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Décisions

CEDH, deuxieme sect., 3 février 2009, n° 44807/06

COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME

Arrêt

CEDH n° 44807/06

2 février 2009

PROCÉDURE

1.  A lorigine de laffaire se trouve une requête (no 44807/06) dirigéecontre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet Etat, M. Roger Poelmans (« le requérant »), a saisi la Cour le 4 novembre 2006en vertu de larticle 34 de la Convention de sauvegarde des droits de lhomme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.   Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Daniel Flore, Directeur général au Service public fédéral de la Justice.

3.  Le 8 février 2007, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permetlarticle 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de laffaire.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE LESPÈCE

4.  Le requérant est né en 1948 et réside à Nieuwerkerken.

5.  Le 20 décembre 1983, le requérant fut cité à comparaître devant le tribunal du travail de Hasselt par lorganisme de sécurité sociale auquel il était affilié, qui lui réclamait le paiement des cotisations sociales dues comme travailleur indépendant pour les années 1978 à 1981. Le requérant ne comparut pas et ne se fit pas représenter. Laffaire fut remise.

6.  A laudience du 6 avril 1984, en labsence du requérant, la partie adverse déposa une requête prise sur pied de larticle 751 du code judiciaire.

7.  Le 7 septembre 1984, à la demande des parties, laffaire fut remise au 7 décembre 1984, date à laquelle le requérant déposa ses premières conclusions. A la demande des parties, laffaire fut remise.

8.  Par jugement avant-dire droit du 3 mai 1985, le tribunal constata que laffaire nétait pas en état dêtre jugée. Laffaire fut remise à deux reprises à la demande des parties.

9.  La partie adverse répondit au jugement interlocutoire par conclusions du 27 janvier 1986. En labsence du requérant à laudience du 31 janvier 1986, laffaire fut remise à la demande de la partie adverse.

10.  Par un jugement du 4 avril 1986, le tribunal du travail de Hasselt déclara la demande recevable et fondée et condamna le requérant à payer les sommes réclamées.

11.  Le requérant fit appel le 15 septembre 1986.

12.  En labsence des parties à laudience dintroduction du 24 octobre 1986, laffaire fut renvoyée au rôle. La partie adverse et le requérant déposèrent leurs conclusions respectivement les 26 février et 10 avril 1987.

13.  Le 18 décembre 1987, la cour du travail dAnvers prononça un arrêt interlocutoire aux fins dobtenir des informations sur les revenus professionnels du requérant pour les années 1979 à 1981.

14.  Le 16 juin 1988, le ministère public versa au dossier les pièces obtenues auprès de ladministration des contributions directes et de la T.V.A.

15.  Aucune des parties nayant demandé la fixation de laffaire, le 20 août 1993, le greffe de la cour du travail leur indiqua que, sur pied de larticle 730 alinéas 2 et 3 du code judiciaire, la cause, inscrite au rôle depuis plus de trois ans, serait omise doffice à défaut pour les parties den demander le maintien.

16.  Réagissant à cet avertissement, la partie adverse déposa ses conclusions, après arrêt interlocutoire, le 30 décembre 1993. En labsence de réaction du requérant, elle déposa, le 22 février 1995, une requête prise sur pied de larticle 751 du code judiciaire et laffaire fut fixée
au 17 novembre 1995.

17.  Le 19 septembre 1995, le requérant déposa ses conclusions après arrêt interlocutoire.

18.  A laudience du 17 novembre 1995, les parties ne comparurent pas et, à la demande de la partie adverse qui souhaitait, à lexamen des conclusions du requérant, obtenir de nouvelles informations de la part des administrations compétentes, laffaire fut remise puis renvoyée au rôle.

19.  Le 6 décembre 1996, la partie adverse déposa ses conclusions.

20.  En labsence de réaction du requérant, la partie adverse déposa, le 1er octobre 1997, une requête prise sur pied de larticle 747 § 2 du code judiciaire qui fut suivie, le 22 octobre 1997, dune ordonnance réglant la procédure.

