les droits de créance détournés.

36. Elle énonce également que le lien existant entre cet investissement, l'achat de l'hôtel Pralong 2000, et les infractions commises en Russie est conforté par les constatations de Tracfin, qui mettent, notamment, en évidence l'opacité du circuit de financement de cette acquisition et la qualité de bénéficiaire réel de l'opération de Mme Q et que les pièces du dossier, dont la requérante a eu connaissance, sont ainsi suffisantes pour considérer que l'hôtel Pralong 2000 constitue l'objet de l'infraction de blanchiment du produit direct ou indirect du délit de détournement de fonds publics commis en Russie, pour laquelle Mme Q est susceptible d'être poursuivie et condamnée, la confiscation de ce bien étant, en cas de condamnation, encourue en application de l'article 131-21 alinéa 3 du code pénal.

37. Elle conclut que les pièces dont l'appelant a eu connaissance sont suffisantes pour justifier la saisie et que celle-ci portant sur un bien objet, dans sa totalité, du blanchiment du produit direct ou indirect de l'infraction de détournement de fonds publics commise en Russie, le principe de proportionnalité n'a pas lieu de s'appliquer.

38. En prononçant ainsi, et dès lors qu'il a été communiqué à la société requérante les pièces sur la base desquelles la chambre de l'instruction s'est prononcée, et, notamment, la requête du procureur de la République financier faisant état tant du témoignage du commissaire aux comptes de la société W que du contenu de la demande d'entraide pénale internationale, cette juridiction a justifié sa décision.

39. Par ailleurs, l'arrêt est régulier en la forme

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.