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Décisions

Cass. crim., 20 juin 2002, n° 01-87.658

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Cotte

Rapporteur :

M. Chanut

Avocat général :

M. L. Davenas

Avocats :

SCP Richard et Mandelkern, M. Odent

Chambéry, du 28 sept. 2001

28 septembre 2001

Vu les mémoires produits, en demande et en défense ;

Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles L. 225-240 du Code de commerce, 2, 3 et 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale :

" en ce que l'arrêt infirmatif attaqué a déclaré recevable la constitution de partie civile de la société Z..., en sa qualité de commissaire aux comptes de la A..., dans le cadre de l'information ouverte en raison d'éventuels détournements réalisés au préjudice de cette dernière ;

" aux motifs que la société Z... a, le 6 juillet 2001 (D. 194), demandé à se constituer partie civile concernant les détournements de fonds commis par X... dans le cadre de ses fonctions de comptable de la société A... ;

" aux motifs qu'elle était commissaire aux comptes de la A... au cours de la période pendant laquelle ont été commis les agissements frauduleux ; que ces agissements ont eu pour conséquence d'entraîner la mise en cause de sa responsabilité civile, puisque, par assignation civile du 4 janvier 2001, la A... lui a réclamé le paiement d'une somme globale de 8 426 000 francs à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi du fait des détournements commis par X..., son salarié ; que ce sont les détournements et leur dissimulation par X... qui sont la cause directe de la mise en jeu de sa responsabilité civile, et qu'il lui est reproché de n'avoir pas mené de diligences suffisantes pour les découvrir ; qu'elle est donc bien fondée à se constituer partie civile pour obtenir réparation du préjudice moral et financier que lui ont causé les agissements de X... ; que la mise en cause de sa responsabilité l'a en effet contrainte à engager des frais importants, en même temps qu'elle a porté atteinte à sa réputation ; que, de plus, la société Z... avait antérieurement mis en oeuvre, au mois de juin-juillet 1999, des diligences plus approfondies que celles qui peuvent être raisonnablement exigées d'un commissaire aux comptes, afin d'aider la A... à évaluer le montant des détournements ; que, par ordonnance du 17 juillet 2001 (D. 197), le juge d'instruction près le tribunal de grande instance de Bonneville (Haute-Savoie) a déclaré irrecevable cette constitution de partie civile aux motifs que l'information, ouverte suite à un réquisitoire introductif de M. le procureur de la République en date du 8 juillet 1999, et à des réquisitoires supplétifs des 24 novembre 1999 et 11 octobre 2000, est relative à des faits d'abus de confiance, faux et usage de faux en écriture et recel d'abus de confiance reprochés à Claude X..., à son épouse Denise Y... et à ses enfants Jérôme et Arnaud ; qu'en l'état actuel de la procédure, il n'apparaît pas que la société Z..., commissaire aux comptes de la A... au cours de la période des faits frauduleux, ait subi un préjudice personnel et directement causé par ces infractions ; que seule la A... a subi un dommage directement causé par les détournements de fonds et les fausses écritures comptables ; que la constitution de partie civile de la société Z... est en conséquence irrecevable ; qu'il résulte de l'information que la société Z... était, conjointement avec la société civile professionnelle D..., commissaire aux comptes de la A..., qui exploite, notamment, plusieurs remontées mécaniques sur le domaine du Mont-Blanc, lorsqu'ont été commis les agissements frauduleux reprochés à Claude X... ; que ce dernier occupait, depuis le 10 février 1988, la position de comptable au sein de la A..., chargé des recettes et de la trésorerie ; qu'à ce titre, X... comptabilisait le chiffre d'affaires, effectuait le suivi des comptes clients, contrôlait les relevés bancaires et établissait les rapprochements de banque ainsi que certaines déclarations fiscales ; que, pour l'ensemble de ces travaux, il agissait sous la responsabilité de Mme B..., chef-comptable, qui dépendait elle-même de M. C..., directeur financier et directeur-général adjoint ; que Claude X... n'étant pas revenu de ses congés à la date prévue, le 27 mai 1999, et en raison d'anomalies précédemment