CA Paris, Pôle 5 ch. 6, 13 janvier 2017, n° 15/15931
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Aéroports de Paris (SA)
Défendeur :
JP Morgan Chase Bank NA (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Chandelon
Conseillers :
Mme Sentucq, M. Bailly
Souhaitant prendre des participations dans le capital de deux sociétés de droit turc TAV Havalimanlari Holding (TAV Airports) et TAV Yatirim Holding (TAV Investment), cette dernière propriétaire de la société TAV Construction, la société Aéroports de Paris (ADP) a sollicité, par contrat du 24 février 2012, à effet le 31 octobre 2011, l'assistance de la banque d'affaires JPMorgan Chase Bank, National Association (JPMorgan). Reprochant à la banque d'avoir manqué à ses obligations en s'abstenant d'étudier l'impact de la construction d'un nouvel aéroport à Istanbul opérationnel en 2018, entraînant la fin anticipée de la concession par la société TAV Airports de l'aéroport « Atatürk », la société ADP a engagé la présente procédure par exploit du 8 novembre 2013.
Par jugement du 7 juillet 2015, le tribunal de commerce de Paris a rejeté ses demandes.
Par déclaration du 22 juillet 2015, ADP a interjeté appel de cette décision.
Dans ses dernières conclusions du 12 octobre 2016, il demande à la cour :
- d'infirmer la décision attaquée en toutes ses dispositions,
- de condamner JPMorgan, à qui il reproche d'avoir mal exécuté sa mission et d'avoir failli tant à ses obligations de conseil et d'information qu'à son devoir de loyauté, pour que l'opération se réalise, à lui verser les sommes de 6 millions de dollars, 51700 000 € et 3000000 € de dommages-intérêts outre une indemnité de 150 000 € sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
La demande de 6 millions de dollars vise à obtenir le remboursement de la rémunération perçue par JPMorgan dans le cadre de la mission confiée.
Celle de 51 700 000 € correspond à la perte de chance pour ADP de se retirer de l'opération avant la phase finance et celle de 3 000 000 € à l'atteinte à son préjudice d'image et moral.
Dans ses dernières écritures du 4 octobre 2016, JPMorgan, contestant tant l'existence d'une faute, d'un préjudice que d'un lien de causalité conclut à la confirmation du jugement déféré et sollicite une indemnité de 300 000 € sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 18 octobre 2016.
CELA ETANT EXPOSE
LA COUR,
Propos liminaire
Considérant que l'ordonnance de Villers Cotterêt ayant posé le principe que la langue du procès était le français, le juge est fondé à écarter des débats tout document écrit en langue étrangère dont la traduction n'est pas produite ;
Qu'en l'espèce, si une traduction du contrat a été adressée à la cour par JM Morgan le 13 décembre 2016, la plupart des autres pièces communiquées, de part et d'autre et notamment les rapports de JPM sont rédigés en langue anglaise et ne sont pas traduits ;
Que s'agissant de documents techniques n'autorisant pas une lecture approximative, la cour ne peut qu'écarter l'ensemble des pièces rédigées en langue anglaise outre la coupure de presse en langue allemande figurant en dernière page de la pièce n°97 d'ADP ;
Sur le déroulement des opérations
Considérant que TAV Airports est une société cotée à la bourse d'Istanbul, dont l'objet est la gestion aéroportuaire ; qu'elle opérait, en 2011, sur 11 sites, le plus important étant celui d'Istanbul Atatürk, dont l'exploitation lui était concédée jusqu'au 2 janvier 2021 ;
Que TAV Construction exerce ses activités dans le domaine de la construction et de la maintenance d'aéroports ;
Considérant que les deux actionnaires majoritaires des sociétés TAV, Tepe Insaat Sanayi et Akfen Holding souhaitant vendre leurs parts ont mandaté le Crédit Suisse, au cours du second semestre 2011 pour chercher des repreneurs ;
Considérant qu'intéressé par cet investissement, ADP a sollicité JPMorgan pour l'assister, celle-ci proposant, par courrier du 21 octobre 2011, selon traduction, non contestée, figurant dans les conclusions de ADP, d'accomplir les missions suivantes :
