Cass. crim., 4 mars 2020, n° 19-83.390
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Soulard
Rapporteur :
Mme Planchon
Avocat général :
Mme Zientara-Logeay
Avocat :
Me Bouthors
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
2. Entre février et août 2015, le procureur de la République de Lyon a été destinataire de plusieurs courriers dénonçant les agissements de M. T..., maire de la commune de Givors, qui venait de nommer sa soeur, Mme I..., en qualité de directrice générale des services de la mairie.
3. L'enquête, diligentée le 27 avril 2015, a permis d'établir qu'en septembre 2014, dans la lettre du maire au personnel de la mairie de Givors, M. T... a annoncé la nomination de Mme I... au poste de directeur général des services.
4. Toutefois, le 27 novembre 2014, après une intervention des syndicats, le profil de poste correspondant à cette fonction été diffusé auprès du centre de gestion de la fonction publique territoriale en vue d'un recrutement.
5. A l'issue d'une préselection, le maire a retenu six candidats, dont Mme I..., qui ont été reçus pour un entretien par un jury de cinq personnes, auquel a participé le demandeur, et qui s'est prononcé à l'unanimité en faveur de Mme I....
6. M. T... a été cité pour avoir à Givors, courant 2014 et 2015, étant investi d'un mandat électif public, en l'espèce en sa qualité de maire de la commune de Givors, pris, reçu ou conservé, directement ou indirectement, un intérêt quelconque, dans une entreprise ou dans une opération dont il avait, au moment de l'acte, en tout ou en partie, la charge d'assurer la surveillance ou l'administration, en l'espèce en prenant un intérêt moral à la nomination de sa soeur, Mme I..., en qualité de directrice générale des services de la commune de Givors, alors qu'il avait la surveillance de ces opérations de nomination, après avoir notamment, d'une part, participé activement à la sélection des candidats, aux entretiens du jury de recrutement et au vote de ce dernier, d'autre part, signé personnellement les arrêtés municipaux de nomination de sa soeur.
7. Mme I... a été citée pour avoir à Givors, à compter du 22 janvier 2015, sciemment recelé les fonctions de directrice générale des services et l'ensemble des salaires versés au titre de la rétribution de ces fonctions, qu'elle savait provenir du délit de prise illégale d'intérêt commis par son frère M. T....
8. Le 6 juillet 2017, le tribunal correctionnel a déclaré les deux prévenus coupables des faits et les a condamnés, le premier, à six mois d'emprisonnement avec sursis, 10 000 euros d'amende et à trois ans d'inéligibilité, la seconde, à quatre mois d'emprisonnement avec sursis, à 5 000 euros d'amende et à une interdiction d'exercer une fonction publique pendant dix-huit mois, par un jugement à l'encontre duquel les prévenus et le ministère public ont interjeté appel.
Examen des moyens
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
9. Le moyen est pris de la violation des articles 6 de Convention des droits de l'homme, 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, 111-4, 321-1, 432-12 et 432-17 du code pénal, de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale, du décret n° 86-68 du 10 janvier 1986 relatif au détachement des fonctionnaires territoriaux, des articles 591 et 593 du code de procédure pénale.
10. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a retenu la culpabilité du maire du chef de prise illégale d'intérêts pour la période écoulée « courant 2014 et 2015 » et de la directrice générale des services du chef de recel de prise illégale d'intérêts à compter du 22 janvier 2015, alors :
« 1°/ que l'élément légal de la prise illégale d'intérêts au sens de l'article 432-12 du code pénal s'entend exclusivement des règles de droit public gouvernant la compétence de l'autorité ou de l'organe poursuivi ; qu'au sein d'une collectivité territoriale, le poste de directeur général des services est à la discrétion du maire dès lors qu'en vertu de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 et du décret n° 86-68 du 10 janvier 1986, une déclaration de vacance a eu lieu et que la commission administrative paritaire a donné son avis ; que ces deux exigences ayant été respectées en l'espèce, le fait à lui seul pour la directrice générale ainsi désignée d'être la soeur du maire n'entrait pas dans le champ de l'article 432-12 du code pénal ;
2°/ qu'en l'état des compétences indiscutées de la personne nommée en qualité de directeur général des services, le seul lien de parenté entre celle-ci et le maire ne peut constituer un intérêt moral entrant dans les prévisions de l'incrimination de prise illégale d'intérêts en l'absence d'éléments complémentaires de nature à établir un abus de fonction ; que sur ce point également, l'arrêt manque de toute base légale ;
3°/ qu'il ne saurait y avoir de recel, infraction de conséquence, en l'absence d'infraction principale punissable ; que la cassation à intervenir sur les 1ère et 2ème branches du moyen développera les effets nécessaires sur la déclaration de culpabilité de la directrice générale du chef de recel. »
Réponse de la Cour
11. Pour déclarer M. T... coupable de prise illégale d'intérêt et Mme I..., coupable de recel de ce délit l'arrêt attaqué, après avoir rappelé les termes de l'article 432-12 du code pénal, énonce que le prévenu avait la charge d'assurer la surveillance et l'administration de l'opération de recrutement au poste fonctionnel de directeur général des services de la commune dont il était le maire et qu'il a ainsi accompli, entre le 27 novembre 2014 et le 22 janvier 2015, les formalités procédurales de publicité et de sélection des candidats, la désignation, puis la nomination par arrêté de la nouvelle directrice générale des services, seul ou en tant que membre du jury de recrutement qu'il avait mis en place.