relevées au mois de mars 1999 par les commissaires aux comptes, il a été procédé à des investigations qui ont révélé que des détournements avaient été commis, certaines recettes en espèces provenant des caisses de remontées mécaniques n'ayant pas été déposées en banque ; que la A... a déposé plainte le 19 juin 1999 et qu'une information a été ouverte par M. le procureur de la République sur réquisitoire introductif du 8 juillet 1999 visant l'abus de confiance et le faux et l'usage de faux en écriture privée (D. 24) ; que, parallèlement, la A... a fait assigner le 4 janvier 2001 la société Z... et la société civile professionnelle D... devant le tribunal de grande instance de Bonneville (Haute-Savoie), afin de les voir condamnés à lui payer la somme de 9 716 000 francs à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi du fait des détournements qu'elle reproche à ses commissaires aux comptes de ne pas avoir décelé plus tôt ; que le préjudice subi par la société Z... en raison de la mise en cause de sa responsabilité l'a conduite à se constituer partie civile devant le juge d'instruction dans la procédure d'instruction en cours concernant X... et les membres de sa famille ; qu'au stade de l'information, il suffit, selon la Cour de cassation, pour que la constitution de partie civile soit jugée recevable, "que les circonstances sur lesquelles elle s'appuie permettent au juge d'admettre comme possible l'existence du préjudice allégué et la relation directe de celui-ci avec une infraction à la loi pénale" ; qu'un commissaire aux comptes doit être fondé à intervenir devant les tribunaux à l'encontre des auteurs de détournements, dans la mesure où il risque lui-même de voir mise en oeuvre sa responsabilité personnelle de mandataire social en cas de non-découverte des agissements frauduleux ; que le préjudice de la société Z... trouve directement sa cause dans les infractions reprochées à X... ; que la mise en cause de sa responsabilité civile l'a d'ores et déjà contrainte à engager des frais de défense et porte atteinte à sa réputation ; que ce préjudice lui a été causé par les infractions de faux et usage de faux reprochées à X... ; que c'est en effet la dissimulation par ce dernier des détournements, grâce aux faux et usage de faux, qui explique que les commissaires aux comptes ne les aient pas décelés plus tôt et voient aujourd'hui leur responsabilité civile mise en cause par la A... ; que deux faits extraits du dossier pénal témoignent de l'existence de ce lien de causalité directe ; que le faux relevé bancaire de la société E... est l'objet de la procédure d'instruction susvisée, puisqu'il est décrit dans des pièces expressément visées par le réquisitoire introductif (D. 2, page 3 ; D. 4, pages 3 et 4, et sur renvoi, D. 48 et D. 49) ; que le faux relevé a été élaboré puis utilisé par X... pour justifier, notamment auprès des commissaires aux comptes, de l'exactitude d'un rapprochement bancaire qu'il avait lui-même établi ; qu'il convient de rappeler que les états de rapprochements bancaires servent à comparer, notamment au 31 décembre de chaque année, le solde bancaire figurant dans les livres comptables de la société du solde bancaire tel qu'il ressort du relevé émis par la banque ; qu'un écart entre les deux soldes est habituel et s'explique notamment par le fait que certains chèques reçus des clients ont pu être enregistrés dans les livres de la société et envoyés à la banque, mais non encore crédités par celle-ci aux comptes de la société ; qu'inversement, certains chèques ont pu être émis par la société mais non encore débités à son compte par la banque ; qu'en l'espèce, outre cet écart "normal", un écart "anormal" entre les deux soldes aurait également dû apparaître, certaines recettes dûment enregistrées en comptabilité n'ayant pas été remises en banque ; que X... a fait en sorte, très habilement, qu'un tel écart "anormal" n'apparaisse pas ; que, pour réconcilier le solde figurant dans les livres de la A... du solde figurant sur le relevé adressé par la E..., il a porté sur l'état de rapprochement une somme de 1 060 267,78 francs correspondant notamment, selon ses dires, à des remises de chèques d'un montant de 3 305 000 francs non encore crédités par la E... au compte de la A... ; qu'à l'appui de ses explications, X... a présenté aux commissaires aux comptes des