CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 15 octobre 2020, n° 20/02404
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Morgan Stanley & Co. International PLC (Sté)
Défendeur :
Autorité des Marchés Financiers
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Schmidt
Conseillers :
Mme Maitrepierre, Mme Tréard
FAITS ET PROCÉDURE
1.Par une décision du 4 décembre 2019, la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers (ci-après, l’«'AMF'») a prononcé, au titre de manquements de manipulation de cours, une sanction pécuniaire de'20 millions d'euros à l'encontre de la société Morgan Stanley & Co. International plc (ci-après « la société Morgan Stanley »), société de droit anglais ayant son siège social à Londres (Royaume-Uni), filiale du groupe bancaire et financier américain Morgan Stanley.
2.Cette décision concerne des opérations intervenues le 16 juin 2015, consistant en :
' des acquisitions sur Eurex ' marché allemand réglementé de produits dérivés' portant sur des contrats à terme, appelés « Futures », ayant pour sous-jacents des obligations souveraines françaises (ci-après les « FOAT ») et allemandes (ci-après les « FGBL » et « FGBX ») ;
' puis, des cessions sur les plateformes de négociation électronique MTS France et MTS Belgium portant sur des obligations françaises, appelées «'Obligations Assimilables du Trésor'» (ci-après les « OAT ») et belges, appelées « Obligations Linéaires Ordinaires » (ci-après les« OLO »)
3.La commission des sanctions a estimé que ces opérations avaient contribué à donner une image biaisée de l'état du marché d'instruments obligataires français et qu'elles justifiaient le prononcé d'une sanction, aux motifs que la société Morgan Stanley avait fixé à un niveau anormal et artificiel le cours de différents instruments financiers au sens de l'article 631-1, 1° b) règlement général de l'AMF et que ces agissements constituaient également une manipulation de cours par recours à une forme de tromperie ou d'artifice, au sens de l'article 631-1 2° du même règlement.
4.Elle a retenu sa compétence sur le fondement des articles L. 621-15 c) du code monétaire et financier et L.611-1 du règlement général de l'AMF.
5.Le 11 février 2020, la société Morgan Stanley a formé un recours contre cette décision, demandant, in limine litis, à la cour :
« ' de juger que la Commission n'était pas compétente pour se prononcer sur une éventuelle manipulation du cours des FGBL, FBGX et OLO';
et en conséquence,
' d'annuler cette décision en ce qu'elle s'est prononcée sur la légalité de ses interventions sur ces instruments et dire n'y avoir lieu à sanction ».
6.Le 1er juillet 2020, M. W. a déposé un mémoire en intervention volontaire accessoire, au soutien de ce recours.
7.L'AMF invite la cour à déclarer cette intervention irrecevable.
8.La société Morgan Stanley s'en remet à la sagesse de la cour concernant cette question.
9.Le ministère public invite la cour à déclarer cette intervention irrecevable.
MOTIVATION
10.M. W. indique intervenir volontairement, de manière accessoire, au recours de la société Morgan Stanley, conformément à l'article 330 du code de procédure civile, pour apporter sa contribution sur la question de la compétence de la commission des sanctions pour connaître de manquements de manipulation de cours du FOAT réalisés en dehors de France, dans le cadre d'un débat contradictoire qui, selon lui, n'a pas eu lieu devant la Commission des sanctions de l'AMF.
11.Il fait valoir qu'il a un intérêt à agir dans la mesure où, dans la décision attaquée, la commission des sanctions a retenu sa compétence pour connaître d'opérations qui ressemblent à celles qui lui sont reprochées. Il estime ainsi que si la société Morgan Stanley obtenait l'annulation de la décision attaquée en raison notamment de l'illégalité de la position prise par la commission des sanctions quant à sa compétence, il pourrait obtenir l'invalidation de sa propre procédure. Il ajoute que l'argumentation initialement développée, dans son mémoire du 1er juillet 2020, pour démontrer l'incompétence de l'AMF en matière de transactions portant sur les FOAT est totalement transposable aux transactions portant sur les FGBL et FGBX. Il fait également valoir que si l'intervenant accessoire ne peut pas élever de prétentions nouvelles et doit se contenter d'appuyer celles de la partie aux côtés de laquelle il intervient, il n'en demeure pas moins qu'il peut normalement développer des moyens nouveaux, pourvu qu'il renforce les prétentions dont il souhaite le succès. Il estime que la question de principe dont il s'agit justifie également une intervention volontaire de la part d'un tiers intéressé tel que lui et invoque, notamment, un arrêt rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation en date du 24 novembre 1987.
