CA Versailles, 13e ch., 8 décembre 2020, n° 19/07952
VERSAILLES
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Défendeur :
Challenge Intercontinental Express (SARL), Unedic AGS CGEA Ile-de-France Est
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Valay-Brière
Conseillers :
Mme Baumann, Mme Bonnet
Suivant jugement du 17 août 2017, le tribunal de commerce de Pontoise a ouvert une procédure de redressement judiciaire à l'égard de la société You order et désigné maître Y et maître X respectivement en qualité d'administrateur et de mandataire judiciaires.
Dans le cadre de la mise en place d'un plan de cession, la société Challenge intercontinental express (la société CIE) a présenté une offre de reprise qu'elle a soutenue lors de l'audience du 12 janvier 2018 devant le tribunal. Par jugement du 17 janvier 2018, le tribunal a rejeté cette unique offre, mis fin à la période d'observation et prononcé la liquidation judiciaire de la société You order.
Considérant que la société CIE avait commis une faute en retirant son offre de reprise en cours de délibéré, la SCP X ès qualités l'a assignée en responsabilité devant le tribunal de commerce de Pontoise. L'Unedic CGEA Ile de France est intervenue volontairement à l'instance.
Par jugement contradictoire assorti de l'exécution provisoire du 4 octobre 2019, le tribunal a :
- débouté maître X, ès qualités, de ses demandes,
- débouté la société CIE de sa demande reconventionnelle,
- condamné maître X, ès qualités, à payer à la société CIE la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- ordonné l'emploi des dépens en frais privilégiés de procédure collective.
Par déclaration du 15 novembre 2019, la société X ès qualités a relevé appel de ce jugement. La déclaration d'appel a été signifiée à personne habilitée le 6 janvier 2020 à l'Unedic-AGS CGEA laquelle n'a pas constitué avocat.
Dans ses dernières conclusions déposées au greffe et notifiées par RPVA le 10 février 2020, signifiées à l'AGS le 11 février 2020 par remise de l'acte à personne habilitée, la SCP X ès qualités demande à la cour, au visa des articles L. 642-2 V du code de commerce et 1116 et 1240 du code civil, de :
- la déclarer recevable et bien fondée en son appel,
- infirmer en sa totalité le jugement,
et statuant, à nouveau,
- condamner la société CIE à lui payer les sommes suivantes :
. au titre du prix de cession, la somme de 20 000 euros,
. au titre de l'indemnité de préavis des 31 salariés licenciés, la somme de 39 756,40 euros,
. au titre des congés payés à compter du 18 août 2017 des 31 salariés licenciés, la somme de 20 419,60 euros,
. au titre de l'indemnité de licenciement des 31 salariés licenciés, la somme de 10 721,51 euros, soit la somme totale de 90 897,52 euros avec intérêts de droit à compter de l'exploit introductif d'instance,
- condamner la société CIE au paiement de la somme de 10 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner la société CIE en tous les dépens dont distraction au profit de maître L. conformément à l'article 699 du code de procédure civile.
Après avoir détaillé les caractéristiques de l'offre de reprise présentée par la société CIE devant le tribunal de commerce de Pontoise à l'audience du 12 janvier 2018, la SCP X ès qualités soutient que le tribunal avait décidé d'arrêter le plan de cession de la société You order au profit de la société CIE, ce qui ressort expressément du jugement du 17 janvier 2018, mais qu'en l'absence de remise de chèque de banque par la société CIE en garantie du prix de cession et compte tenu du courrier adressé par la société CIE à l'administrateur judiciaire le 17 janvier 2018 indiquant qu'elle se désistait de son offre, le tribunal a rejeté l'offre. La SCP X ès qualités soutient que la société CIE l'a retirée abusivement en ne respectant pas les dispositions de l'article L. 642-2 V du code de commerce ce qui est constitutif d'une faute extra contractuelle au sens des dispositions de l'article 1116 du code civil. Le liquidateur estime qu'ayant retiré son offre avant le prononcé du jugement, la société CIE ne peut se prévaloir d'une quelconque autorité de la chose jugée attachée au jugement rendu le 17 janvier 2018. Puis, il fait valoir que l'affirmation par laquelle la société CIE prétend avoir été victime d'un vice de consentement est contredite par l'ensemble des faits et notamment par le fait que son conseil a développé lors de l'audience son offre de reprise. Enfin, il prétend qu'il existe un lien de causalité certain entre cette faute et le préjudice subi par la liquidation de la société You order.