management du projet,
coordination des « due diligences » impliquant notamment la collecte de l'ensemble des informations publiques,
business plan et valorisation/évaluation,
conseil dans le cadre de la restructuration de la dette,
structure de la transaction, stratégie et négociation,
« closing » et réalisation de la transaction ;
Considérant que le calendrier des opérations peut être résumé comme suit :
20 octobre 2011, le Crédit Suisse autorise ADP à participer à l'appel d'offres,
24 novembre 2011, ADP formule une offre préliminaire,
du 2 novembre 2011 au 17 février 2012, déroulement de l'audit (data room),
5 mars 2012 offre finale de ADP, 874 millions US$ pour acquérir 38 % des parts de TAV Airports et 49 millions US$ pour acquérir 49% des parts de TAV Investment,
11 mars 2012, signature des protocoles d'accord (« signing »),
16 mai 2012, réitération de l'acquisition après levée des conditions suspensives (notamment celle afférente à l'accord de l'État turc) ;
Considérant, sur le risque lié à la construction d'un 3ème aéroport, question au coeur du présent débat :
que dès le 29 juillet 2009, la presse turque s'est fait l'écho de discussions entre le maire concerné et le ministre des transports sur la construction d'un troisième aéroport à Istanbul,
que le 31octobre 2010, le premier ministre turc, en déplacement dans les locaux de la compagnie Turkish Airlines évoquait ce projet,
qu'Arthur D. Little, conseil en stratégie mandaté dans l'opération d'acquisition par ADP pour analyser les perspectives de développement du trafic aérien en Turquie ainsi que les atouts et faiblesses de l'aéroport Atatürk, avait évoqué ce risque dès le 21 novembre 2011, précisant alors que le projet ne pourrait voir le jour avant 2030,
qu'au cours de la réunion du conseil d'administration d'ADP en date du 23 novembre 2011, cette question était évoquée en ces termes : «compte tenu des scénarios de trafic envisagés, un troisième aéroport ne cannibaliserait pas la demande sur les deux autres... Ces enjeux fondamentaux seront étudiés en détail en phase 2 »,
que le 17 décembre 2011, le ministre des transports turc annonçait que les études afférentes au nouvel aéroport étaient en voie de finalisation,
que le 14 janvier 2012, Monsieur E. se prononçait sur le site choisi,
que le 12 février 2012, le ministre des transports précisait que sa localisation était arrêtée,
que les 19 et 21 avril 2012, l'État turc annonçait officiellement la construction d'un 3ème aéroport,
qu'il précisait le 6 août 2012, qu'il procéderait par appel d'offres,
qu'il le lançait le 24 janvier 2013 ;
Sur la mission confiée à JPMorgan
Considérant que la lettre de mission précise que le contrat est entré en vigueur le 31 octobre 2011 et que JPMorgan soutient, sans être contredit, avoir détaché 15 de ses salariés pendant une période de 7 mois ;
Que la rémunération fixe, subordonnée à la finalisation de l'acquisition, a été de 6 millions US$ et qu'un honoraire discrétionnaire de 1 million d'euros était encore envisagé, lequel n'a pas été versé ;
Considérant que la lettre d'engagement conclue le 24 février 2012 précise les points suivants :
Dans la section I, « JPMorgan s'engage à :
(a) se familiariser avec la situation financière et l'activité de la Cible et conseiller et assister la Société (ADP) dans l'examen de l'opportunité de la réalisation d'une Opération..,
(b) faire des recommandations quant à la structure, au prix d'achat et aux modalités appropriées pour une Opération,
puis, dans la section 2 :
(a) « La Société reconnaît que JPMorgan agit exclusivement en qualité de conseiller financier de la Société uniquement... que le rôle de JPMorgan dans tout audit préalable (due diligence) sera strictement limité à assister la Société dans la coordination des missions des autres conseils professionnels de la Société...