12.Il précise n'avoir pu prendre conscience de cet intérêt à agir qu'à la lecture de la notification de griefs qui lui a été adressée, dans le cadre de la procédure de sanctions dont il fait lui-même l'objet, le 29 mai 2020, soit plus de deux mois après la publication de la décision qui fait courir le délai de recours pour les tiers intéressés prévu à l'article R.621-44 du code monétaire et financier.
13.Il ajoute que la recevabilité d'interventions volontaires a déjà été admise dans le cadre de recours formé contre des décisions rendues en matière d'OPA (CA Paris, 12 janvier 2017, n°16/17607) et qu'aux termes d'une jurisprudence encore plus récente rendue en matière de contestations de décisions d'assemblées générales de copropriété il a été jugé que la recevabilité d'une intervention volontaire accessoire était subordonnée à l'existence d'un intérêt pour la conservation de droits mais n'était pas conditionnée par le respect du délai d'action (CA Paris, 29 janvier 2020, n°16/17478).
14.En réponse à l'AMF, il fait valoir que la nature du contentieux n'exclut pas qu'une autre personne que celle qui fait l'objet de la décision de sanction puisse former un recours et constate que le nouvel article L.621-30 du code monétaire et financier permet d'ailleurs le recours du président de l'AMF. Il cite également la jurisprudence de la cour qui a admis l'intervention d'un tiers, dans le cadre d'un recours contre des décisions de règlement de différends, bien que les textes spécifiques qui y sont applicables ne prévoient pas ce type d'intervention. Il relève également que ni la jurisprudence citée par l'AMF, ni la loi, ne permettent d'écarter la possibilité qu'un tiers intéressé puisse, conformément au droit commun, intervenir volontairement - à titre accessoire - dès lors qu'un recours a effectivement été formé, dans les délais, par la personne sanctionnée. Il estime qu'une intervention volontaire accessoire peut venir en renfort de la position de la société requérante en particulier lorsqu'il s'agit d'une question de principe.
15.Il considère également que c'est à tort que l'AMF invoque la jurisprudence de la cour de cassation relative aux très brefs délais propres aux décisions relatives aux OPA, dont la nature est substantiellement différente de celle rendues par la commission des sanctions. Il fait valoir qu'en l'absence d'encadrement strict (légal et/ou jurisprudentiel) du calendrier judiciaire, rien ne justifie qu'il soit dérogé au droit commun en matière d'intervention volontaire accessoire au recours formé en temps et en heure par une personne sanctionnée, sauf à méconnaître le droit d'accès au juge, protégé par l'article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CSDH »).
16.L'AMF lui oppose, en premier lieu et à titre principal, qu'au regard du caractère personnel des sanctions prononcées par la commission des sanctions 'qui implique que leur contestation soit réservée à la personne qui en fait l'objet' cette intervention volontaire, qui est incompatible avec la nature propre du contentieux des décisions de sanctions, doit être déclarée irrecevable.
17.Elle observe que le recours à l'encontre des décisions rendues par la commission des sanctions de l'AMF n'est pas ouvert aux tiers, en raison du caractère personnel des sanctions administratives prononcées. Elle indique à cet égard qu'un arrêt de la Cour de cassation du 11 juillet 2006 (n° 05-13.047.) a retenu que « le caractère personnel attaché à de telles sanctions implique que leur contestation soit réservée à la personne qui en fait l'objet, même si elle se trouve en liquidation judiciaire, et qu'un créancier ne puisse se substituer à cette personne » et estime que cette analyse est transposable aux interventions volontaires. Se prévalant de la jurisprudence de la cour d'appel de Paris rendue en matière d'injonctions prononcées sur le fondement du code monétaire et financier (CA Paris 8 avril 2009, n° 2008/22106, n° 2008/22085'et n° 2008/22218, ayant donné lieu à des pourvois rejetés respectivement par Cass. Com. 4 mai 2010 n° 09-14.976, n° 09-14.975 et n° 09-12.187).), elle fait également valoir que les dispositions des articles 325 et suivants du code de procédure civile, qui organisent l'intervention à la procédure de tiers en vue de la protection de leurs intérêts privés, sont incompatibles avec la nature propre du contentieux en cause.
