CA Paris, Pôle 5 ch. 8, 21 février 2012, n° 10/24934
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Groupe SPR (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Hirigoyen
Conseillers :
Mme Delbes, M. Boyer
Avocats :
Me Fisselier, Me Della Vittoria, Me Bernabe, Me Genot-Delbecque, Me Couturier, Me Valcin
La société Groupe SPR est une société de premier rang dans le secteur du second-oeuvre du bâtiment en France et en Europe, au capital social de 3 820770 euros.
M. Claude M. est l'actionnaire majoritaire de cette société, créée par son père et dont le capital est essentiellement familial. Président de son conseil d'administration, M. M. a, en outre, exercé les fonctions de directeur général jusqu'en 2007.
M. Carl C., neveu de ce dernier, est devenu actionnaire de la société au décès de sa mère, Mme Cécile M., survenu le 22 septembre 2003, et détenait, en 2004, la nue-propriété de 88 056 actions, dont sa grand-mère, Mme Louise M., épouse du fondateur, avait la jouissance.
Le 18 mars 2004, une assemblée générale extraordinaire des actionnaires de la société SPR a décidé de procéder à une réduction du capital par rachat des titres, le prix de rachat ayant été fixé à la valeur nominale des actions, soit 15 euros l'unité.
C'est dans ces conditions qu'en avril 2004 Mme Louise M. a cédé la pleine propriété de ses 74 008 actions et l'usufruit de 88 056 actions, pour un prix total de 1 242 204 euros et M. Carl C. celle de la nue-propriété des actions dont il disposait pour 1 188 756 euros.
Mme Louise M. est décédée le 7 décembre 2005.
Le 23 novembre 2007, la société Spie Batignolles a racheté 99,44 % du capital de la société SPR au prix de 36 500 000 euros.
Relevant que son oncle, Claude M., avait été le seul bénéficiaire de cette dernière opération, et estimant que le rachat d'actions intervenu en 2004 avait été opéré à vil prix et à la suite de manoeuvres dolosives, M. Carl C. a fait assigner, par acte en date du 20 novembre 2008, la société Groupe SPR et M. Claude M. en paiement de diverses sommes en réparation du préjudice résultant pour lui, d'une part, de la vileté du prix de rachat des actions dont il détenait la nue-propriété, évalué par le demandeur à la somme de 9 357 094 euros, d'autre part, de la diminuation subséquente de l'actif successoral de sa grand-mère lui revenant, soit une somme de 3 259 267 euros.
Par jugement en date du 23 novembre 2010, le tribunal de commerce de Créteil a débouté M. Carl C. de sa demande du chef de la diminution alléguée de l'actif successoral de sa grand-mère, mais a retenu la vileté du prix de rachat des actions dont M. Carl C. détenait la nue-propriété, a fixé à 47,7 euros le prix de référence de l'action, soit 42,93 euros pour la seule nue-propriété, et condamné en conséquence le Groupe SPR à payer à M. Carl C. la somme de 2 591 488 euros, augmentée des intérêts à taux légal à compter du 20 novembre 2008, outre une somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, débouté les parties de leurs autres demandes, et assorti sa décision de l'exécution provisoire.
Par déclaration du 24 décembre 2011, la société Groupe SPR a interjeté appel de ce jugement.
