Cass. 2e civ., 19 février 2009, n° 05-22.044
COUR DE CASSATION
Arrêt
Rejet
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Gillet
Avocats :
Me Foussard, SCP Defrenois et Levis, SCP Nicolaý, de Lanouvelle, Hannotin, SCP Waquet, Farge et Hazan
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Amiens, 26 octobre 2005), qu'en 1991, la société Sodedal, aux droits de laquelle vient la société Acquisitions et gestions immobilières (AGIMO), a acquis des consorts X..., pour les besoins de la création d'une zone d'aménagement concerté sur la commune de Longueil Sainte-Marie, diverses parcelles de terrain, dont celles désignées au cadastre sous les références section ZR n° 1, 2, 73, devenue 91 et n° 3, devenue 78, sur lesquelles M. Y... avait exploité une carrière à ciel ouvert de sable et gravier ; que les arrêtés préfectoraux d'autorisation avaient imposé à l'exploitant de remettre, lors de la restitution, les terres en leur état initial à vocation agricole et d'utiliser pour remblais des matériaux solides, inertes, non susceptibles de porter atteinte à la qualité des eaux ; que M. Y... ayant cédé son fonds de commerce le 30 mai 1990 à la société Y..., avec stipulation d'une clause de reprise de passif, cette société a déposé deux déclarations de fin de travaux, l'une le 12 novembre 1990 pour la parcelle n° 78, l'autre le 8 octobre 1992 pour la parcelle n° 91, garantissant la remise en état et l'utilisation de remblais conformes aux arrêtés préfectoraux ; qu'en juillet 1990, M. Y... souscrivait une police d'assurance responsabilité civile auprès du GAN, avec effet rétroactif au 1er mars 1990, tant pour son compte que pour celui de la société Y... ; que le contrat d'assurance a été résilié à compter du 1er mars 1991 ; qu'en 1997, la société Y... a été acquise par la société Garon, absorbée par la société Redland granulats Nord, elle-même absorbée par la société Redland granulats holding, devenue Redland granulats ; que les traités de fusion prévoyaient que la société absorbante prendrait à sa charge les passifs ayant une cause antérieure à la fusion et qui se réaliseraient postérieurement à la réalisation définitive de la fusion ; qu'en 1998, la société Redland granulats a apporté la branche d'activité comprenant le fonds de commerce de la société Y... à sa filiale, la société Granulats Seine Normandie ; que le 30 octobre 2000, cette société a opéré un apport partiel d'actif soumis au régime des scissions au bénéfice de la société Granulats de Picardie, portant sur la branche complète et autonome d'activité d'extraction, traitement, dépôt, vente de matériaux de carrières, exploités notamment sur le site de Longueil Sainte-Marie ; qu'en 1997, la société AGIMO, propriétaire des parcelles sur lesquelles était exploitée la carrière, a promis de les céder à la société Faure et Machet ou ses substitués, à charge pour le cédant de les viabiliser et de les rétrocéder à cette société, sous condition suspensive de l'obtention du permis de construire en vue de l'édification d'un bâtiment de stockage ; que la parcelle n°78 a été cédée à un organisme de crédit-bail qui l'a louée à la société civile immobilière Longueil Paris Nord, laquelle l'a sous-louée à la société FM Logistic, nouvelle dénomination de la société Faure et Machet ; que la parcelle n° 91 a été vendue à la société civile immobilière Compiègne Sud ; que dès avant la réalisation de la condition suspensive, la société Faure et Machet a entrepris des travaux de construction au cours desquels la présence de matériaux non inertes est apparue dans les remblais ; que la société Granulats Seine Normandie qui a accepté en avril 1998 de procéder à leur retrait, a refusé d'intervenir en mai et juin 1998 à la suite de la découverte d'autres matériaux identiques ; que par acte du 27 avril 2000, la société AGIMO et la société FM Logistic ont fait assigner M. Y... et la société Granulats Seine Normandie, aux droits de laquelle vient, à la suite d'une fusion-absorption, la société Lafarge granulats vallée de Seine, sur le fondement de l'article 1382 du code civil, en réparation du préjudice causé par la présence de matériaux non inertes dans les remblais ; que les sociétés civiles immobilières Longueil Paris Nord et Compiègne Sud et la société Granulats de Picardie sont intervenus volontairement ; que M. Y... a appelé en garantie la société GAN assurances ;
Sur le premier moyen du pourvoi principal :
