CJUE, 2e ch., 27 mars 2014, n° C-322/13
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
U. E. Grauel Rüffer
Défendeur :
K. Pokorná
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 18 TFUE et 21 TFUE.
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Mme Grauel Rüffer à Mme Pokorná au sujet d’une action en dommages-intérêts consécutive à un accident de ski.
Le cadre juridique
3 L’article 122, premier alinéa, du code de procédure civile italien (Zivilprozessordnung) dispose:
«L’emploi de la langue italienne s’impose tout au long de la procédure.»
4 L’article 156 de ce code prévoit:
«1. La nullité des actes de procédure pour violation des règles de forme ne peut être prononcée si elle n’est pas prévue par la loi.
2. La nullité peut toutefois être prononcée lorsque l’acte de procédure ne remplit pas les conditions de forme indispensables à la réalisation de ses objectifs.
3. La nullité ne peut être prononcée lorsque l’acte de procédure a atteint l’objectif qu’il poursuivait.»
5 Par dérogation à cette règle, la langue allemande peut être utilisée devant les juridictions de la province de Bolzano, dans les affaires civiles, pénales ou administratives. L’emploi de cette langue devant lesdites juridictions repose sur les articles 99 et 100 du décret du président de la République no 670, du 31 août 1972, portant approbation du texte uniforme des lois constitutionnelles relatives au statut spécial du Trentin-Haut-Adige (ci-après le «DPR no 670/1972»), ainsi que sur le décret du président de la République no 574, du 15 juillet 1988, portant dispositions d’exécution du statut spécial pour la région du Trentin-Haut-Adige en matière d’usage de la langue allemande et de la langue ladine dans les relations des citoyens avec l’administration publique et dans les procédures judiciaires (ci-après le «DPR no 574/1988»).
6 L’article 99 du DPR no 670/1972 dispose:
«Dans la région, la langue allemande est mise sur un pied d’égalité avec la langue italienne, qui est la langue officielle de l’État. Dans les actes de nature législative et dès lors que le présent statut prévoit une rédaction bilingue, c’est la version italienne qui fait foi.»
7 L’article 100 du DPR no 670/1972 prévoit:
«Les citoyens de langue allemande de la province de Bolzano ont le droit d’utiliser la langue allemande dans leurs relations avec les juridictions et avec les organes et services de l’administration publique sis dans cette province ou ayant une compétence régionale, ainsi qu’avec les concessionnaires de service public qui pourvoient à des services publics dans la province.»
8 Aux termes de l’article 1er, paragraphe 1, du DPR no 574/1988:
«Le présent décret réglemente l’usage de la langue allemande en application des dispositions du titre XI du statut spécial du Trentin-Haut-Adige [...]. Dans la région, la langue allemande est mise sur un pied d’égalité avec la langue italienne, qui est la langue officielle de l’État:
a) dans les relations avec les organes et services de l’administration publique ainsi qu’avec les personnes morales et établissements de droit public sis dans la province de Bolzano ou ayant une compétence régionale, de même qu’avec les concessionnaires de services publics qui pourvoient à des services publics dans la province;
b) dans les relations avec les juridictions et les juridictions de droit commun, les juridictions administratives et les juridictions fiscales ayant leur siège dans la province de Bolzano;
c) dans les relations avec la cour d’appel, la cour d’assises d’appel, la section de la cour d’appel pour mineurs, le parquet général près la cour d’appel, le tribunal pour mineurs, le tribunal de surveillance et l’autorité de surveillance, le commissaire régional pour la liquidation des droits de jouissance collective [...];
[...]»
9 L’article 20 du DPR no 574/1988 dispose:
«1. En matière civile, chaque partie a le droit de choisir la langue dans laquelle elle rédige ses actes de procédure. Ce choix s’exprime par le fait de rédiger dans l’une ou l’autre langue l’acte introductif d’instance ou les conclusions en défense ou les actes équivalents.
2. Lorsque l’acte introductif d’instance et les conclusions en réponse ou les actes équivalents sont rédigés dans la même langue, la procédure est monolingue. Autrement, la procédure est bilingue.
3. Dans la procédure bilingue, chaque partie emploie la langue qu’elle a choisie. Les ordonnances sont rédigées et rendues dans les deux langues, à moins que la partie intéressée n’y ait renoncé avant la fin de l’audience durant laquelle l’adoption de l’ordonnance a été demandée. Les actes et documents des parties sont rédigés en langue italienne ou en langue allemande, sans obligation de les traduire d’office et aux frais de la justice. Dans la procédure bilingue, les parties n’ayant pas leur domicile ou leur siège dans la province de Bolzano peuvent, dans un délai préfix de trente jours à compter de la notification ou du dépôt des actes et documents, demander au tribunal de les traduire dans l’autre langue, en tout ou en partie, aux frais de la justice. Le tribunal peut exclure en tout ou en partie la traduction des documents déposés par les parties, qu’il estimerait manifestement dépourvus de pertinence.»