Dans ses dernières conclusions signifiées le 22 novembre 2011, l'appelante demande à la cour de dire et juger que le prix de 1 188 756 euros payé à M. Carl C. pour ses 88 056 actions n'est pas dérisoire et ne constitue pas un vil prix, d'infirmer le jugement déféré, de débouter M. C. de ses demandes, et de le condamner à verser à la société Groupe SPR la somme de 15 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Dans ses dernières conclusions du 20 décembre 2011, M. Carl C. demande à la cour de confirmer la décision dont appel en ce qu'elle a déclaré que le prix payé pour ses actions est un vil prix de nature à entraîner la résolution de la vente, de l'infirmer pour le surplus, et statuant à nouveau, de condamner la société Groupe SPR à lui payer les sommes de 9 357 094 euros, au titre de la cession de la nue-propriété de 88 056 actions, et de 3 259 267 euros, au titre de la succession de Mme Louise M., lesdites sommes étant majorées des intérêts au taux légal à compter du 23 avril 2004, de dire et juger que M. M. a commis une faute à l'origine du préjudice subi et de le condamner en conséquence à lui payer la somme de 1 000 000 euros à titre de dommages et intérêts complémentaires ainsi qu'un euro en réparation de son préjudice moral, de débouter M. M. et la société Groupe SPR de leurs demandes et de les condamner in solidum à lui payer une somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Par dernières conclusions signifiées le 9 janvier 2012, M. Claude M. demande à la cour de le recevoir en son appel incident, tant en son nom personnel qu'en sa qualité de garant de la société Groupe SPR au titre d'une garantie de passif par lui souscrite au bénéfice de cette dernière, de réformer le jugement entrepris en ce qu'il l'a débouté de sa demande d'indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile et en ce qu'il a condamné la société Groupe SPR à verser à M. C. la somme de 2 591 488 euros, de confirmer le jugement pour le surplus et de condamner M. C. à lui verser en cause d'appel la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
SUR CE
Au soutien de son appel, la société Groupe SPR fait valoir que l'opération de réduction de capital à laquelle il a été procédé en 2004 avait pour principal objet de permettre à Mme Louise M. qui souhaitait organiser sa succession et à M. Carl C. qui venait de perdre sa mère de disposer de
liquidités leur permettant de faire face à l'avenir, que l'un et l'autre ont voté sans réserve la résolution présentée à cette fin lors de l'assemblée générale du 18 mars 2004, le commissaire aux comptes n'ayant formulé aucune observation sur les causes et conditions de cette réduction de capital, qu'en outre la valeur des parts retenue par les premiers juges à hauteur d'une somme de 47,70 euros l'action, sur la base notamment des comptes arrêtés au 31 décembre 2004 devrait être diminué de 10 à 15% compte tenu de l'excellence des résultats sur cet exercice non encore connus à la date de la cession, qu'en tout état de cause une réduction du capital sur une telle base n'aurait pas pu être envisagée, l'offre de rachat à un tel prix équivalant, en telle hypothèse, à la quasi-intégralité de l'actif circulant.
Elle ajoute que le prix de rachat des parts des actionnaires minoritaires qui correspond à 31,45 % de la valeur théorique retenue par le tribunal de commerce ne saurait être regardé comme dérisoire, d'autant que les actions détenues par M. Carl C. l'étaient en nue-propriété, et ne conféraient aucun revenu à son titulaire, alors que ce dernier a pu, grâce à la somme dont il a ainsi immédiatement disposé, acquérir 70 000 parts d'une SCI lui assurant une rente annuelle de 146 000 euros par an.
Elle conteste, ainsi que M. M., toute manoeuvre dolosive, la convention de rachat ayant été librement conclue, à un prix librement négocié compte tenu des contraintes respectives des parties et des intérêts patrimoniaux de Mme M. et de son petit-fils, ajoutant qu'un cabinet d'expertise comptable Omnium Comptable, conseil de sa mère alors décédée, avait valorisé, dans un document daté du 26 octobre 2003, le prix de l'action à 39,38 euros, de sorte que ce dernier, au demeurant entouré de conseils, n'ignorait pas que la valeur théorique de l'action était supérieure au prix de rachat auquel il a consenti.
M. Claude M. développe les mêmes moyens et arguments que la société Groupe SPR et ajoute, s'agissant du préjudice allégué résultant de la diminution supposée de l'actif successoral de Mme Louise M., que les actions vendues par cette dernière en 2004 ne faisaient plus partie de la masse successorale, de sorte que M. C., qui avait au demeurant accepté la succession, ne dispose d'aucun droit sur les actions vendues par sa grand-mère.
M. Carl C. souligne pour sa part, au visa de l'article 1131 du code civil, que la situation de la société Groupe SPR était particulièrement florissante (position en tête sur le marché français, endettement particulièrement faible, trésorerie importante, ratios de gestion tous favorables), de sorte que la valeur réelle de l'action à la date de la cession doit être fixée, en appliquant la méthode de la valeur patrimoniale (somme des capitaux propres et de la plus-value de clientèle, rapportée au nombre d'actions), à 133,07 euros l'unité et soutient qu'un prix de rachat fixé à 15 euros est dérisoire.