(b) JPMorgan est en droit de se fier à et de considérer comme exactes et exhaustives, sans être tenue de procéder à des vérifications indépendantes, toutes les informations publiques disponibles... »
Sur la faute de JPMorgan
Considérant que pour en nier l'existence, JPMorgan soutient que ADP s'étant entouré de nombreux autres spécialistes, sa mission se bornait à un conseil financier de valorisation de la cible et de construction de l'offre ;
Qu'il a en conséquence procédé au calcul des flux de trésorerie attendus de l'investisseur l'aidant à formuler l'offre finalement retenue ;
Considérant que JPMorgan évoque encore la clause d'intégralité figurant dans la lettre d'engagement du 24 février 2012 pour en déduire que ADP ne peut évoquer utilement la proposition de services du 21 octobre 2011 ;
Mais considérant qu'ayant la mission de se prononcer sur l'opportunité de l'opération et de son coût comme le précise la lettre d'engagement précitée, JPMorgan se devait d'instruire le risque de l'ouverture d'un 3ème aéroport, dès lors qu'il entraînait la fermeture d'Atatürk, principal actif de TAV Airport et avait de ce fait une incidence financière évidente sur la rentabilité espérée de la prise de participation, jusqu'au terme de la concession ;
Et considérant que JPMorgan ne peut sérieusement le contester après avoir adopté une pratique contraire :
en identifiant ce risque dans son rapport du 22 novembre 2011 (dont la version française est communiquée), parmi d'autres, liés, à la capacité de l'aéroport d'Atatürk, à la future politique de la compagnie Turkish Airlines dont le dynamisme est décrit comme à l'origine de la croissance de TAV, à la nécessité d'avoir des partenaires locaux pour garantir l'adhésion politique du projet qui ne rentrent pas dans la conception étroite du conseil financier telle que développée aujourd'hui dans ses écritures,
en traitant et valorisant dans un document intitulé « Project Tank-Investment opportunity » qu'il précise avoir élaboré en janvier 2012, pour adopter une version définitive le 2 février 2012 des risques peu probables, comme l'entrée de la Turquie dans l'Union Européenne, conformément aux demandes rappelées lors de la réunion commune du Comité d'audit et du Comité de la Stratégie des Investissements du 10 février 2012 à laquelle deux de ses représentants assistaient,
en classant dans les « upsides » (potentialités de hausse de valeur de la cible), le 8 mars 2012 la progression du nombre des passagers liée à la construction d'une quatrième piste ;
Considérant ainsi qu'aussi bien les termes du contrat que la pratique observée par les parties en cours d'exécution permettent de retenir que JPMorgan devait, dans le cadre de sa mission, de conseil en opportunité et de coordinateur valoriser ce risque identifié par Arthur D. Little dans son rapport du 17 janvier 2012 et que la connaissance par ADP de cette circonstance est sans incidence sur son manquement contractuel, la prestation attendue devant être à la hauteur de la rémunération perçue ;
Considérant ainsi qu'elle a commis une faute dans la réalisation de sa mission ;
Sur la clause limitative de responsabilité
Considérant que l'article I (b) des conditions générales dispose :
« Aucune Personne Indemnisée ne pourra voir sa responsabilité engagée (qu'elle soit directe ou indirecte, contractuelle ou autrement liée aux Responsabilités ou dépenses) en lien avec ou découlant du présent Contrat ou de toute Opération, rôle ou services d'une Personne Indemnisée en relation avec ce qui précède, excepté dans la mesure où de telles Responsabilités ou dépenses seraient jugées, par une décision de justice définitive, comme ayant résulté principalement d'une faute lourde ou d'une faute intentionnelle commise par cette Personne Indemnisée ou d'un manquement grave à une obligation essentielle du présent Contrat par cette Personne Indemnisée... » ;
Considérant que l'obligation essentielle de JPMorgan étant de délivrer un conseil en opportunité, limiter à un manquement grave l'engagement de sa responsabilité au titre de son devoir de conseil reviendrait à contredire l'obligation essentielle souscrite de sorte que cette clause doit être réputée non écrite ;
Sur le préjudice subi
Sur la demande de restitution d'honoraires
Considérant que ADP a payé une somme importante pour une prestation supposée traiter toutes les questions pouvant influer sur la valorisation de la cible ;
Que cette dernière n'a cependant pas calculé le risque éventuel de la construction envisagée par l'État turc d'un nouvel aéroport ;
Qu'il est donc en droit de solliciter la restitution d'un trop-versé ;
Mais considérant que la demande de rétrocession complète des honoraires réglés ne peut être admise, l'omission de valorisation d'un risque mineur n'étant pas de nature à remettre en cause la qualité de ses autres analyses, dont ADP l'a d'ailleurs félicité après avoir remporté l'appel d'offre ;