21.  Laffaire fut plaidée le 16 janvier 1998 et les parties déposèrent de nouvelles pièces. La cour du travail prononça un nouvel arrêt avant dire droit le 15 mai 1998 pour que la partie adverse fournisse des informations complémentaires sur la situation du requérant, ce quelle fit en février et mai 1999. A la demande des parties, laffaire fut remise à deux reprises. Le requérant déposa ses conclusions le 19 novembre 1999.

22.  Un troisième arrêt avant dire droit fut prononcé le 17 décembre 1999, ré-ouvrant les débats pour mise en état du dossier. Le requérant déposa ses conclusions et les pièces demandées le 11 mai 2000. La partie adverse fit de même le 18 mai 2000 et le 5 février 2002. Entre-temps laffaire fut renvoyée au rôle.

23.  Le 9 septembre 2004, vu le silence du requérant, la partie adverse déposa une requête prise sur pied de larticle 747 § 2 du code judiciaire qui fut suivie, le 14 octobre 2004, dune ordonnance réglant la procédure.

24.  Par un arrêt du 15 avril 2005, la cour du travail déclara lappel partiellement fondé et diminua le montant des sommes à verser par le requérant.

25.  Le requérant demanda laide judiciaire pour se pourvoir en cassation. Après avoir désigné un avocat à la Cour de cassation chargé dexaminer les chances de succès dun pourvoi, le bureau dassistance judiciaire de la Cour de cassation rejeta, le 18 mai 2006, la demande en se fondant sur lavis négatif de lavocat.

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE LARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

26.  Le requérant allègue que la durée globale de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par larticle 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) et dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A.  Sur la recevabilité

27.  Le Gouvernement soulève une exception dirrecevabilité tirée du défaut dépuisement des voies de recours internes. Selon lui, les articles 1382 et 1383 du code civil, régissant la responsabilité extracontractuelle de lEtat, sappliquent au cas de la durée de procédure civile et présentent des chances raisonnables de succès. Laction fondée sur ces dispositions était susceptible doffrir un redressement approprié au requérant, car lobjet de la requête que celui-ci a introduite devant la Cour était dobtenir la condamnation de la Belgique « au paiement de dommages et intérêts ». Le Gouvernement affirme que la jurisprudence belge accueille systématiquement les recours en responsabilité civile extra-contractuelle de lEtat fondés sur ces articles. Il attire lattention de la Cour sur larrêt de la Cour de cassation belge du 28 septembre 2006, par lequel cette dernière a consacré le principe de la responsabilité de lEtat (pouvoir législatif) pour non-respect du délai raisonnable.

28.  La Cour rappelle que dans sa décision Depauw c. Belgique(no 2115/04, 15 mai 2007), elle a estimé que le recours consacré par larrêt de la Cour de cassation du 28 septembre 2006 devait être épuisé aux fins de larticle 35 § 1 de la Convention. Dans cette affaire, elle a considéré que cet arrêt avait acquis un degré de certitude suffisant à partir du 28 mars 2007.

29.  En lespèce, le requérant a saisi la Cour le 4 novembre 2006.  Partant, il ne saurait être reproché au requérant de ne pas avoir usé de ce recours. Il y a donc lieu de rejeter lexception soulevée par le Gouvernement et de déclarer ce grief recevable.

B.  Sur le fond

30.  Le requérant soutient que la longueur de la procédure est imputable aux autorités judiciaires.

31.  Le Gouvernement soutient que la longueur de la procédure résulte de la carence des parties, en particulier du requérant, à diligenter la procédure. Il souligne que le requérant na pas une seule fois usé des moyens mis à sa disposition par le code judiciaire pour faire avancer la procédure.