18.En second lieu, et à titre subsidiaire, elle considère cette intervention irrecevable à trois titres :
' le délai de recours en matière de sanctions est de deux mois (article R.621-44 du code monétaire et financier) et s'applique aux interventions volontaires (Cass. com., 29 janv. 2008, n° 06-19.12). Elle estime que, M. W., qui n'était pas mis en cause, ni même mentionné de quelque manière, dans la procédure ayant donné lieu à la décision attaquée, relève de la catégorie des «'autres personnes intéressées » au sens de l'article R. 621-44 du code monétaire et financier. Elle en déduit, dès lors que la décision attaquée a été publiée sur le site internet le 10 décembre 2019, que le délai a expiré le 10 février 2020 et que l'intervention formée le 1er juillet 2020, tardive, est irrecevable ;
' l'intervention volontaire accessoire doit appuyer les prétentions de la partie au soutien de laquelle elle prétend être exercée conformément à l'article 325 du code de procédure civile , or l'AMF relève que M. W. conteste la compétence de la commission sur les FOAT négociés à l'étranger alors que la société Morgan Stanley ne la conteste pas, estimant que la commission des sanctions n'avait compétence que pour se prononcer sur les transactions portant sur les OAT et les FOAT mais était incompétente en ce qui concerne les OLO, FGBL et FGBX. Elle en déduit que l'intervention de M. W., qui ne vient pas appuyer les prétentions de la société Morgan Stanley mais développe une prétention différente, et même contraire, à celles de la requérante, doit également être déclarée, de ce chef, irrecevable ;
' le souhait de l'intervenant d'éviter la formation d'une jurisprudence qui lui serait défavorable ne saurait caractériser l'intérêt requis par l'article 330 du code de procédure civile.
Sur ce, la cour
19.À titre liminaire, il convient de rappeler qu'aux termes de l'article R.621-44 du code monétaire et financier, qui régit la procédure applicable à toutes les décisions individuelles de l'AMF, « [l]e délai de recours contre les décisions individuelles prises par l'Autorité des marchés financiers est de dix jours, sauf en matière de sanctions, où il est de deux mois. Le délai court, pour les personnes qui font l'objet de la décision, à compter de sa notification et, pour les autres personnes intéressées, à compter de sa publication. La mise en ligne de ces décisions sur le site internet de l'Autorité des marchés financiers fait courir le délai de recours à l'égard des tiers. La date de mise en ligne est expressément mentionnée sur le site internet. (...) ».
20.L'article L.621-30, alinéa 3, du même code précise pour sa part, s'agissant des décisions prononcées par la commission des sanctions de l'AMF qu'elles « peuvent faire l'objet d'un recours par les personnes sanctionnées et par le président de l'Autorité des marchés financiers, après accord du collège. En cas de recours d'une personne sanctionnée, le président de l'autorité peut, dans les mêmes conditions, former un recours ».
21.Il résulte de ces dispositions que si les tiers intéressés peuvent former un recours contre une décision individuelle de l'AMF, ils ne disposent pas du droit de former un recours contre les décisions prononcées par la commission des sanctions de l'AMF que seule la personne sanctionnée et le président de l'AMF peuvent contester.
22.En effet, en prononçant une sanction pécuniaire à l'égard d'une société au titre de manquements prévus et réprimés par le code monétaire et financier, la commission des sanctions de l'AMF décide du bien-fondé d'accusation en matière pénale au sens de l'article 6 de la CSDH. En raison de son caractère personnel, une telle sanction ne peut être contestée que par la personne qui en fait l'objet. (Com., 11 juillet 2006, pourvoi n° 05-13.047, Bull. n° 169). Un tiers ne saurait donc agir en lieu et place de la personne sanctionnée.
23.Contrairement à ce que M. W. prétend, l'intervention du législateur pour permettre au président de l'AMF de former un recours après accord du collège, organe de poursuite qui décide de l'ouverture de la procédure de sanction, n'est pas de nature à remettre en cause cette analyse, dès lors qu'elle établit, au contraire, que la qualité à agir contre une décision de sanction n'a été reconnue, par le législateur, qu'à un nombre très limité de personnes.
