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Décisions

Cass. com., 18 mars 2020, n° 18-17.010

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Guérin

Rapporteur :

Mme de Cabarrus

Avocats :

SCP Lyon-Caen et Thiriez, SCP Rousseau et Tapie

Pau, du 9 avr. 2018

9 avril 2018

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Pau, 9 avril 2018), M. E... T... a été révoqué, le 31 janvier 2015, de ses fonctions de gérant de la SARL Esprit métal, ayant pour activité la création et la fabrication de crédences, bars et tables, et dont il était associé, avec MM. X... et A... . La société [...] (la société [...]), immatriculée le 25 novembre 2010, a été créée par M. E... T..., Mme C..., épouse T... et M. V... T..., pour développer un marché d'aménagement de restaurants, conclu avec la chaîne « la Pataterie », MM. E... et V... T... étant désignés cogérants.

2. Invoquant des actes de concurrence déloyale, la société Esprit métal a assigné ces derniers et la société [...] en paiement de dommages-intérêts.

3. La société Esprit métal a été mise en liquidation judiciaire, la société [...] étant désignée liquidateur.

4. La société [...] a été mise en liquidation judiciaire, Mme I... étant désignée liquidateur.

Examen du moyen unique

Sur le moyen, pris en ses deuxième et quatrième branches, ci-après annexé

5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le moyen, pris en ses première, troisième, cinquième, sixième, septième, huitième, neuvième et dixième branches

Enoncé du moyen

6. La société [...] , ès qualités, fait grief à l'arrêt de rejeter la demande de dommages-intérêts formée par la société Esprit métal à l'encontre de la société [...] et de MM. E... et V... T... sur le fondement du manquement à l'obligation de loyauté ou de fait de concurrence déloyale et de la condamner à payer à la société [...] une certaine somme au titre du préjudice résultant du détournement d'une partie du marché des restaurants « la Pataterie » alors :

« 1°/ que le gérant d'une SARL est tenu d'une obligation de loyauté et de fidélité qui lui interdit de négocier, pour le compte d'une autre société, un marché dans le même domaine d'activité ; qu'en jugeant que M. E... T..., alors qu'il était gérant de la société Esprit métal, n'aurait commis aucune faute en négociant, pour le compte de l'entreprise de son père puis pour le compte de la société [...], dont il est le gérant et l'associé et qui a été créée postérieurement à sa nomination en qualité de gérant de la société Esprit métal, un marché dans le même domaine d'activité que cette dernière, au motif que « s'il est indéniable que la création d'une activité concurrente dans le même domaine d'activité parallèlement à la gestion de sa propre société constitue une faute susceptible d'engager la responsabilité du gérant, elle perd néanmoins ce caractère fautif dès lors que non seulement l'existence de cette activité concurrente a été portée à la connaissance de l'ensemble des associés mais surtout qu'ils ont exprimé de façon non équivoque leur assentiment à ce mode de fonctionnement », la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 223-22 du code de commerce ;

3°/ que les décisions sont prises en assemblée ; que toutefois, les statuts peuvent stipuler qu'à l'exception de celles prévues au premier alinéa de l'article L. 223-26 toutes les décisions ou certaines d'entre elles peuvent être prises par consultation écrite des associés ou pourront résulter du consentement de tous les associés exprimé dans un acte ; qu'en jugeant que « la communauté des associés a pris une décision unanime, même si elle n'a pas été formalisée, dans le cadre d'une assemblée générale, de valider la création par le gérant d'une activité concurrente, et donc la société elle-même a exonéré M. E... T..., gérant, de sa responsabilité contractuelle à son égard au titre du marché « la pataterie » », qu'il aurait été décidé « entre les associés, au moins implicitement, d'une sorte de statu quo » et que dans le cadre du rapport de gestion soumis à l'assemblée générale des associés de la société Esprit métal en avril 2012, M. T... avait précisé que cette société n'intervenait que dans le cadre du marché de création et de fabrication des tables de restaurants « Pataterie » et qu'elle cherchait à développer l'activité crédence, pour en conclure que le développement par M. E... T... d'une activité concurrente à celle de la société Esprit métal, dont il était le gérant, par l'intermédiaire de la société [...], n'était pas illicite, sans constater ni que les statuts de la société Esprit métal auraient permis aux associés de cette dernière de prendre la décision d'autoriser le gérant à réaliser une activité concurrente par consultation écrite ni que les associés auraient consenti à cette activité dans un acte, la cour d'appel a violé l'article L. 223-27 du code de commerce ;