Le litige au principal et la question préjudicielle
10 Il ressort du dossier dont dispose la Cour que Mme Grauel Rüffer, ressortissante allemande domiciliée en Allemagne, a fait une chute, le 22 février 2009, sur une piste de ski située dans la province de Bolzano, et s’est blessée à l’épaule droite. Selon elle, cette chute a été provoquée par Mme Pokorná, ressortissante tchèque domiciliée en République tchèque. Mme Grauel Rüffer a demandé à Mme Pokorná la réparation du préjudice subi.
11 Dans le cadre de la procédure introduite devant la juridiction de renvoi, l’assignation délivrée, le 24 avril 2012, à la demande de Mme Grauel Rüffer a été rédigée en langue allemande. Mme Pokorná, qui a reçu une traduction en langue tchèque de cette assignation le 4 octobre 2012, a présenté ses conclusions en défense en langue allemande le 7 février 2013 et n’a soulevé aucune exception en ce qui concerne le choix de cette dernière langue comme langue de procédure.
12 Lors de la première audience, la juridiction de renvoi, eu égard à un arrêt rendu le 22 novembre 2012 par la Corte suprema di cassazione (Italie) (arrêt no 20715), a soulevé la question du choix de la langue, à savoir la langue allemande ou la langue italienne, dans laquelle il convenait de poursuivre l’instance.
13 Dans cet arrêt, la Corte suprema di cassazione a jugé que les dispositions du DPR no 574/1988 ne s’appliquent qu’aux citoyens italiens résidant dans la province de Bolzano.
14 La juridiction de renvoi relève que conformément audit arrêt, la défenderesse au principal ne pourrait, en choisissant la langue allemande comme langue de procédure, remédier à la nullité de la demande introductive d’instance résultant de l’emploi de cette langue. Il conviendrait, dès lors, de déclarer nuls tant l’acte introductif d’instance que l’acte de procédure subséquent, c’est-à-dire le mémoire en défense.
15 Ladite juridiction estime toutefois que le droit de l’Union pourrait s’opposer à ce que les dispositions nationales en cause au principal soient appliquées selon l’interprétation qu’en a donnée la Corte suprema di cassazione. En effet, se poserait la question de savoir si seuls les citoyens italiens résidant dans la province de Bolzano ont la faculté d’employer la langue allemande devant une juridiction statuant en matière civile, ou si cette faculté doit également être offerte aux citoyens italiens ne résidant pas dans cette province ou aux ressortissants d’États membres de l’Union européenne autres que la République italienne résidant dans ladite province ou, comme dans l’affaire au principal, aux ressortissants de tels États membres ne résidant pas dans la même province.
16 Certes, selon la juridiction de renvoi, les dispositions relatives à l’usage de la langue allemande poursuivent l’objectif consistant à protéger la minorité ethnique et culturelle germanophone résidant dans la province de Bolzano. Néanmoins, cet objectif ne pâtirait nullement du fait que la réglementation litigieuse puisse s’appliquer aux citoyens d’États membres autres que la République italienne qui font usage de leur liberté de circulation.
17 C’est dans ces conditions que le Landesgericht Bozen a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:
«L’interprétation des articles 18 TFUE et 21 TFUE s’oppose-t-elle à l’application de dispositions nationales telles que celles faisant l’objet du litige au principal, qui n’accordent le droit d’utiliser la langue allemande dans les affaires civiles portées devant les juridictions de la province de Bolzano qu’aux citoyens italiens domiciliés dans cette province, à l’exclusion des ressortissants d’autres États membres de l’Union, qu’ils résident ou non dans ladite province?»
Sur la question préjudicielle
18 Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les articles 18 TFUE et 21 TFUE doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation nationale qui n’accorde le droit d’utiliser, dans les affaires civiles portées devant les juridictions d’un État membre qui ont leur siège dans une entité territoriale déterminée de cet État, une langue autre que la langue officielle dudit État qu’aux seuls citoyens de ce dernier qui sont domiciliés dans cette même entité territoriale.