Attendu que les sociétés Lafarge granulats vallée de Seine et Granulats de Picardie font grief à l'arrêt de les déclarer responsables solidairement du préjudice causé aux sociétés AGIMO, FM Logistic, SCI Compiègne Sud et SCI Longueil Paris Nord du fait de la présence de matériaux non inertes dans les remblais des parcelles, alors, selon le moyen :
1°/ que l'apparence n'est créatrice de droit qu'à l'égard de celui qui pouvait légitimement ignorer la réalité ; que tel n'est pas le cas, et les tiers ne peuvent pas se prévaloir des apparences, lorsque l'opposabilité aux tiers d'une opération juridique donnée est prévue et réglementée par la loi ; qu'au cas présent, il résulte des propres constatations de l'arrêt attaqué que la société Granulats Seine Normandie, aux droits de laquelle vient la société Lafarge granulats vallée de la Seine, a réalisé au profit de la société Granulats Picardie un apport partiel d'actif soumis au régime des scissions, opération qui emporte transfert universel du patrimoine de la branche d'activité visée par le traité d'apport, en l'espèce, l'exploitation de la carrière de Longueil Sainte-Marie ; qu'en considérant que les sociétés venant aux droits du propriétaire du terrain sur lequel était exploitée la carrière pourraient se prévaloir d'une lettre prétendument adressée au préfet par la société apporteuse après la réalisation de l'opération, pour en déduire que la société apporteuse serait demeurée responsable, à l'égard des tiers, des conséquences éventuellement néfastes de l'exploitation de la carrière, la cour d'appel a fait prévaloir l'apparence sur la réalité, dans un domaine étroitement réglementé qui ne laisse pas de place à l'apparence, violant ainsi les articles L. 236-22, L. 236-20, L. 236-16 et L. 236-3 du code de commerce, ensemble l'article 1371 du code civil et le principe de sécurité juridique ;
2°/ que l'apport partiel d'actif soumis au régime des scissions opéré par une société au profit d'une autre libère la première de toute dette correspondant à l'activité transférée, la société apporteuse ne pouvant, en particulier, être considérée comme solidairement tenu au paiement du passif en cause ; que la solidarité n'existe qu'entre les sociétés bénéficiaires des apports ; que viole, dès lors les articles L. 236-22, L. 236-20, L. 236-16 et L. 236-3 du code de commerce, ensemble l'article 1842 du code civil, la cour d'appel qui considère que la société Lafarge granulats vallée de la Seine, qui vient aux droits de la société apporteuse, la société Granulats Seine Normandie, serait, du fait de la soumission de l'apport partiel d'actif au régime des scissions, débitrice solidaire, avec la société bénéficiaire de l'apport (la société Granulats Picardie), des créanciers correspondant à l'activité apportée, l'exploitation de la carrière de Longueil Sainte-Marie ;
3°/ que le juge ne peut fonder sa décision sur les moyens de droit qu'il a relevés d'office sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations ; qu'est relevé d'office un moyen tiré de l'application d'un texte qu'une des parties avait visé sans l'intégrer dans le même syllogisme juridique que celui mis en oeuvre par le juge ; de sorte que viole l'article 16 du code de procédure civile la cour d'appel qui relève d'office un moyen tiré de l'existence d'une prétendue solidarité entre la société apporteuse et la société bénéficiaire de l'apport, sans appeler les parties à faire valoir leurs observations sur ce point, au motif que les textes sous-tendant ce raisonnement auraient été visés par l'une d'entre elles ;
Mais attendu, en premier lieu, que dans le cas d'un apport partiel d'actif placé sous le régime des scissions, la société apporteuse reste, sauf dérogation prévue à l'article L. 236-21 du code de commerce, solidairement obligée avec la société bénéficiaire du paiement du passif, objet de l'apport ; qu'ayant retenu que la société Granulats Seine Normandie, aux droits de laquelle vient la société Lafarge granulats vallée de Seine, a fait un apport partiel d'actif soumis au régime des scissions au bénéfice de la société Granulats de Picardie, portant sur la branche complète et autonome d'activité d'extraction, traitement, dépôt, vente de matériaux de carrières, exploités notamment sur le site litigieux pour en déduire que ces deux sociétés, parties au traité d'apport, étaient tenues solidairement à réparation du préjudice résultant de la présence de matériaux non inertes dans les remblais des parcelles exploitées, la cour d'appel a fait l'exacte application des articles L. 236-20, L. 236-21 et L. 236-22 du code de commerce et a, par ces seuls motifs, justifié sa décision ;