bordereaux de remise de chèques qui n'ont, en réalité, jamais été adressés à la banque ; qu'il a justifié de l'encaissement de ces sommes au mois de janvier 1999 en présentant aux commissaires aux comptes un faux relevé bancaire faisant apparaître, au crédit du compte de la A..., cinq remises de chèques d'un montant de 3 305 000 francs (D. 48) qui n'apparaissaient pas dans le véritable relevé bancaire communiqué ultérieurement aux commissaires aux comptes par la banque (D. 49) ; que la comparaison des deux relevés montre qu'il était impossible pour les commissaires aux comptes de distinguer le vrai du faux, sauf à exiger d'eux qu'ils suspectent systématiquement l'existence d'un faux derrière toute pièce justificative qui leur est présentée, ce qui n'entre pas dans le cadre de leur mission telle qu'elle est définie par les normes de la profession ; que la doctrine professionnelle considère en effet qu' "il résulte des alinéas 1 et 2 combinés de l'article 233 de la loi de 1966 que le commissaire aux comptes, dans le cadre de la réalisation de sa mission, n'a pas à mettre en oeuvre de procédures particulières destinées à rechercher l'existence possible de faits délictueux" ; que le commissaire aux comptes "... n'a pas à mettre en oeuvre un contrôle particulier propre à rechercher d'éventuels faits délictueux" ; que c'est donc bien l'existence des faux relevés et bordereaux de remise de chèques, et l'usage qui en a été fait par X..., qui explique que les commissaires aux comptes n'ont pas pu déceler les détournements commis par ce dernier et voient, pour cette raison, leur responsabilité mise en cause devant la juridiction civile ; que le commissaire aux comptes a l'obligation légale de mettre en oeuvre les diligences devant lui permettre, le cas échéant, de déceler les détournements ; que les faux commis l'en ont directement empêché ; qu'en l'espèce, le préjudice de la société Z... trouve directement sa source dans les faux et les usages de faux poursuivis ; que le préjudice qu'elle subit actuellement, tenant à l'engagement de frais de défense et à l'atteinte à sa réputation, existe en effet indépendamment de toute faute, pouvant lui être reprochée dans l'exercice de sa mission ; que ce préjudice subsistera dans l'hypothèse où le tribunal de grande instance de Bonneville (Haute-Savoie) débouterait la A... de toutes ses demandes en raison de l'absence de fautes de la société Z... ; que, si, au contraire, elle était condamnée à verser des dommages-intérêts à la A..., elle pourrait alors demander réparation de cet autre chef de préjudice à X... ; que le même raisonnement s'applique au faux concernant la F... ; que le faux concernant la F... (F...) fait également l'objet de la procédure d'instruction susvisée, puisqu'il est décrit dans des pièces expressément visées par le réquisitoire introductif (D. 2, page 3 ; D. 4, pages 3 et 4, et, sur renvoi, D. 51) ; qu'il concerne l'état de rapprochement bancaire avec la F... au 31 décembre 1998 ; que cet état de rapprochement faisait apparaître un montant de 1 320 000 francs correspondant, selon X..., à des chèques remis en banque en 1998 mais non encore crédités par celle-ci au compte de la A... ; que, pour justifier ce montant, X... a produit des bordereaux de remise de chèques prétendument remis en banque en 1998, alors qu'il s'avèrera ultérieurement qu'ils n'ont été remis à l'encaissement qu'au mois de janvier 1999 (D. 51) ; que, de plus, X... a justifié de l'encaissement de cette somme au mois de janvier 1999 par un relevé bancaire de la F... faisant apparaître au crédit du compte de la A... une remise de chèques d'un montant de 1 320 000 francs, correspondant, en réalité, à une remise effectuée au mois de janvier 1999 en règlement de prestations relatives à l'exercice 1999 ; que, dans ce cas également, l'infraction de faux et d'usage de faux reprochée à X... a empêché les commissaires aux comptes de déceler les détournements et a entraîné la mise en cause de leur responsabilité civile par la A... ; qu'en conclusion, les faux et usages de faux imputables à Claude X... ont causé à la société Z..., commissaire aux comptes de la A... un préjudice direct en l'empêchant d'exercer véritablement sa mission de surveillance qui a été faussée ; qu'il y a donc lieu d'admettre sa constitution de partie civile et de réformer l'ordonnance déférée ;