5°/ que pour établir que les consorts T... et la société [...] avaient détourné le marché « la Pataterie », qui aurait dès l'origine dû être conclu par la société Esprit métal, cette dernière rappelait notamment, dans ses conclusions, que « la société Esprit Métal, à compter de janvier 2009, va par l'intermédiaire d'un maître d'oeuvre, M. N... M..., qu'il a sollicité à ce titre (pièce 35) tenter d'obtenir le marché d'aménagement de restaurants sous la franchise la Pataterie. La société Esprit métal contactera l'Esat Alpha pour obtenir de sa part un devis relatif à la fabrication de bancs (pièces n° 36 et 37). La négociation tarifaire portant pour objectif clairement affirmé « de récupérer toutes les franchises Patateries » (pièce n° 38). Le marché de l'aménagement de ces magasins portant, outre sur les bancs, également sur les tables (pièce n° 39) pour lesquels l'Esat Alpha soumissionnait (pièce n° 40). Par courrier du 4 septembre 2009, la société Esprit métal transmettait son devis pour l'aménagement du restaurant de Lannion (pièce n° 41). Devis accepté » (conclusions, p. 4), mais que « c'est la source du contentieux, M. E... T... décidait par courriel du 4 septembre 2009 que le marché concernait la société Esprit métal à l'exception des bancs, fabriqués par une autre structure familiale (pièce n° 41) (
) appelée Etablissements T... », et qu'en outre, M. N... M... avait lui-même attesté en septembre 2011, à la demande de M. T..., qu'il « l'avait contacté en octobre 2008 pour confier à la société Esprit métal la réalisation de différentes pièces de mobilier destinées à l'équipement des restaurants la Pataterie (pièce n° 46) »; qu'en jugeant qu'« au lancement de cette activité (pour le marché « la pataterie ») aucune concurrence n'existait avec le marché détenu par la SARL Esprit métal dans le domaine des crédences, l'activité envisagée étant totalement nouvelle », sans vérifier, comme il lui était demandé, si ce n'était pas la société Esprit métal qui avait initialement été sollicitée pour la réalisation de ce marché dans son intégralité, de sorte que c'est à cette société que ledit marché aurait dû être attribué, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 1382, devenu 1240, du code civil, et L. 223-22 du code de commerce ;

6°/ qu'en jugeant que « dans une série de messages échangés en juillet 2014, entre les clients, M. J... X..., pour le compte de la SARL Esprit métal, et M. V... T..., la répartition du marché des restaurants la pataterie apparaît conforme à la configuration exposée par M. E... T... : la réalisation des tables est confiée à la SARL Esprit métal tandis que les bancs et les vitrines sont confiés-à la Sarl [...] . Chaque société facture ses prestations de manière autonome (mails de mai 2014) et les factures établies par l'atelier de fabrication entre 2010 et 2014 sont ventilées entre la Sarl [...] et la SARL Esprit métal », par des motifs qui ne permettent pas de caractériser une renonciation non équivoque de la société Esprit métal à dénoncer les actes de concurrence déloyale accomplis par M. E... T... et la société [...], la cour d'appel a violé l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ;

7°/ qu'outre le détournement du marché « la Pataterie », la société Esprit métal reprochait aux consorts T... et à la société [...] le détournement du marché « Café Madeleine » ; qu'en jugeant qu'aucune faute n'était établie à l'encontre des consorts T... et de la société [...] sans répondre aux conclusions de la société Esprit métal leur reprochant le détournement du marché « Café Madeleine », la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ;