12. Ils relèvent ensuite qu'indépendamment des incompatibilités légales rappelées par les prévenus, indifférentes quant aux faits, le lien familial unissant les deux prévenus, frère et soeur, constitue un intérêt moral et suffit à caractériser l'intérêt quelconque exigé par le texte.
13. La cour d'appel conclut que Mme I... a sciemment bénéficié du produit du délit commis par son frère, dont elle n'a pu ignorer l'existence compte tenu de leur lien familial, étant relevé qu'elle a signé, sous la qualité de directrice générale des services, les lettres d'information dénommées « Servir le public », datées de juillet et août 2014, révélant ainsi une décision prise, en accord avec son frère, antérieurement aux opérations mêmes de recrutement.
14. En l'état de ces seules énonciations, la cour d'appel a justifié sa décision.
15. En vertu d'une jurisprudence constante, l'abus de fonction ainsi caractérisé suffit à lui seul pour consommer le délit de prise illégale d'intérêts et l'intention coupable est constituée par le seul fait que l'auteur a accompli sciemment l'acte constituant l'élément matériel du délit. Il n'est pas nécessaire qu'il ait agi dans une intention frauduleuse.
16. Le fait qu'un prévenu, maire d'une commune, se soit soumis aux règles de recrutement instaurées par la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 et le décret n° 86-68 du 10 janvier 1986, est sans incidence sur la caractérisation de l'infraction dès lors qu'il est, en toute connaissance de cause, intervenu à tous les stades de la procédure ayant abouti au recrutement d'un membre de sa famille, quelles que soient les compétences professionnelles de celui-ci.
17. Dès lors, le moyen doit être écarté.
Mais sur le second moyen
Enoncé du moyen
18. Le moyen est pris de la violation des articles 6 de Convention des droits de l'homme, 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, 131-26, 132-1, 132-19 et 132-24 du code pénal, 485, 591 et 593 du code de procédure pénale.
19. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a prononcé une peine de six mois d'emprisonnement avec sursis assortie d'une privation du droit d'éligibilité durant un an à l'encontre du prévenu condamné du chef de prise illégale d'intérêts, et quatre mois d'emprisonnement avec sursis à la co-prévenue poursuivie du chef de recel de ce délit, alors :
« 1°/ que le prononcé d'une peine d'emprisonnement avec sursis doit répondre à l'exigence de motivation des peines en tenant compte de la gravité des faits, mais aussi de la personnalité de son auteur et de sa situation personnelle ; que faute de s'être expliqué davantage sur ces dernières exigences, l'arrêt confirmatif attaqué manque de base légale ;
2°/ que la peine complémentaire de privation du droit d'éligibilité n'a pas davantage été motivée conformément aux règles de l'individualisation des peines ; qu'en se déterminant abstraitement comme elle l'a fait, au regard de la nature de la prévention, sans autre examen de la personnalité ni de la situation du prévenu, la cour a derechef privé sa décision de toute base légale. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 132-1 du code pénal et les articles 485, 512 et 593 du code de procédure pénale :
20. En matière correctionnelle, toute peine doit être motivée en tenant compte de la gravité des faits, de la personnalité de leur auteur et de sa situation personnelle.
21. Tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.
22. Pour condamner M. T... à la peine de six mois d'emprisonnement avec sursis et à un an d'inéligibilité et Mme I... à quatre mois d'emprisonnement avec sursis, l'arrêt attaqué énonce que chacune de ces peines apparaît proportionnée à la nature et à la gravité des faits, ainsi qu'à la personnalité de leur auteur, jamais condamné.
23. En l'état de ces seules énonciations, sans mieux s'expliquer sur la gravité des faits, les éléments de personnalité des deux prévenus et leurs situations personnelles respectives, la cour d'appel a méconnu le sens et la portée des textes susvisés et les principes ci-dessus rappelés.
24. La cassation est par conséquent encourue de ce chef.
Portée et conséquences de la cassation
25. La cassation sera limitée au prononcé des peines, dès lors que les déclarations de culpabilité n'encourent pas la censure.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE et ANNULE l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Lyon, en date du 11 avril 2019, mais en ses seules dispositions relatives aux peines, toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;
Et pour qu'il soit à nouveau statué, conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée,
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Lyon, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil.