CEDH, sect. 1, 18 avril 2002, n° 49144/99
COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Ouzounis
Défendeur :
Grèce
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Présidente :
Mme Tulkens
Juges :
M. Rozakis, M. Bonello, M. Levits, Mme Botoucharova, M. Kovler
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (n° 49144/99) dirigée contre la République hellénique et dont trente-quatre ressortissants de cet Etat, (« les requérants »), les noms desquels figurent en annexe, ont saisi la Cour le 18 mai 1999 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés devant la Cour par Mes A. Strimberis et G. Karydis, avocats au barreau d’Athènes. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») est représenté par les délégués de son agent, M. V. Kyriazopoulos, assesseur auprès du Conseil juridique de l’Etat et M. I. Bakopoulos, auditeur auprès du Conseil juridique de l’Etat.
3. Les requérants, invoquant les articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole n° 1, se plaignaient du refus des autorités compétentes de se conformer à une décision du tribunal administratif d’Athènes les reconnaissant titulaires d’un droit au réajustement de leurs pensions.
4. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
5. Par une décision du 22 mars 2001, la Cour a déclaré la requête recevable.
6. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la première section ainsi remaniée (article 52 § 1).
7. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
8. Le 29 décembre 1994, les requérants déposèrent une demande auprès de la caisse de retraite et de prévoyance de leur ancien employeur tendant au réajustement de leurs pensions de retraite. Le 30 janvier 1995, le conseil d’administration de la caisse accepta cette demande. Toutefois, suite au désaccord du délégué du Gouvernement, la question fut renvoyée au ministre de la Santé.
9. Par décision en date du 6 avril 1995, le ministre se prononça en faveur de l’opinion exprimée par le délégué du Gouvernement.
10. Le 12 mars 1996, les requérants saisirent le tribunal administratif d’Athènes d’une demande tendant à l’annulation de cette décision. Par jugement en date du 31 octobre 1997 (n° 13052/1997), le tribunal fit droit à leur demande et annula la décision ministérielle en cause pour des raisons de forme. Le tribunal considéra que la décision du 30 janvier 1995 n’avait jamais été révoquée et qu’elle était la seule en vigueur.
11. Le 4 février 1998, l’Etat interjeta appel de cette décision. Les parties contestent le fait de savoir si le délai et l’exercice de ce recours avaient un effet suspensif. Les requérants prétendent que l’appel interjeté par l’Etat n’avait pas d’effet suspensif et que, dès lors, l’administration était tenue de procéder au réajustement du montant de leurs pensions, conformément aux dispositions de la décision attaquée. De son côté, le Gouvernement affirme que l’appel avait bien un effet suspensif, ce qui explique l’omission de l’administration de procéder au réajustement en question.
12. Entre-temps, le 18 mars 1999, les requérants adressèrent à la caisse de retraite et de prévoyance une mise en demeure, affirmant que le refus de procéder au réajustement de leurs pensions, conformément à la décision du tribunal administratif d’Athènes, constituait une violation de l’article 6 de la Convention.
13. L’audience devant la cour administrative d’appel d’Athènes eut lieu le 10 février 2000. Le 23 mars 2000, celle-ci infirma la décision n° 13052/1997 au motif que les requérants n’avaient pas droit au réajustement de leurs pensions. En particulier, la cour d’appel considéra qu’en vertu de deux lois de 1990 et 1992, les pensions des retraités de la Banque agricole avaient été disjointes des rémunérations des employés en activité et que, dès lors, le réajustement des salaires de ces derniers n’entraînait pas d’office le réajustement du montant des pensions. La cour d’appel estima que cette réglementation, visant à assainir les organismes de sécurité sociale et à effacer les inégalités entre les retraités de différentes caisses, ne portait atteinte ni au principe de l’égalité ni aux autres principes généraux du droit de la sécurité sociale ni à l’article 1 du Protocole n° 1 (arrêt n° 1319/2000).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
14. Aux termes de l’article 20 § 3 de la loi n° 1868/1989, relative aux litiges administratifs, le délai et l’exercice de l’appel n’ont pas d’effet suspensif.
15. Aux termes de l’article 41 § 11 de la loi n° 2065/1992, l’exécution d’une décision d’une juridiction administrative quant à un litige administratif de fond (διοικητική διαφορά ουσίας) dirigée contre une personne morale de droit public n’est possible que lorsque la décision devient définitive (αμετάκλητη).
16. Aux termes d’un avis de la caisse de retraite et de prévoyance du personnel de la Banque agricole en date du 11 avril 2000, une décision administrative rendue en première instance en matière de sécurité sociale ne peut être exécutée que lorsqu’elle crée pour la première fois un droit de sécurité sociale (πρωτογενής γέννηση ασφαλιστικής παροχής).
17. Les tribunaux administratifs ont rejeté plusieurs demandes tendant au réajustement des pensions de retraités de la Banque agricole (voir décisions nos 6140/1994, 954/1997, 972/1997, 973/1997, 5689/1998 de la cour administrative d’appel d’Athènes).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
18. Les requérants se plaignent que le refus des autorités compétentes de se conformer à la décision n° 13052/1997 du tribunal administratif d’Athènes méconnut leur droit à une protection judiciaire effective s’agissant des contestations sur leurs droits de caractère civil. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, dont les parties pertinentes sont ainsi libellées :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
19. Le Gouvernement affirme que l’administration n’avait pas l’obligation de se conformer à la décision n° 13052/1997 du tribunal administratif d’Athènes. Cette décision était frappée d’appel et ne pouvait donc être exécutée. Cela ressort des dispositions de la loi n° 2065/1992, ainsi que de l’avis exprimé par la caisse de retraite dans son document du 11 avril 2000, aux termes duquel une décision administrative rendue en première instance en matière de sécurité sociale ne peut être exécutée que lorsqu’elle crée pour la première fois un droit de sécurité sociale. Or, en l’espèce, il s’agissait non de la production d’un droit, mais du réajustement du montant de la pension des requérants. De toute façon, la cour d’appel débouta définitivement les requérants de leurs prétentions.
20. Les requérants estiment que l’administration était obligée de procéder au réajustement du montant de leurs pensions, conformément aux dispositions de la décision n° 13052/1997 du tribunal administratif d’Athènes. Le fait que cette décision fut frappée d’appel était sans influence, puisque celui-ci n’avait pas d’effet suspensif. A cet égard, les requérants affirment que la disposition applicable en l’espèce était l’article 20 § 3 de la loi n° 1868/1989, en vertu duquel le délai et l’exercice de l’appel n’ont pas d’effet suspensif. Il s’agit là d’une lex specialis en matière de sécurité sociale qui l’emporte sur la réglementation, plus générale, de la loi n° 2065/1992. En tout état de cause, l’article 41 § 11 de cette dernière loi ne pouvait s’appliquer dans leur affaire, puisqu’il concerne des litiges administratifs de fond ; or, leur demande tendait à l’annulation d’un acte administratif.
21. La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un Etat contractant permettait qu’une décision judiciaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d’une partie (voir l’arrêt Hornsby c. Grèce du 19 mars 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II, pp. 510‑511, § 40). Toutefois, pour ce qui est de la présente affaire, la Cour note que la décision du tribunal administratif dont l’inexécution faisait grief aux requérants, n’était pas une décision définitive car elle était rendue en première instance et était susceptible d’être frappée d’appel, ce qui fut d’ailleurs le cas. Or, indépendamment de la question de savoir si le délai et l’exercice de l’appel avaient un effet suspensif, question non résolue en l’espèce, la Cour ne saurait admettre que l’article 6 protège non seulement la mise en œuvre de décisions judiciaires définitives et obligatoires, mais aussi celle de décisions qui peuvent être soumises au contrôle de plus hautes instances et, éventuellement, infirmées. Dès lors, eu égard notamment au fait que la cour d’appel infirma la décision sur laquelle les requérants fondaient leurs prétentions, la Cour ne saurait juger contraire aux exigences de l’article 6 l’omission de l’administration de se plier à cette décision, à supposer même qu’en vertu du droit interne celle-ci ait été tenue de l’exécuter.
Partant il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE N° 1
22. Les requérants se plaignent que le refus des autorités compétentes de procéder au réajustement de leurs pensions en vertu de la décision n° 13052/1997 du tribunal administratif d’Athènes, porta atteinte à leur droit au respect de leurs biens garanti par l’article 1 du Protocole n° 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
23. Le Gouvernement estime que l’article 1 du Protocole n° 1 ne s’applique pas en l’espèce, puisque les requérants ne peuvent se prétendre propriétaires d’un « bien » au sens de cette disposition. En effet, la prétendue atteinte ne concernait ni des biens existants, ni même des créances d’indemnité actuelles et exigibles, mais seulement des prétentions, dont les requérants furent définitivement déboutés par arrêt de la cour d’appel.
24. La Cour rappelle qu’une « créance » peut constituer un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole n° 1, à condition d’être suffisamment établie pour être exigible (voir l’arrêt Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce du 9 décembre 1994, série A n° 301-B, p. 84, § 59).
25. Dans le cas d’espèce, la Cour note que la cour administrative d’appel d’Athènes jugea que les requérants n’avaient pas droit au réajustement de leurs pensions. Par conséquent, même si le jugement du tribunal administratif de première instance avait fait droit à leur demande, les requérants n’ont jamais été titulaires d’un droit de créance définitif contre l’Etat grec. En effet, tant que leur affaire était pendante devant les juridictions grecques, leur action tendant à obtenir un réajustement de leurs pensions ne faisait naître, dans le chef des requérants, aucun droit de créance, mais uniquement l’éventualité d’obtenir pareille créance. Dès lors, l’arrêt de la cour d’appel les ayant définitivement déboutés de leur action n’a pu avoir pour effet de les priver d’un bien dont ils étaient propriétaires. Par ailleurs, la Cour note que plusieurs demandes similaires déposées par d’autres retraités avaient été rejetées par les tribunaux. Dès lors, les requérants n’avaient même pas une « espérance légitime » d’obtenir la reconnaissance de la créance réclamée (voir, a contrario, l’arrêt Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique du 20 novembre 1995, série A n° 332, p. 21, § 31).
Il n’y a donc pas eu violation de l’article 1 du Protocole n° 1.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole n° 1.