19 Afin de répondre à cette question, il y a lieu de rappeler, tout d’abord, que s’agissant de ces mêmes dispositions, la Cour, dans son arrêt Bickel et Franz (C‑274/96, EU:C:1998:563, points 19 et 31), a jugé que le droit conféré par une réglementation nationale d’obtenir qu’une procédure pénale se déroule dans une langue autre que la langue principale de l’État concerné relève du champ d’application du droit de l’Union et que celui-ci s’oppose à une réglementation nationale qui confère aux citoyens d’une langue déterminée, autre que la langue principale de l’État membre concerné, et qui résident sur le territoire d’une entité déterminée le droit d’obtenir que la procédure pénale se déroule dans leur langue, sans conférer le même droit aux ressortissants des autres États membres, de la même langue, qui circulent et séjournent sur ledit territoire.
20 Les considérations qui ont conduit la Cour, dans l’arrêt Bickel et Franz (EU:C:1998:563), à admettre qu’un citoyen de l’Union, ressortissant d’un État membre autre que l’État membre concerné, au même titre que les ressortissants de ce dernier État membre, est en droit de se prévaloir, dans le cadre d’une procédure pénale, d’un régime linguistique tel que celui en cause au principal et, partant, peut s’adresser à la juridiction saisie dans l’une des langues prévues par ce régime doivent être comprises comme s’appliquant à toute procédure juridictionnelle menée dans l’entité territoriale concernée, notamment à une procédure civile.
21 Dans le cas contraire, un citoyen de langue allemande d’un État membre autre que la République italienne, qui circule et séjourne dans la province de Bolzano, serait désavantagé par rapport à un ressortissant italien de langue allemande, qui réside dans cette province. En effet, alors qu’un tel ressortissant italien peut saisir une juridiction, dans le cadre d’une procédure civile, et obtenir que cette dernière se déroule en allemand, ce droit serait refusé à un citoyen de langue allemande d’un État membre autre que la République italienne, circulant dans ladite province.
22 S’agissant de l’observation du gouvernement italien, selon laquelle il n’y aurait aucune raison d’étendre le droit d’utiliser la langue de la minorité ethnique et culturelle concernée à un citoyen d’un État membre autre que la République italienne, qui ne se trouve dans la région en cause que de manière occasionnelle et temporaire, dès lors que lui sont garantis les instruments lui permettant d’exercer de façon adéquate ses droits, en dépit du fait qu’il ne connaît pas la langue officielle de l’État membre d’accueil, il importe de relever que la même observation avait été formulée par ce gouvernement dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Bickel et Franz (EU:C:1998:563, point 21) et que la Cour l’a écartée aux points 24 à 26 de cet arrêt en concluant que la réglementation en cause au principal est contraire au principe de non-discrimination.
23 Une telle réglementation ne pourrait être justifiée que si elle se fondait sur des considérations objectives, indépendantes de la nationalité des personnes concernées et proportionnées à l’objectif légitimement poursuivi par le droit national (voir arrêt Bickel et Franz, EU:C:1998:563, point 27).
24 En premier lieu, s’agissant de l’argument soulevé par le gouvernement italien, selon lequel l’application du régime linguistique en cause au principal aux citoyens de l’Union aurait pour conséquence d’alourdir la procédure en termes d’organisation et de délais, il importe de relever que cette affirmation est explicitement contredite par la juridiction de renvoi, selon laquelle les juges de la province de Bolzano sont parfaitement en mesure de conduire les procédures juridictionnelles soit en langue italienne, soit en langue allemande, soit dans ces deux langues.
25 En second lieu, s’agissant de l’observation formulée par ce même gouvernement, relative aux coûts supplémentaires qu’occasionnerait, pour l’État membre concerné, l’application de ce régime linguistique aux citoyens de l’Union, il résulte d’une jurisprudence constante que des motifs de nature purement économique ne peuvent constituer des raisons impérieuses d’intérêt général de nature à justifier une restriction à une liberté fondamentale garantie par le traité (voir arrêt Kranemann, C‑109/04, EU:C:2005:187, point 34 et jurisprudence citée).
26 Par conséquent, la réglementation nationale en cause au principal ne saurait être considérée comme justifiée.
27 Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent qu’il y a lieu de répondre à la question posée que les articles 18 TFUE et 21 TFUE doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, qui n’accorde le droit d’utiliser, dans les affaires civiles portées devant les juridictions d’un État membre qui ont leur siège dans une entité territoriale déterminée de cet État, une langue autre que la langue officielle dudit État, qu’aux seuls citoyens de ce dernier qui sont domiciliés dans cette même entité territoriale.
Sur les dépens
28 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) dit pour droit:
Les articles 18 TFUE et 21 TFUE doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, qui n’accorde le droit d’utiliser, dans les affaires civiles portées devant les juridictions d’un État membre qui ont leur siège dans une entité territoriale déterminée de cet État, une langue autre que la langue officielle dudit État, qu’aux seuls citoyens de ce dernier qui sont domiciliés dans cette même entité territoriale.