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Décisions

CA Caen, 2e ch. civ. et com., 26 janvier 2012, n° 10/02808

CAEN

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Normandie Habitat (SCI)

Défendeur :

M. Bourret (és qual.)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Christien

Conseillers :

Mme Beuve, Mme Boissel Dombreval

Avoués :

SCP Parrot Lechevallier Rousseau, SCP Grandsard Delcourt

Avocats :

SCP Creance Ferretti Hurel, Me Salmon

TGI Caen, du 30 juin 2010, n° 08/02118

30 juin 2010

EXPOSÉ DU LITIGE

Selon bail commercial du 17 février 2004, la société civile immobilière Normandie Habitat a donné en location à Jean-Luc Bourret des locaux destinés au commerce de vêtements pour hommes, femmes et enfants, le locataire ayant renoncé à l'avance à toute déspécialisation et s'interdisant en outre d'exercer toute activité similaire à celles exploitées dans l'immeuble ainsi qu'à la vente de certaines marques nommément désignées.

Interprétant ces dispositions contractuelles comme lui conférant implicitement l'exclusivité de la vente de vêtements dans l'immeuble, et se plaignant de ce qu'un colocataire le concurrençait en exploitant depuis avril 2007 un commerce de prêt-à-porter féminins, monsieur Bourret l'a fait assigner, par acte du 29 mai 2008, devant le tribunal de grande instance de Caen.

Après avoir relevé que monsieur Bourret bénéficiait, pour l'exercice de son commerce de vente de vêtements pour hommes, femmes, enfants et accessoires, d'une exclusivité dans l'immeuble, laquelle se trouve être actuellement non respectée du fait de l'activité de vente de vêtements et d'accessoires pour femmes de toutes marques développées par monsieur Munoz sous l'enseigne "Nouvelle vague" depuis le 1er mai 2007, les premiers juges ont statué, par jugement du 30 juin 2010, en ces termes :

'Condamne la société civile immobilière Normandie Habitat à faire en sorte que le colocataire Vincent Munoz cesse, dans l'immeuble en cause, l'activité concurrente de celle de monsieur Jean-Luc Bourret, et ce sous astreinte provisoire de 50 euros par jour de retard à compter du 31 décembre 2010, dans la limite d'un an, sauf à ce qu'il soit à nouveau statué sur l'astreinte ;

Déboute monsieur Jean-Luc Bourret de sa demande indemnitaire formulée à l'encontre de la société civile immobilière Normandie Habitat au titre d'un préjudice économique de baisse du chiffre d'affaires prétendument subi ;

Condamne la société civile immobilière Normandie Habitat à verser à monsieur Jean-Luc Bourret, à titre de dommages et intérêts venant compenser le préjudice moral subi par ce dernier, la somme de 3 000 euros ;

Condamne la société civile immobilière Normandie Habitat à verser à monsieur Jean-Luc Bourret une somme équitablement fixée à hauteur de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Condamne la société civile immobilière Normandie Habitat à supporter les entiers dépens de l'instance, et ce avec droit de recouvrement direct au profit de la SELARL Salmon & Associés dans les conditions de l'article 699 du Code de procédure civile ;

Dit n'y avoir lieu d'ordonner l'exécution provisoire de la présente décision'.

La société civile immobilière Normandie Habitat a relevé appel de cette décision en demandant à la cour de :

'Dire que monsieur Jean-Luc Bourret ne peut se prévaloir d'une exclusivité de l'activité qu'il exerce en vertu de son bail commercial ;

Débouter monsieur Jean-Luc Bourret de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions ;

Subsidiairement, réformer le jugement en ce qu'il a condamné la société civile immobilière Normandie Habitat à faire cesser par le colocataire Munoz l'activité qu'il a considérée comme concurrente ;

Dans l'hypothèse où la cour estimerait devoir considérer que monsieur Jean-Luc Bourret pourrait bénéficier d'une exclusivité, prononcer la suppression de la clause de non-concurrence incluse au bail de monsieur Jean-Luc Bourret à l'exclusion de toute autre mesure ;

Confirmer le jugement en ce qu'il a considéré que monsieur Jean-Luc Bourret ne justifiait d'aucun préjudice économique du fait de la concurrence qu'il invoque ;

Réformer le jugement en ce qu'il a alloué une indemnité au titre du préjudice moral de monsieur Jean-Luc Bourret et débouter monsieur Jean-Luc Bourret de toutes demandes à ce sujet ;

Condamner monsieur Jean-Luc Bourret à payer à la société civile immobilière Normandie Habitat une indemnité de 5 000 euros par application de l'article 700 du Code de procédure civile'.