Il invoque, en outre, la réticence dolosive de la société SPR et de M. M. qui auraient tu des informations sur la valeur des titres cédés et se seraient abstenus de le mettre en garde sur les conséquences financières de la réduction du capital et la perte latente, considérable, qui allait en résulter pour lui. Il impute, en particulier, à son oncle un comportement frauduleux destiné à s'assurer une position d'actionnaire quasi-unique afin de préparer, organiser puis réaliser, à son profit exclusif, la cession du capital de SPR à la société SPIE Batignolles.
Le principe de la liberté contractuelle posé par l'article 1134 du code civil s'oppose à ce qu'une cession de parts sociales soit tenue pour nulle au seul motif que le prix de cession librement convenu serait inférieur à la valeur réelle de l'action cédée. Il ne peut en être ainsi, par application de l'article 1131 du code civil, que si le prix de cession est à ce point dérisoire que l'obligation du cédant s'en trouve dépourvue de cause.
Il est constant que la société Groupe SPR a décidé d'une réduction de son capital par rachat des parts sociales de ses actionnaires minoritaires au prix nominal de 15 euros l'action.
M. Carl C. ne saurait, pour exciper de la vileté du prix ainsi proposé, valoriser des actions cédées en avril 2004 au regard du prix de cession du capital tel que fixé à l'occasion du rachat de la société Groupe SPR par la société Spie Batignolles, intervenu en mars 2007, soit près de trois ans et demi plus tard, de lourds investissements ayant entre-temps été consentis dans le cadre d'importants marchés (Viaduc de Millau, Grand Palais, notamment) aux risques desquels, en se retirant du capital, il n'a pas pris de part.
Il invoque une valeur réelle des actions à la date de cession de 133,07 euros sur la base d'un calcul théorique qui ne tient aucun compte de l'intérêt social de la société Groupe SPR, laquelle expose, sans être démentie, qu'une réduction du capital social sur une telle base en 2004 qui aurait largement excédé l'actif circulant de la société aurait été radicalement impossible.
C'est à juste titre, en revanche, que les premiers juges se sont fondés sur l'estimation de l'administration fiscale, telle qu'elle a été établie ensuite d'un contrôle intervenu, au titre de la déclaration d'impôt de solidarité de la fortune de Mme Louise M. pour l'année 2004, soit celle de la cession, qui a redressé la valeur déclarée du capital détenu dans cette société en fixant à 47,70 euros la valeur du titre, ledit redressement ayant été accepté par M. Carl C. et par M. Claude M..
Il en résulte que le prix effectivement payé à M. C. correspond à 31,44 % de la valeur estimée de l'action à l'époque.
La société Groupe SPR fait valoir, à cet égard, que la réduction du capital unanimement décidée le 18 mars 2004 sur la base d'un tel prix par l'assemblée générale à laquelle participait l'ensemble des actionnaires, parmi lesquels Mme Louise M. et son neveu - qui disposait d'un droit de vote- , répondait très largement à des considérations familiales. Un courrier de Mme Louise M. à sa fille, mère de Carl C., en témoigne, qui évoque expressément la volonté de cette dernière de faire une donation de la totalité de son patrimoine à son fils, et la proposition de céder à sa mère les actions dont elle détenait la seule nue-propriété au prix de 13,50 euros (soit la valeur nominale de 15 euros l'action) afin d'être en mesure de régler les droits de succession.
Les appelants soulignent, en outre, que Carl C. qui n'a disposé, au décès de sa mère, que de la nue-propriété de ses parts, laquelle ne lui conférait aucun dividende, pouvait trouver avantage à une immédiate liquidité de son capital et indiquent, sans être démentis, qu'ayant ainsi perçu une somme de 1 188 756 euros, il a pu acquérir aussitôt 70 000 parts sociales d'une SCI lui rapportant une rente annuelle de près de 145 000 euros, soit un rendement de 13% l'an.
Il résulte de l'ensemble de ces éléments que l'économie générale de la transaction trouvait sa cause dans l'immédiate liquidité qu'assurait à M. C. la cession de parts sociales d'une société non cotée, qui ne lui assuraient jusqu'alors, et pour une durée encore indéterminée, aucun dividende. Dans ce contexte, un rapport de un à trois (en réalité 31,44 %) entre le prix payé et la valeur réelle des titres cédés n'est ni vil ni dérisoire et ne rend pas sans cause la cession intervenue.