Que le travail de qualité fourni pour, notamment, valoriser la cible, procéder à des calculs de rentabilité puis suivre l'évolution du cours boursier de la société cotée entre le « signing » et le « closing » justifie l'essentiel de la rémunération perçue pour une opération qui s'est, comme il sera précisé ci-après, révélé favorable à l'appelante ;
Que la demande ne sera donc accueillie qu'à hauteur de 3 % de la somme réglée soit 180 000 US$ ;
Sur la demande de dommages-intérêts
Considérant que ADP estime avoir été victime d'une perte de chance de ne pas avoir contracté ou de ne pas avoir contracté dans des conditions plus favorables ;
Considérant sur la possibilité de renégocier à la baisse qu'il convient de rappeler qu'il s'agissait d'un appel d'offres et qu'au cours de la dernière phase ADP a dû, pour remporter le marché, augmenter le pourcentage des parts qu'il se proposait à acquérir étant fortement concurrencé par la société Vinci et faire une offre supérieure de 20 millions d'euros à la valorisation communiquée par JPMorgan ;
Et considérant que Vinci, supposé renseigné par ses propres conseils du projet du troisième aéroport, formulant une offre très proche, ADP n'avait aucune possibilité de négociation du prix ;
Considérant encore que ADP ne saurait sérieusement soutenir qu'une valorisation du risque lui aurait permis, entre le signing et le closing de retirer son offre alors que la clause de sauvegarde ouvrait cette possibilité à l'acquéreur dans la seule hypothèse d'un changement défavorable impactant d'au moins 150 000 000 US$ le chiffre d'affaires consolidé annuel de l'entreprise ;
Qu'Arthur D. Little ayant évalué à 50 000 0000 € les conséquences annuelles de la perte de la concession Atatürk, les conditions d'application de cette clause n'étaient pas réunies ;
Considérant encore et surtout que le préjudice consécutif à une faute contractuelle s'apprécie à la date où le juge statue et qu'en l'espèce il ne peut être fait état d'une perte de chance pour les raisons suivantes :
à supposer que la concession d'Atatürk soit perdue avant son terme (la cible ayant été valorisée en retenant l'exploitation de l'aéroport jusqu'en décembre 2020), l'État turc s'est engagé à indemniser la société TAV Airports de l'intégralité de sa perte,
toutes les pièces produites démontrent que tel ne sera pas le cas, le projet ayant pris un retard considérable, un rapport de la société Hill International, qui a travaillé pour le compte du consortium Limak-Kolin-Cengiz-Mapa-Kalyon qui a remporté l'appel d'offres de la construction et de l'exploitation du 3ème aéroport entre août 2014 et février 2015 estimant que même pour la phase un, l'achèvement de l'ouvrage avant la fin de l'année 2020 est totalement irréaliste, les seuls travaux d'élimination des lacs, d'extraction et de remblai dans ce site sis au bord de la mer Noire et décrit comme marécageux ne pouvant être achevés avant le mois de juillet 2018 retardant d'autant l'édification du terminal, des équipements liés à la nature de la construction et les travaux de finition nécessaires outre la desserte d'un aéroport destiné à recevoir jusqu'à 200 millions de passagers (la plus grande capacité mondiale), le métro envisagé n'ayant pas donné lieu à appel d'offres ; qu'un rapport de la cour des comptes turque relaté par la presse le 14 janvier 2015 confirme ces difficultés, faisant état de travaux de remblaiement de 1,7 milliards de mètres cubes qui ne semblent pas avoir démarrés à cette date, le président d'ADP lui même déclarant à la presse le 18 novembre 2014 que son achèvement avant la fin de la concession d'Atatürk est peu probable,
ADP a fait un excellent investissement en acquérant les parts des sociétés TAV : outre que le cours de l'action Tav Airport a progressé de 200 % entre l'achat et le 17 décembre 2015, son chiffre d'affaires est en augmentation constante (+4% en 2014 et + 17% en 2015), ADP a perçu 40 000 0000 € dividendes en 2014 tandis que le 31 mars 2014, la société a obtenu la concession de l'aéroport de Bodrum, opportunité notable pour un pays qui a, selon les communications de ADP, le plus fort potentiel de croissance de trafic en Europe, proche de 14% pour Istanbul ;
Considérant que la qualité de l'investissement ne pouvant que profiter à l'image de marque d'ADP, l'appelante ne démontre aucun préjudice et sera déboutée de sa demande de dommages-intérêts ;
Sur l'application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile
Considérant que l'équité ne commande pas l'application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
PAR CES MOTIFS
Infirme le jugement déféré en ce qu'il a rejeté la demande formée au titre de la restitution d'honoraires,
Statuant à nouveau de ce chef,
Condamne la société JPMorgan Chase Bank, National Association à payer à la société Aéroports de Paris la somme de 180 000 US$,
Confirme pour le surplus le jugement déféré,
Dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
Dit que chaque partie conservera la charge de ses propres dépens.