Monsieur Bourret conclut quant à lui devant la cour en ces termes :

'Confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a considéré de monsieur Jean-Luc Bourret bénéficiait pour l'exercice de son commerce autorisé de vente de vêtements, l'exclusivité dans l'immeuble et en ce qu'il a condamné la société civile immobilière Normandie Habitat à faire en sorte que le colocataire cesse dans l'immeuble en cause l'activité concurrente et ce, sous astreinte provisoire de 50 euros par jour de retard à compter du 31 décembre 2010, et réformer le jugement pour le surplus ;

Condamner en ce cas la société civile immobilière Normandie Habitat à réparer le préjudice subi par monsieur Bourret, soit la somme de 627 euros par mois, à compter de janvier 2005, laquelle cessera d'être due au jour où cessera l'activité concurrente, soit la somme de 45 144 euros arrêtée au 31 Juin 2011 ;

Sauf à la cour, ordonner une expertise comptable afin de déterminer le préjudice économique subi par monsieur Bourret ;

Condamner en toute hypothèse la société civile immobilière Normandie Habitat au paiement d'une somme de 10 000 euros à titre de dommages et intérêts ;

Condamner la société civile immobilière Normandie Habitat au paiement d'une somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile'.

Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure ainsi que des prétentions et moyens des parties, la Cour se réfère aux énonciations de la décision attaquée ainsi qu'aux dernières conclusions déposées pour la société civile immobilière Normandie Habitat le 25 octobre 2011, et pour monsieur Bourret le 16 novembre 2011.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Le bail commercial consenti à monsieur Bourret le 17 février 2004 comporte une clause dite de destination des lieux ainsi conçue :

'Les locaux sont exclusivement destinés à l'usage de commerce de vêtements hommes, femmes, enfants et accessoires.

Les parties ayant, d'un commun accord, entendu déroger aux dispositions des articles L .145-1 et suivants du Code de commerce, le preneur ne pourra, sous aucune prétexte se prévaloir des dispositions des articles L.145-47 et suivants de ce code pour adjoindre à l'activité ci-dessus prévue des articles connexes ou complémentaires, ou signifier au propriétaire une demande aux fins d'être autorisé a exercer dans les lieux loués une ou plusieurs activités différentes de celle prévue au bail ci-dessus.

Le preneur s'interdit toutes activités similaires à celles exploitées dans les autres locaux situés dans l'immeuble au [...], ainsi que la vente des marques suivantes : Beaudouin, Blus Willis, Bouée la mer, Chrismas', Captain Corsair, Cotten Crossway, Giesswein, Gloverhall, Lacoste, Le Minor, Mât de misaine, Manufacture loudéacienne de confection, New Man, Janine, Pauporte, Paul and Shark, Royal Mer Bretagne, Saint-James, Terre et Mer, VS 2000, Armor Lux, Convair, Davoudian, Gabriel d'Authie, Tradimer, Le phare de la baleine, Waders'.

Il est donc constant que le bail ne comporte aucune clause d'exclusivité expressément stipulée en faveur du preneur, mais monsieur Bourret interprète néanmoins la clause de destination ayant pour effet de restreindre les activités autorisées dans le local loué sans possibilité de déspécialisation partielle ou pléniaire ainsi que d''interdire de concurrencer les autres locataires de l'immeuble comme devant s'analyser en une clause d'exclusivité implicite dont le bailleur devrait garantir le respect.

Toutefois, ainsi que le rappellent les premiers juges, l'article 1719-3° du Code civil impose au bailleur de garantir au locataire la jouissance paisible des lieux loués, mais non de lui assurer pour l'exercice de son commerce, dans le silence du bail et à défaut de circonstances particulières, le bénéfice d'une exclusivité dans l'immeuble.

Dès lors, la clause de destination d'un bail restreignant les activités autorisées dans l'immeuble loué ne crée d'obligations qu'à la seule charge du preneur, le principe de réciprocité ne pouvant s'entendre, dans un contrat synallagmatique, qu'en considération de l'ensemble des obligations respectives des parties et non clause par clause.

Il appartient donc au preneur de démontrer l'existence de circonstances particulières de nature à établir l'engagement implicite de la société civile immobilière Normandie Habitat de garantir à monsieur Bourret l'exclusivité de la vente de vêtements dans l'immeuble.