Et attendu, en second lieu, qu'ayant relevé que les sociétés AGIMO, FM Logistic, SCI Compiègne Sud et SCI Longueil Paris Nord avaient allégué la soumission de l'apport partiel d'actif au régime des scissions, la cour d'appel, qui n'était pas tenue d'inviter les parties à formuler leurs observations dès lors qu'elle se bornait à rechercher le régime juridique de cette opération au regard des obligations des parties au traité d'apport, n'a pas violé le principe de la contradiction ;
D'où il suit que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;
Sur le deuxième moyen du pourvoi principal et le premier moyen du pourvoi incident, rédigés en termes identiques, réunis :
Attendu que les sociétés Lafarge granulats vallée de Seine et Granulats de Picardie font le même grief à l'arrêt, alors, selon le moyen :
1°/ que lorsqu'un dommage est causé par la faute d'un tiers à un immeuble, seule la personne qui est propriétaire de l'immeuble à la date à laquelle le dommage est causé peut se prévaloir du préjudice consistant en l'atteinte matérielle portée à l'immeuble, pour obtenir des dommages-intérêts équivalents au coût de la remise en état de l'immeuble ; que ses successeurs dans le fonds ne peuvent obtenir aucune somme à ce titre, même si ce sont eux qui procèdent à la réalisation des travaux, dès lors que le préjudice qu'ils subissent éventuellement en pareille hypothèse n'est pas en lien de causalité directe avec la faute alléguée et qu'il résulte, à leur égard, soit du comportement du vendeur de l'immeuble, qui a négligé de remettre en état son bien ou de leur transmettre l'action, soit de leur propre faute, s'ils n'ont pas agi à temps sur le fondement de la garantie des vices cachés ; qu'au cas présent, il ressort des propres constatations de l'arrêt attaqué que les sociétés ayant demandé la condamnation pécuniaire de la société Lafarge Granulats vallée de Seine, du fait de la faute prétendument commise lors du remblai de la carrière de Longueil Sainte-Marie, n'étaient pas propriétaires des terrains d'assiette de ladite carrière à la date des remblais ; qu'en considérant, malgré tout, que ces sociétés pouvaient demander réparation du coût des travaux de remise en état, au motif que ce serait elles qui auraient engagé, concrètement, les frais correspondants, la cour d'appel a violé les articles 1382 et 1383 du code civil ;
2°/ que la vente d'un immeuble n'emporte pas de plein droit cession au profit de l'acquéreur des droits et actions à fins de dommages-intérêts qui ont pu naître au profit du vendeur en raison des dommages causés à l'immeuble antérieurement à la vente, peu important que ces dommages n'aient été découverts que postérieurement à la vente de l'immeuble ; qu'au cas présent, le dommage lié à la prétendue mauvaise exécution, par les carriers, de leur obligation de remblai a été causé à une date à laquelle les auteurs de la demande indemnitaire n'étaient pas propriétaires du terrain d'assiette de la carrière ; qu'il résulte encore des propres constatations de l'arrêt attaqué que l'action indemnitaire née dans le patrimoine du propriétaire à l'époque des faits n'a pas été contractuellement transmise à ses successeurs dans le fonds, du fait de l'absence d'une clause de transfert des actions liées au fonds dans le contrat de vente entre la société Sodedal, ayant droit du propriétaire initial du fonds, et la société AGIMO, partie au présent litige ; qu'en considérant que la société AGIMO et ses successeurs dans le fonds auraient été recevables à agir en réparation des dommages causés par la faute prétendument commise lors du remblai au motif que l'étendue des dommages causés au terrain n'aurait pu être appréhendée qu'après que la société AGIMO en soit devenue propriétaire, la cour d'appel a violé les articles 1382 et 1383 du code civil, ensemble l'article 1615 dudit code ;
3°/ que le crédit-preneur ne peut exercer une action en réparation d'un dommage causé à l'immeuble objet du crédit-bail, laquelle appartient uniquement au crédit-bailleur ; qu'en affirmant le contraire, la cour d'appel a encore violé les articles 1382 et 1383 du code civil ;
Mais attendu que l'arrêt retient que le dommage dont il était demandé réparation résultait de la présence de matériaux non inertes, révélée au mois de novembre 1997, lorsque la société Faure et Machet a entrepris la construction d'une plate-forme logistique, ayant été utilisés pour une remise en état de la carrière non conforme aux prescriptions administratives et consistait dans l'obligation pour les sociétés AGIMO, FM Logistic, SCI Compiègne Sud et SCI Longueil Paris Nord de remplacer par des matériaux inertes les matériaux non inertes et de les évacuer vers des décharges ou encore dans la présence sur leur terrain ou à proximité de ces matériaux non inertes en attente d'évacuation ; qu'en l'état de ces constatations et appréciations, la cour d'appel, qui a ainsi fait ressortir que la créance de dommages-intérêts était née postérieurement à la cession de l'immeuble intervenue entre les sociétés Sodedal et AGIMO et qui a caractérisé le caractère personnel et direct du préjudice subi par les détenteurs des parcelles, a fait l'exacte application des textes susvisés ;