32.  La Cour estime que la période à considérer a commencé le 2décembre 1983 avec la citation du requérant à comparaître devant le tribunal du travail et sest terminée le 18 mai 2006 avec le rejet par le bureau dassistance judiciaire de la Cour de cassation de la demande dassistance judiciaire. Elle a donc duré plus de vingt-deux ans pour trois degrés de juridiction.

33.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée dune procédure sapprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de laffaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que lenjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup dautres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).

34.  La Cour constate que laffaire ne présentait pas de complexité particulière. Elle relève quen appel, après le 16 juin 1988, date à laquelle le ministère public versa au dossier les pièces obtenues auprès de ladministration fiscale et jusquà la menace domission doffice de laffaire du rôle le 20 août 1993, plus de cinq ans se sont écoulés sans que les parties ne se manifestent auprès du tribunal (paragraphes 15 et 16 ci-dessus). De même, les parties ne diligentèrent pas la procédure en appel entre 2002 et 2004 (paragraphes 22 et 23 ci-dessus). Elle relève également que le requérant a demandé onze reports daudience en appel.

35.  La Cour rappelle que même lorsquune procédure est régie par le principe dispositif, qui consiste à donner aux parties des pouvoirs dinitiative et dimpulsion, il incombe aux Etats contractants dorganiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent garantir à chacun le droit dobtenir une décision définitive sur les contestations relatives à ses droits et obligations de caractère civil dans un délai raisonnable (arrêts Nicolai de Gorhez c. Belgique, no 11013/05,
du 16 octobre 2007, Entreprises Robert Delbrassine S.A. et autres c. Belgique, no 49204/99, du 1er juillet 2004, et Vocaturo c. Italie, no11891/85, du 24 mai 1991).

36.  Après avoir examiné les faits à la lumière des informations fournies par les parties, et compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime quen lespèce, la durée de la procédure litigieuse est globalement excessive et ne répond pas à lexigence du « délai raisonnable ».

37.  Partant, il y a eu violation de larticle 6 § 1 de la Convention.

II.  SUR LAPPLICATION DE LARTICLE 41 DE LA CONVENTION

38.  Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare quil y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet deffacer quimparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, sil y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

39.  Le requérant réclame 7 310 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et 57 500 EUR au titre du préjudice moral quil aurait subis.

40.  Le Gouvernement observe que la somme demandée au titre du dommage matériel correspond à une somme que le requérant a été condamné à payer à la partie adverse dans la procédure litigieuse et ne trouve donc pas sa cause dans la violation alléguée. Par ailleurs, le Gouvernement considère que la requérant na pas établi en quoi la durée de la procédure lui aurait causé un quelconque préjudice moral.

41.  La Cour naperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, tenant compte des circonstances particulières de la cause, elleconsidère quil y a lieu doctroyer en équité au requérant 7 000 EUR au titre du préjudice moral.

B.  Frais et dépens

42.  Le requérant demande également 10 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour.

43.  Le Gouvernement relève que le requérant ne fournit des pièces justificatives que pour un tiers de la somme et quen toute hypothèse, il ne prouve pas avoir effectivement payé ces frais.

44.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, par exemple, Bottazzi c. Italie [GC], no 34884/97, § 30, CEDH 1999-V). En lespèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens de la procédure nationale, estime raisonnable la somme de 500 EUR pour la procédure devant la Cour et laccorde au requérant, qui nétait pas représenté devant elle, pour frais et dépens.

C.  Intérêts moratoires

45.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux dintérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À LUNANIMITÉ,

1.  Dit, quil y a eu violation de larticle 6 § 1 de la Convention ;

 

2.  Dit,

 

a)  que lEtat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où larrêt sera devenu définitif conformément à larticle 44 § 2 de la Convention, 7 000 EUR (sept mille euros) pourdommage moral et 500 EUR (cinq cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre dimpôt ;

b)  quà compter de lexpiration dudit délai et jusquau versement, cesmontants seront à majorer dun intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

3.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 février 2009, en application de larticle 77 §§ 2 et 3 du règlement.