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Décisions

CEDH, sect. 1, 15 novembre 2002, n°  34819/97

COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Cau

Défendeur :

Italie

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rozakis

Juges :

Mme Tulkens, M. Lorenzen, Mme Vajic, M. Levits, M. Kovler, M. Raimondi

CEDH n° 34819/97

14 novembre 2002

La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section),

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 34819/97) dirigée contre la République italienne et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Ersilia Cau (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 16 octobre 1996 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  La requérante est représentée devant la Cour depuis le 18 juillet 2001 par Mes S. Sarno et M. Bumma, avocates à Turin. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. U. Leanza, et son co-agent, M. V. Esposito.

3.  La requérante allégue que l’impossibilité prolongée d’exécuter l’ordonnance d’expulsion de locataire, faute d’octroi de l’assistance de la force publique, constitue une violation de l’article 1 du Protocole no 1 Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaint également de la durée de la procédure d’expulsion.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

5.  La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement. A la suite du déport de M. V. Zagrebelsky, juge élu au titre de l’Italie (article 28), le Gouvernement a désigné M. G. Raimondi comme juge ad hoc pour siéger à sa place (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

6.  Le 22 mai 2001 la Cour a déclaré la requête recevable.

7.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la première section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8.  La requérante est devenue propriétaire le 8 mai 1992 d’un appartement à Turin, qui était loué à P.S.

9.  Par un acte signifié le 21 mai 1992, la requérante communiqua à la locataire l’avis de congé et l’assigna à comparaître devant le juge d’instance de Turin.

10.  Par une ordonnance du 19 juin 1992, qui devint exécutoire le même jour, ce dernier confirma formellement le congé du bail et décida que les lieux devaient être libérés au plus tard le 31 mars 1996.

11.  Le 19 février 1996, la requérante fit une déclaration solennelle qu’elle avait un besoin urgent de récupérer l’appartement pour en faire son habitation propre.

12.  Le 11 juillet 1996, la requérante signifia à la locataire le commandement de libérer l’appartement.

13.  Le 21 juillet 1996, elle lui signifia l’avis que l’expulsion serait exécutée le 12 septembre 1996 par voie d’huissier de justice.

14.  Le 12 septembre 1996 l’huissier de justice procéda à une tentative d’expulsion, qui se solda par un échec, la requérante n’ayant pas obtenu le concours de la force publique dans l’exécution de l’expulsion.

15.  Le 12 décembre 1996, la requérante signifia à nouveau à la locataire le commandement de libérer l’appartement.

16.  Le 20 janvier 1997, elle lui signifia l’avis que l’expulsion serait exécutée le 19 février 1997 par voie d’huissier de justice.

17.  Entre le 19 février 1997 et le 1er octobre 1999 l’huissier de justice procéda à six tentatives d’expulsion, qui se soldèrent par un échec, la requérante n’ayant pas obtenu le concours de la force publique dans l’exécution de l’expulsion.

18.  Entre-temps, le 12 juillet 1999, la locataire avait demandé au tribunal civil de Turin de fixer à nouveau la date de l’exécution de l’ordonnance d’expulsion.

19.  Par une ordonnance du 23 juillet 1999, le tribunal de Turin avait suspendu l’exécution.

20.  Par une ordonnance du 4 janvier 2000, le juge d’instance de Turin fixa au 3 octobre 2000 l’exécution de l’expulsion.

21.  Le 3 octobre 2000, la requérante récupéra son appartement.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

22.  Le droit interne pertinent est décrit dans l’arrêt Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, §§ 18-35, CEDH 1999-V.

EN DROIT

I.SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

23.  La requérante se plaint que l’impossibilité prolongée de récupérer son appartement, faute d’octroi de l’assistance de la force publique, constitue une atteinte à son droit de propriété, tel que reconnu à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui dispose :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A.  La règle applicable

24.  La Cour, s’appuyant sur sa jurisprudence, considère que l’interférence mise en cause par la requérante s’analyse en une mesure de réglementation de l’usage des biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (voir l’arrêt Immobiliare Saffi c. Italie précité, § 46).

B.  Le respect des conditions du second alinéa

1.  But de l’ingérence

25.  La Cour a déjà dit que la législation litigieuse poursuivait un but légitime conforme à l’intérêt général, comme le veut le second alinéa de l’article 1 (voir l’arrêt Immobiliare Saffi c. Italie précité, § 48).

2.  Proportionnalité de l’ingérence

26.  La Cour rappelle qu’une mesure d’ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les impératifs de l’intérêt général et ceux de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. La recherche de pareil équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 tout entier, donc aussi dans le second alinéa : il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. En contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’Etat une grande marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause. S’agissant de domaines tels que celui du logement, qui occupe une place centrale dans les politiques sociales et économiques des sociétés modernes, la Cour respecte l’appréciation portée à cet égard par le législateur national, sauf si elle est manifestement dépourvue de base raisonnable (voir l’arrêt Immobiliare Saffi c. Italie précité, § 49).