D'où il suit que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;
Sur le troisième moyen du pourvoi principal et le deuxième moyen du pourvoi incident, rédigés en termes identiques, réunis :
Attendu qu'il est fait le même grief à l'arrêt, alors, selon le moyen, que pour obtenir réparation, la victime doit prouver l'existence d'un lien de causalité direct entre la faute alléguée et le dommage invoqué ; que le préjudice lié à la nécessité de remettre en état des terrains d'assiette d'une carrière prétendument remblayés avec une trop grande proportion de matériaux non inertes pour pouvoir supporter des constructions n'est pas en lien de causalité directe avec la faute dès lors que ces terrains devaient, initialement, avoir un usage agricole après l'arrêt de l'exploitation de la carrière ; qu'un tel préjudice est, en effet, également lié au changement d'affectation desdits terrains ; qu'en affirmant le contraire, la cour d'appel a
violé les articles 1382 et 1383 du code civil ;
Mais attendu qu'ayant relevé que s'agissant des parcelles ZR 1, 2 et 73, devenue 91, la société exploitante avait connaissance dès l'origine de la destination future de ZAC impliquant des constructions, et qu'en toute hypothèse, le fait que la parcelle n° 3, devenue 78, devait avoir un usage agricole ne dispensait pas les ayants cause de la société Y... de réparer l'entier préjudice résultant du non-respect des obligations de cette société de remise en état des parcelles et constitué par le coût d'enlèvement des matériaux non inertes, celui de leur remplacement par des matériaux inertes et leur présence inesthétique, la cour d'appel, qui a ainsi caractérisé le lien de causalité entre la faute et le préjudice subi par les sociétés détentrices des parcelles, a pu statuer comme elle a fait ;
D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
Et sur le troisième moyen du pourvoi incident :
Attendu que la société GAN Eurocourtage IARD fait grief à l'arrêt de la dire tenue à garantir le préjudice résultant de la présence des matériaux non inertes dans les remblais de la parcelle cadastrée ZR n° 78, alors, selon le moyen :
1°/ que les activités garanties sont définies au contrat comme " l'exploitation de carrières et sablières avec tous dépôts, chantiers, bureaux, matériels fixes ou mobiles, usage ou stockage éventuel d'explosif, fabrication et commercialisation de béton, graves laitiers, graves ciment, graves humidifiés reconstitués et produits similaires, exploitation de décharges, terrassement aménagement et mise en oeuvre de tous matériaux, négoce de matériaux et toutes activités annexes et connexes (également location de matériel et prestation de personnel)" ; que les termes clairs et précis de cette clause limitent la garantie à l'activité d'exploitation de carrières ; qu'en considérant que des travaux de remise en état des terrains postérieurement à la cessation de l'activité entraient dans le champ de la garantie due par l'assureur, la cour d'appel a dénaturé les termes du contrat en violation de l'article 1134 du code civil ;
2°/ qu'en matière d'assurance de responsabilité, le risque assuré n'est pas le fait dommageable mais la mise en oeuvre de la responsabilité de l'assuré ; qu'en prenant en compte la date du fait dommageable et non pas la date à laquelle la responsabilité de l'assuré a été mise en oeuvre, pour décider que le sinistre était intervenu antérieurement à la résiliation de la police d'assurance, la cour d'appel a violé l'article L. 124-1 du code des assurances ;
Mais attendu que la cour d'appel, qui a retenu, dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation des éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, que le remblaiement de la parcelle cadastrée ZR n° 78, qui constitue le fait dommageable, a été effectué pendant la période d'effet du contrat d'assurance, a décidé à bon droit, hors toute dénaturation, que la garantie de l'assureur était due ;
D'où il suit que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE les pourvois principal et incident.