24.La nature personnelle de la sanction, qui interdit qu'un tiers puisse former un recours contre la décision qui la prononce, interdit également qu'un tiers puisse intervenir volontairement au soutien du recours formé par la personne sanctionnée, en l'absence de texte l'y autorisant.
25.En effet, aucune disposition du code monétaire et financier ne prévoit l'intervention volontaire d'un tiers, ni devant l'AMF ni devant la cour en cas de recours de la personne sanctionnée.
26.Les dispositions du code de procédure civile ne sont pas applicables à la procédure suivie devant l'AMF et, devant la cour, sont seules applicables celles auxquelles il n'est pas expressément dérogé par les textes spéciaux du code monétaire et financier et qui sont compatibles avec la nature propre du contentieux des recours contre les décisions de l'AMF.
27.Or, lorsque l'AMF prononce une sanction en application de l'article L.621-15 du code monétaire et financier, cette autorité agit dans le cadre de sa mission d'intérêt général qui, aux termes de l'article L.621-1 du même code, consiste à veiller à la protection de l'épargne investie dans les produits financiers et tous autres placements donnant lieu à appel public à l'épargne, à l'information des investisseurs et au bon fonctionnement du marché d'instruments financiers et actifs visés par ces dispositions.
28.Il suit de là que les dispositions des articles 325 et suivants du code de procédure civile qui organisent l'intervention à la procédure de tiers en vue de la protection de leurs intérêts privés, sont incompatibles avec la nature propre du contentieux des sanctions prononcées par la commission des sanctions de l'AMF, lequel s'inscrit dans le cadre d'une procédure dont l'accès a été volontairement restreint par le législateur, notamment en ce qu'il n'a pas vocation à inclure les personnes dont les droits ont été affectés par les manquements sanctionnés, contrairement à d'autres types de contentieux.
29.À titre surabondant, et en tout état de cause, l'intervention de M. W. a pour unique objet « d'apporter sa contribution dans le cadre d'un débat contradictoire qui n'a apparemment pas eu lieu devant la commission des sanctions » sur la compétence de cette dernière pour connaître de manquements de manipulation de cours relatifs à des FOAT. Or, la société Morgan Satanley conteste la compétence de la commission des sanctions pour connaître des opérations sur les FGBL et FGBX, et non sur les FOAT. Il en résulte que l'intervention de M. W. n'appuie pas les prétentions de la société Morgan Stanley, peu important que les arguments qu'il invoque au soutien de l'incompétence de la commission des sanctions pour connaître des opérations sur les FOAT soient, le cas échéant, transposables aux transactions portant sur les FGBL et FGBX. Une telle intervention ne satisfait donc pas la condition requise par l'article 330, alinéa 1er, du code de procédure civile.
30.Au surplus, il doit également être relevé que le souhait d'éviter la formation d'une jurisprudence qui lui serait défavorable n'est pas davantage susceptible de satisfaire la condition de recevabilité fixée par l'article 330, alinéa 2, du code de procédure civile. En effet, les similitudes invoquées entre la présente affaire et une procédure distincte concernant M. W. ne permettent pas de justifier d'un intérêt à agir « pour la conservation de ses droits » en l'absence d'autorité absolue attachée à la décision attaquée, susceptible de produire des effets erga omnes.
31.Pour les mêmes motifs, M. W. ne peut se prévaloir du droit d'accès au juge pour fonder son intervention volontaire accessoire, dès lors que la décision attaquée ne prononce aucune sanction à son encontre et que la décision de la cour sur le recours formé par la société Morgan Stanley ne fait pas obstacle à ce que M. W. puisse défendre ses droits, le moment venu et selon la procédure appropriée, dans l'hypothèse où une décision de sanction serait prononcée à son encontre à l'issue de la procédure distincte qu'il invoque.
32.Par suite, l'intervention volontaire accessoire de M. W. doit être déclarée irrecevable.
PAR CES MOTIFS
DÉCLARE irrecevable l'intervention volontaire accessoire de M. W. déposée au soutien du recours formé par la société Morgan Stanley & Co. International pIc contre la décision de la Commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers n° 17 du 4 décembre 2019 ;
CONDAMNE M. W. aux dépens.