27.  La requérante souligne que l’interférence était disproportionnée du fait de sa durée et parce qu’en application de la législation italienne en matière de contrôle des loyers elle percevait un loyer dérisoire. En outre, elle avait fait une déclaration selon laquelle elle avait un besoin urgent de récupérer son appartement pour elle-même.

28.  Le Gouvernement fait valoir que les mesures législatives en cause poursuivaient une finalité d’intérêt général dans la protection des locataires, compte tenu de la situation de crise de logements touchant les centres urbains les plus importants et de la difficulté de reloger de manière adéquate les locataires aux ressources modestes tombant sous le coup d’une mesure d’expulsion. Le Gouvernement fait ensuite observer que de nombreux contrats de bail venaient à échéance dans les années 1982-1983 ; l’exécution forcée simultanée de tous ces baux aurait provoqué de fortes tensions sociales. Les mesures en cause tendaient donc à protéger l’ordre public. Le Gouvernement observe ensuite que l’échelonnement de l’octroi de l’assistance de la force publique s’est avéré nécessaire vu l’impossibilité de garantir en même temps et à chacun une telle assistance. Le Gouvernement souligne que l’ingérence dans le droit de la requérante à une tranquille jouissance de sa propriété était cohérente avec la législation en vigueur. Le Gouvernement conclut que l’ingérence subie par la requérante n’était pas disproportionnée.

29.  La Cour estime qu’en principe un système de suspension temporaire ou d’échelonnement des exécutions de décisions de justice, suivi de la récupération par le bailleur de son bien, n’est pas critiquable en soi, vu notamment la marge d’appréciation autorisée par le second alinéa de l’article 1. Encore faut-il qu’un juste équilibre soit ménagé entre les intérêts de la communauté et le droit des propriétaires et de la requérante en particulier.

30.  La Cour observe que la requérante obtint une ordonnance d’expulsion qui devint exécutoire le 19 juin 1992, indiquant que la locataire devait quitter les lieux le 31 mars 1996. Du fait de la législation échelonnant les exécutions forcées et en partie du fait du manque d’assistance de la force publique, la requérante ne récupéra son appartement que le 3 octobre 2000, alors qu’elle avait fait une déclaration selon laquelle elle avait un besoin urgent de récupérer son appartement le 19 février 1996, et uniquement parce que la locataire avait spontanément libéré l’appartement.

31.  Pendant environ quatre ans à compter de la première tentative d’expulsion effectuée par l’huissier de justice, la requérante est restée dans l’incertitude quant à la date à laquelle elle pourrait récupérer son appartement. Après avoir fait la déclaration qui lui accordait la priorité, elle ne pouvait pas accélérer l’octroi de l’assistance de la force publique puisque cela dépendait de la disponibilité des policiers. Les autorités compétentes ne semblent avoir pris aucune mesure en réponse à la déclaration de la requérante du 19 février 1996.

32.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’une charge spéciale et excessive a été imposée à la requérante et que dès lors l’équilibre à ménager entre la protection du droit de celle-ci au respect de ses biens et les exigences de l’intérêt général a été rompu.

Par conséquent, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

II.SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

33.  La requérante allègue aussi un manquement à l’article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

34.  La requérante considère que l’ordonnance d’expulsion qu’elle avait obtenue a été vidée de substance, puisqu’elle est restée inexécutée pendant de longues années. De plus, elle souligne qu’en dépit du fait qu’elle avait fait une déclaration selon laquelle elle avait un besoin urgent de l’appartement pour elle-même, elle dut attendre environ quatre ans et huit mois après cette déclaration pour récupérer son appartement.

35.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse. En ce qui concerne la durée de la procédure d’exécution, le Gouvernement maintient que le retard dans l’octroi de la force publique est justifié par la protection de l’intérêt public. Il relève en outre que la locataire attendait l’attribution d’un logement à loyer modéré.

36.  La Cour observe que la requérante invoquait à l’origine l’article 6 § 1 du fait de la durée de sa procédure. La Cour a toutefois considéré que l’affaire doit être examinée comme concernant le droit à un tribunal.

37.  La Cour rappelle que le droit à un tribunal garanti à l’article 6 protège également la mise en œuvre des décisions judiciaires définitives et obligatoires lesquelles, dans un Etat qui respecte la prééminence du droit, ne peuvent rester inopérantes au détriment d’une partie. Par conséquent, l’exécution d’une décision judiciaire ne peut être retardée de manière excessive (voir l’arrêt Immobiliare Saffi c. Italie précité, § 66).