La société CIE, aux termes de ses dernières conclusions déposées au greffe et notifiées par RPVA le 26 mai 2020 et signifiées à l'Unedic-AGS-CGEA, par acte du 3 juin 2020 remis à personne habilitée, demande à la cour de :
- confirmer le jugement dans son ensemble,
- condamner, en sus, en cause d'appel, la SCP X, ès qualités, à lui payer la somme de 5 000 euros au titre des frais irrépétibles de l'article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens et ordonner l'emploi des dépens en frais privilégiés de procédure collective.
Après avoir présenté l'offre de reprise qu'elle a formulée dans le cadre de la mise en place d'un plan de cession de la société You order, la société CIE prétend que le jugement du 17 janvier 2018 qui a rejeté son offre est revêtu de l'autorité de la chose jugée et qu'elle peut s'en prévaloir. Elle relève que le courrier qu'elle a adressé à l'administrateur judiciaire le 17 janvier 2018 n'a pas pu avoir pour effet d'anéantir son offre puisque celle-ci était irrévocable mais il a fourni au tribunal pendant le délibéré des arguments complémentaires. Elle affirme que c'est le tribunal qui a rejeté son offre et qu'elle ne l'a pas retirée puisque cela lui était impossible, ajoutant que le tribunal avait la faculté, en vertu de l'article L. 642-2 du code de commerce, de la contraindre à respecter son offre.
Elle prétend par ailleurs que l'absence de dépôt d'un chèque de banque garantissant le prix de cession n'est pas une faute et qu'elle n'a jamais refusé de prendre possession de la société You order, estimant que la SCP X ès qualités aurait été fondée à agir à son encontre à la triple condition que le tribunal ait décidé de retenir son offre, qu'elle ait refusé de payer le prix de cession et d'assurer la gestion de la société You order et que cette situation ait été la cause de l'ouverture d'une procédure de liquidation judiciaire de la société You order. Puis, elle critique les prétentions indemnitaires de la SCP X ès qualités au motif que le préjudice doit être mesuré à la chance perdue qui ne peut pas être égale à l'avantage qu'elle aurait procuré si elle s'était réalisée.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 24 septembre 2020.
Pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, la cour renvoie à leurs écritures conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
SUR CE,
Aucun moyen n'étant soulevé ou susceptible d'être relevé d'office, il convient de déclarer l'appel de la SCP X ès qualités recevable.
Selon l'article L. 642-2 V du code de commerce applicable au redressement judiciaire par renvoi de l'article L. 631-22, l'offre de reprise déposée dans le cadre d'un plan de cession ne peut être ni modifiée, sauf dans un sens plus favorable aux objectifs mentionnés au premier alinéa de l'article L. 642-1, ni retirée. Elle lie son auteur jusqu'à la décision du tribunal arrêtant le plan.
En l'espèce, il est constant qu'une seule offre de reprise a été déposée dans le cadre du plan de cession de la société You order laquelle a été examinée par le tribunal lors de son audience du 12 janvier 2018.
Il résulte des mentions du jugement qu'à cette audience, la société CIE, représentée par son directeur commercial et par son conseil, a présenté son offre de reprise et ses caractéristiques, précisant que 'son offre ne contient plus de condition suspensive, qu'elle souhaite une date d'entrée en jouissance dès le lendemain du prononcé du jugement, que le chèque de banque, garantie du prix de cession, n'a pas pu être émis en l'absence du M. Pierre T. [son dirigeant] mais qu'il sera communiqué à l'administrateur judiciaire au plus tard le mardi 16 janvier 2018". Ensuite, les avis du dirigeant de la société You order, du CGEA, contrôleur, du représentant des salariés, du mandataire judiciaire, du juge-commissaire et du ministère public ont été recueillis ; ceux-ci se sont tous déclarés favorables à l'arrêté du plan de cession au profit de la société CIE. Le tribunal a mis sa décision en délibéré au 17 janvier 2018.