À cet égard, monsieur Bourret fait valoir qu'il bénéficie d'un bail restreint énumérant limitativement les activités autorisées et qu'il est soumis à l'obligation de ne pas exercer d'activités similaires à celles exploitées dans les autres locaux commerciaux situés dans l'immeuble.

Pourtant, rien ne démontre qu'il existe en l'espèce des circonstances particulières justifiant que la clause de destination et de non-concurrence ci-avant reproduite puisse avoir une portée spécifique faisant naître à la charge du bailleur un engagement d'exclusivité en faveur du locataire.

En effet, l'interdiction de commercialiser certaines marques de vêtements ne saurait, par elle-même, être regardée comme une circonstance particulière entraînant une exclusivité opposable au bailleur.

La société civile immobilière Normandie Habitat expose à cet égard sans être contredite que l'origine de cette interdiction tient au fait qu'un colocataire, exerçant une activité de laverie dans le même immeuble, exploite dans un immeuble situé à proximité un autre fonds de commerce de vente de prêt-à porter où elle commercialise les marques en cause.

Il s'en déduit que la restriction imposée à monsieur Bourret n'avait pas pour objet de garantir une absence de concurrence entre les différents locaux exploités dans l'immeuble et ne constitue donc pas une circonstance particulière propre à établir l'existence d'une exclusivité opposable au bailleur.

Au demeurant, l'interdiction d'avoir une activité similaire à celles exercées dans l'immeuble de la société civile immobilière Normandie Habitat ne constitue, en elle-même, pas davantage une circonstance particulière de nature à faire naître à la charge du bailleur une obligation réciproque de ne pas concurrencer, personnellement ou par le biais d'autres locataires, l'activité commerciale de monsieur Bourret telle qu'elle est définie au bail.

Une telle clause ne peut en effet avoir légalement pu lui interdire de commercialiser les produits faisant l'objet de l'activité autorisée par son bail dans le cas où un autre locataire de l'immeuble exercerait une activité similaire à la sienne, de sorte qu'elle ne peut s'interpréter comme conférant par réciprocité au preneur une quelconque exclusivité opposable au bailleur.

En outre, il n'est pas allégué que la société civile immobilière Normandie Habitat ait précédemment introduit dans chacun des baux consentis aux différents locataires de son immeuble une clause d'exclusivité ou de non-concurrence visant à interdire des activités concurrentes dans l'immeuble qu'elle aurait fautivement omis de reprendre dans le bail de monsieur Munoz.

De même, il ne résulte pas davantage du dossier que la structure ou la situation de l'immeuble ainsi que la nature des activités exercées justifiaient d'exiger de chacun des colocataires l'exercice d'une activité strictement cantonnée dans un secteur contractuellement déterminé sans concurrence entre eux.

En l'occurrence, les différents magasins de l'immeuble de la société civile immobilière Normandie Habitat s'ouvrent sur une rue commerçante, et il est usuel que des commerces de prêt-à-porter soient exploités dans des locaux contigus.

À supposer que la clause de destination interdisant la commercialisation de certaines marques et l'exercice d'une activité similaire à celles des autres locataires de l'immeuble restreigne de façon excessive ou illicite les conditions d'exploitation du fonds de monsieur Bourret, il appartiendrait alors à ce dernier d'agir, en dépit des dispositions contraires du contrat, en déspécialisation partielle du bail en invoquant les dispositions d'ordre public du statut des baux commerciaux ou de contester la validité de l'engagement de non concurrence en raison d'une disproportion entre la restriction à la liberté du commerce et la défense des intérêts légitimes du bailleur.

Mais une telle situation ne saurait être regardée comme une circonstance particulière susceptible de créer, par réciprocité, une obligation implicite d'exclusivité à la charge de la société civile immobilière Normandie Habitat.

Il convient donc d'infirmer le jugement attaqué et de débouter monsieur Bourret de ses demandes.

Et, il serait inéquitable de laisser à la charge de la société civile immobilière Normandie Habitat l'intégralité des frais exposés par elle à l'occasion de l'instance d'appel et non compris dans les dépens, en sorte qu'il lui sera alloué une somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS, LA COUR :

Infirme le jugement rendu le 30 juin 2010 par le tribunal de grande instance de Caen en toutes ses dispositions ;

Déboute monsieur Bourret de toutes ses demandes ;

Condamne monsieur Bourret à payer à la société civile immobilière Normandie Habitat une somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Condamne monsieur Bourret aux dépens de première instance et d'appel ;

Accorde à la société civile professionnelle Parrot, Lechevallier et Rousseau, avoués associés, le bénéfice des dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.