38.  En l’espèce, la requérante avait obtenu, en date du 19 juin 1992, une ordonnance exécutoire fixant l’expulsion de la locataire au 31 mars 1996.

39.  Même après avoir fait la déclaration selon laquelle elle avait besoin de l’appartement pour elle-même, la requérante n’a pas obtenu l’assistance de la force publique. La requérante ne put récupérer son appartement que le 3 octobre 2000 à la suite du départ spontané de la locataire.

40.  La Cour estime qu’un tel retard dans l’exécution d’une décision de justice définitive a privé les dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention de tout effet utile.

41.  Dans ces conditions, la Cour estime qu’il y a eu violation du droit à un tribunal garanti à l’article 6 § 1 de la Convention.

III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

42.  Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage matériel

43.  La requérante réclame en premier lieu la réparation du préjudice matériel subi et le chiffre de la manière suivante : 24 120 000 lires italiennes (ITL) [12 456,94 euros (EUR)] correspondant au manque à gagner en termes de loyers. En effet elle fait valoir qu’elle a perçu de son ancienne locataire la somme globale d’environ 134 000 ITL par mois [69,21 EUR], alors qu’elle aurait pu louer son appartement à 500 000 ITL par mois [258,23 EUR] et cela pour la période allant du 31 mars 1995, date de fin du contrat de bail jusqu’à la libération des lieux en octobre 2000 ; 14 160 000 ITL [7 313,03 EUR] pour les travaux de rénovation de l’appartement après sa libération ; 4 397 000 ITL [2 270,86 EUR] pour les frais de la procédure d’exécution.

44.  Le Gouvernement conteste les critères utilisés pour le calcul du montant du préjudice en termes de manque à gagner. S’agissant des frais de la procédure interne, le Gouvernement fait valoir que ne peuvent être pris en considération les frais de la procédure sur le fond qui auraient de toute façon dus être supportés indépendamment de la durée de la procédure et que les frais de la phase d’exécution ne sont dus que pour la période qui a constitué une ingérence disproportionnée dans le droit de propriété de la requérante. Il considère que les sommes demandées à titre de travaux de rénovation sont sans fondement.

45.  S’agissant du manque à gagner en termes de loyers, la Cour considère qu’il y a lieu d’allouer un dédommagement à ce titre. Elle estime le mode de calcul de la requérante raisonnable comme point de départ pour l’évaluation du préjudice. Toutefois, sur la base des éléments en sa possession et de la période considérée, elle décide en équité d’accorder la somme de 2 300 euros (EUR) à ce titre.

46.  S’agissant des frais de la procédure d’exécution, la Cour estime qu’ils doivent être remboursés en partie (arrêt Scollo c. Italie du 28 septembre 1995, série A no 315-C, p. 56, § 50). Elle considère cependant que seuls les frais relatifs au retard dans l’expulsion doivent être remboursés : elle décide par conséquent d’accorder à la requérante la somme de 1 695,51 EUR.

47.  Quant aux travaux de rénovation de l’appartement, la Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre les violations constatées et le dommage matériel allégué et rejette cette demande.

48.  En totalité, la Cour accorde le montant de 3 995,51 EUR pour dommage matériel.

B.  Dommage moral

49.  La requérante demande la somme de 40 000 000 ITL [20 658,28 EUR] à titre de dommage moral pour avoir dû vivre chez des amies qui l’avaient accueillie après son départ à la retraite. Elle avait dû quitter le logement qu’elle occupait chez son employeur et le montant de sa retraite ne lui permettait pas de louer un autre appartement.

50.  Le Gouvernement considère que le montant réclamé est excessif.

51.  La Cour estime que la requérante a subi un tort moral certain ; elle décide par conséquent, statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, de lui accorder la somme de 4 000 EUR à ce titre.

C.  Frais et dépens

52.  La requérante demanda 5 000 000 ITL [2 582,28 EUR] pour les frais et dépens encourus devant la Cour.

53.  Le Gouvernement ne prend pas position à cet égard.

54.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 1 500 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde à la requérante.

D.  Intérêts moratoires

55.  La Cour considère que le taux annuel des intérêts moratoires doit être calqué sur celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne augmenté de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

 2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

 3.  Dit

a)  que lEtat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i.  3 995,51 EUR (trois mille neuf cent quatre-vingt-quinze euros cinquante et un centimes) pour dommage matériel ;

ii.  4 000 EUR (quatre mille euros) pour dommage moral ;

iii.  1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour frais et dépens ;

b)  que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux annuel équivalant au taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne augmenté de trois points de pourcentage à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;

4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.