Aussi le moyen tiré de la vileté du prix sera-t-il rejeté et le jugement déféré infirmé sur ce point.
M. Carl C. invoque encore des manoeuvres ou, pour le moins, une réticence dolosive, de la part de la société Groupe SPR et spécialement de son oncle, M. Claude M., pour soutenir que son consentement à la cession aurait été surpris, mais manque à rapporter la preuve du dol allégué, lequel ne se présume pas et ne saurait, en tout état de cause, résulter de la seule circonstance que, trois ans et demi plus tard, le rachat de la société SPR par la société Spie Batignolles serait intervenu dans des conditions beaucoup plus favorables pour son oncle.
Il sera relevé en particulier qu'il résulte des pièces versées aux débats que l'opération de réduction de capital entreprise en 2004 répondait à des nécessités familiales, et en particulier au voeu de Mme
Cécile M., alors atteinte d'une longue maladie, d'organiser l'avenir de son fils, que celle-ci avait proposé à sa propre mère de lui céder ses parts à la valeur nominale des actions, soit 15 euros, que le rapport du conseil d'administration lors de l'assemblée générale extraordinaire du 18 mars 2004 présentait l'opération comme destinée à satisfaire au souhait de Mme Louise M. de disposer de liquidités, laquelle se proposait alors également de céder ses titres au prix de 15 euros, toutes choses qui ont été dites en la présence des intéressés, sur rapport sans réserve du commissaire aux comptes, les résolutions en ce sens ayant été adoptées à l'unanimité dans des conditions dont la régularité n'a pas été contestée.
M. Carl C. invoque encore son jeune-âge, 23 ans à la date de la cession, pour soutenir qu'il aurait été abusé, mais il laisse sans réplique les observations de la société Groupe SPR et de son oncle, lesquels soulignent qu'il disposait des conseils éclairés de son père, lui-même chef d'entreprise, que ses parents bénéficiaient des services d'un cabinet d'expert-comptable et de ceux d'un ancien notaire devenu avocat, dont plusieurs pièces versées aux débats attestent qu'il suivait ses affaires patrimoniales et fiscales. En outre, sont produites par les parties adverses de nombreuses télécopies échangées entre le père et l'oncle de l'intéressé dans les mois qui ont immédiatement précédé la cession de ses parts, de sorte que M. C. ne saurait sérieusement soutenir n'avoir pas été en mesure d'apprécier les conditions envisagées de la réduction du capital par rachat des titres.
Il sera relevé, enfin, que M. Carl C. demeurait libre d'accepter ou de décliner l'offre de rachat au prix décidé par l'assemblée générale extraordinaire, qu'il a disposé d'un délai pour ce faire, fait sien, dans un courrier adressé à sa grand-mère, le prix de 15 euros l'action, en proposant au demeurant à celle-ci une répartition plus avantageuse pour lui qu'il n'était d'usage au regard de l'âge de Mme Louise M., selon une clé de 90% pour le nu-propriétaire, 10% pour l'usufruitier, et a acquis des parts d'une SCI le jour même de la réalisation de la cession, ce qui atteste une parfaite maîtrise par l'intéressé de la gestion de ses affaires.
Aussi, M. Carl C. qui n'allègue d'aucun fait et ne produit aucune pièce au soutien du moyen tiré du dol sera-t-il débouté de toutes ses demandes et le jugement déféré, par conséquent, confirmé sur ce point.
Les pénibles circonstances familiales qui se trouvent à l'origine du litige conduiront, en équité, à débouter M. Claude M. de sa demande d'indemnité présentée sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Il en sera de même pour la demande, présentée sur ce fondement, par la société Groupe SPR, qui dispose d'une garantie de passif à elle consentie par M. M. et ne recourt que contre le seul M. C..
PAR CES MOTIFS
Confirme le jugement déféré, sauf en ce qu'il a condamné la société Groupe SPR à payer à M. Carl C. la somme de 2 591 488 euros, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 20 novembre 2008 et la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
Et statuant à nouveau de ces chefs,
Déboute M. Carl C. de sa demande en dommages et intérêts pour vileté du prix de cession des 88 056 actions SPR dont il détenait la nue-propriété, et de sa demande d'indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Rejette toutes autres demandes,
Condamne M. Carl C. aux entiers dépens, et dit que les dépens d'appel pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile par les parties qui en ont fait la demande.