" 1° alors que l'action civile n'est ouverte qu'à ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l'infraction ; que le commissaire aux comptes n'est pas responsable de plein droit du préjudice subi par une société en raison de détournements commis au préjudice de celle-ci et qu'il n'a pu ou su déceler ; qu'il n'est responsable que des conséquences de sa propre faute ; qu'il ne subit, en conséquence, aucun préjudice découlant directement d'une telle infraction ; que la cour d'appel a donc décidé à tort qu'en sa qualité de commissaire aux comptes, la société Z... avait subi un préjudice découlant directement des détournements faisant l'objet de l'information, dès lors que sa responsabilité civile était susceptible d'être recherchée ;

" 2° alors que l'action civile n'est ouverte qu'à ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l'infraction ; que présente un caractère indirect, le préjudice d'un commissaire aux comptes pour l'atteinte à sa réputation causé par le fait qu'il a certifié les comptes malgré un détournement de fonds qu'il n'a pas constaté ; que la cour d'appel a, dès lors, décidé à tort que la société Z... avait pu subir un préjudice direct, justifiant la recevabilité de sa constitution de partie civile, constitué par une atteinte à sa réputation, en raison du fait qu'indépendamment de toute faute pouvant lui être reprochée dans l'exercice de sa mission, elle n'avait pu déceler les détournements faisant l'objet de l'information " ;

Vu l'article 2 du Code de procédure pénale ;

Attendu que seul le dommage directement causé par un crime, un délit ou une contravention permet à celui qui en a personnellement souffert d'exercer l'action civile en réparation ;

Attendu que, pour déclarer recevable la constitution de partie civile de la société Z..., commissaire aux comptes de la société A..., dans l'information suivie contre les consorts X... des chefs d'abus de confiance, faux et usage, recel d'abus de confiance, l'arrêt attaqué énonce " que la mise en cause de sa responsabilité civile l'a d'ores et déjà contrainte à engager des frais de défense et porte atteinte à sa réputation, que ce préjudice lui a été causé par les infractions de faux et usage de faux reprochées à X..., que c'est en effet la dissimulation par ce dernier des détournements, grâce aux faux et usage de faux, qui explique que les commissaires aux comptes ne les aient pas décelés plus tôt et voient aujourd'hui leur responsabilité civile mise en cause par la SA A... " ;

Mais attendu qu'en statuant ainsi, alors que le préjudice invoqué ne résulte pas directement des délits d'abus de confiance, faux et usage de faux reprochés au comptable de la société dans laquelle le commissaire aux comptes exerçait ses fonctions, la chambre de l'instruction a méconnu le sens et la portée du texte susvisé et du principe ci-dessus énoncé ;

D'où il suit que la cassation est encourue ; qu'elle aura lieu sans renvoi, la Cour de cassation étant en mesure d'appliquer directement la règle de droit et de mettre fin au litige, ainsi que le permet l'article L. 131-5 du Code de l'organisation judiciaire ;

Par ces motifs :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Chambéry, en date du 28 septembre 2001 ;

DIT n'y avoir lieu à renvoi.