Après avoir analysé l'offre de cession et dit que ' l'offre permettrait de conserver l'ensemble des emplois attachés au fonds de commerce soit l'emploi de 32 salariés ; que les complémentarités et synergies économiques présentées par la société CIE apparaissent abouties pour assurer la pérennité de l'activité ; que le prix de cession proposé pour les éléments corporels et incorporels correspond à la valeur arrêtée par l'expert et le commissaire-priseur », le tribunal a motivé sa décision de rejet de l'offre de la société CIE ainsi : 'Mais attendu que le tribunal constate que, contrairement à son engagement, la société CIE n'a pas déposé à l'administrateur judiciaire un chèque de banque en garantie du prix de cession ; que par ailleurs, l'administrateur judiciaire a indiqué au tribunal, ce jour, que le candidat ne souhaitait pas maintenir son offre du fait de la disparition de relations commerciales avec le client principal, la société Frichti ; que cette assertion est contraire au mail émanant de la société Frichti fourni par le candidat lors de l'audience, précisant que cette dernière entendait poursuivre la relation commerciale avec la société You order en cas de rachat par la société CIE ; que malgré son retrait unilatéral après la clôture des débats, le candidat repreneur reste tenu par les termes de son offre ; que le tribunal considère cependant que la cession dans de telles conditions créerait une situation juridique et sociale extrêmement préjudiciable à tous les intérêts en présence ; que le tribunal très attentif aux intérêts des salariés considère qu'il n'y a pas lieu de créer une telle situation'.
Le tribunal a ajouté dans son jugement à la fin de sa motivation : 'le tribunal souligne en dernier lieu que l'attitude fautive du candidat crée objectivement un préjudice à l'égard de la procédure dont le liquidateur pourra apprécier l'opportunité d'en obtenir réparation.
Contrairement à ce que soutient la société CIE, dans la lettre adressée en cours de délibéré, le 17 janvier 2018, par son conseil à l'administrateur judiciaire, la société CIE a bien indiqué qu'elle se désistait de son offre de reprise puisqu'il y est mentionné "(...) la société CIE vient d'apprendre qu'en réalité, l'activité de la société You order avait disparu en quasi-totalité et que la relation commerciale avec la société Frichti était à reconstruire en totalité puisque celle-ci notamment a totalement disparu à ce jour. S'agissant des autres clients, la situation semble identique. Cette disparition de l'activité au jour de l'audience était totalement inconnue de ma cliente et celle-ci ne peut donc que se désister de son offre de reprise".
Si le tribunal pouvait passer outre le contenu de ce courrier eu égard au caractère irrévocable de l'offre de reprise, c'est néanmoins bien le retrait par la société CIE de son offre en cours de délibéré et le non-respect par celle-ci de son engagement d'adresser un chèque de banque en garantie du prix de cession qui ont conduit le tribunal à la rejeter.
La société CIE a donc commis une faute en retirant son offre en violation des dispositions susvisées et elle ne peut utilement invoquer l'autorité de la chose jugée attachée au jugement du 17 janvier 2018, étant observé que le mandataire judiciaire ne fait pas partie des personnes désignées à l'article L. 661-6 III du code de commerce comme ayant droit de former un recours à l'encontre d'un jugement qui arrête ou rejette le plan de cession de l'entreprise.
Sa responsabilité se trouve en conséquence engagée sur le fondement de l'article 1240 du code civil.
La société You order, en procédure collective, a subi un préjudice directement en lien avec le retrait par la société CIE de son offre : elle a été privée du prix de cession de 20 000 euros.
De même, sa liquidation judiciaire, prononcée en raison du rejet de l'unique offre déposée, a entraîné le licenciement de ses salariés qui devaient être repris selon les termes mêmes de l'offre de la société CIE, en sorte que son passif s'est trouvé augmenté des sommes versées à ces salariés suite à la rupture de leur contrat de travail pour un total de 70 897,52 euros, dont le liquidateur justifie suffisamment par le tableau qu'il produit, étant observé que la société CIE n'en critique pas les montants.
Il convient en conséquence, infirmant le jugement, de condamner la société CIE à payer à la SCP X ès qualités la somme totale de 90 897,52 euros avec intérêts à compter de la présente décision conformément aux dispositions de l'article 1231-7 du code civil.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt réputé contradictoire,
Déclare l'appel de la SCP X ès qualités recevable,
Infirme le jugement en toutes ses dispositions,
Dit que la société Challenge intercontinental express a commis une faute en retirant son offre de reprise présentée dans le cadre de la procédure collective ouverte à l'égard de la société You order,
Condamne la société Challenge intercontinental express à payer à la SCP X ès qualités la somme totale de 90 897,52 euros avec intérêts à compter du présent arrêt,
Condamne la société Challenge intercontinental express aux dépens de première instance et d'appel et dit que ces derniers pourront être recouvrés directement par maître Z, pour ceux dont il a fait l'avance, dans les conditions de l'article 699 du code de procédure civile,
Condamne la société Challenge intercontinental express à payer à la SCP X ès qualités la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.