8°/ qu'un préjudice s'infère nécessairement d'un acte de concurrence déloyal, générateur d'un trouble commercial, fût-il seulement moral ; que l'arrêt sera cassé en ce qu'il a jugé qu'aucun préjudice n'était établi pour la société Esprit métal, par voie de conséquence de sa cassation en ce qu'il a jugé qu'aucun acte de concurrence déloyale n'était établi, conformément à ce que dispose l'article 624 du code de procédure civile ;

9°/ que l'arrêt sera cassé en ce qu'il a condamné la société Esprit métal à payer la somme de 13 094,06 euros à la société [...] au titre de la demande reconventionnelle en concurrence déloyale présentée par cette dernière, par voie de conséquence de sa cassation en ce qu'il a débouté la société Esprit métal de sa demande au titre d'une concurrence déloyale, sur le même marché, commise par la société [...], conformément à ce que dispose l'article 624 du code de procédure civile ;

10°/ qu'en condamnant la société Esprit métal pour avoir fabriqué et livré plusieurs dessertes, vitrines et bancs à destination de restaurants « la Pataterie » « qui selon les accords des parties rentraient dans la part de marché réservée à la SARL [...] , entre le 31 janvier 2015 et août 2015 », sans caractériser aucune obligation de non-concurrence dont la société Esprit métal aurait été débitrice entre le 31 janvier 2015 et août 2015 qui aurait pu être méconnue par celle-ci ni aucun acte de concurrence déloyale qu'elle aurait commis, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1240, du code civil, ensemble le principe de la liberté du commerce et de l'industrie. »

Réponse de la Cour

7. En premier lieu, ne donne pas lieu à responsabilité le fait dommageable portant atteinte à un droit ou à un intérêt dont la victime pouvait disposer, si celle-ci y a préalablement consenti. Dès lors, le gérant d'une société à responsabilité limitée qui, durant son mandat, exerce, à titre personnel ou par l'intermédiaire d'une autre société, une activité concurrente de celle de la société qu'il dirige ne manque pas à son devoir de loyauté et n'engage pas sa responsabilité envers celle-ci en application de l'article L. 223-22 du code de commerce s'il a reçu, pour ce faire, l'autorisation unanime des associés. Le moyen, pris en sa première branche, procède donc d'un postulat erroné.

8. En deuxième lieu, après avoir relevé que l'activité concurrente développée par M. E... T... par le biais, dans un premier temps, de l'entreprise de son père, M. V... T..., puis dans le cadre de la société [...], et les modalités de répartition du marché « la Pataterie » entre les deux structures, ont été unanimement approuvées par les autres associés dès l'origine, c'est à bon droit que la cour d'appel a retenu que la communauté des associés avait pris valablement la décision de valider la création par le gérant d'une activité concurrente, même si elle n'avait pas été formalisée dans le cadre d'une assemblée générale.

9. L'arrêt relève encore que l'assemblée générale du 30 mai 2011 a donné quitus à M. E... T... de sa gestion et que les associés de la société Esprit métal ont unanimement approuvé, lors de l'assemblée générale d'avril 2012, le rapport de gestion dans lequel M. E... T... avait exposé la nature de l'activité de la société et ses perspectives de développement en 2012, en précisant clairement qu'elle n'intervenait que dans le cadre du marché de création et de fabrication des tables des restaurants « la Pataterie » et qu'elle cherchait à développer l'activité crédence, puis le rapport de gestion suivant, lors de l'assemblée générale du 17 juin 2013, et en déduit que les associés, au moins implicitement, ont décidé unanimement d'une sorte de statu quo. Il retient encore que dans les messages échangés en juillet 2014, entre les clients, M. X..., pour le compte de la société Esprit métal, et M. V... T..., la répartition du marché des restaurants « la Pataterie » apparaît conforme à la configuration exposée par M. E... T..., et que la communauté des associés a donc validé la répartition de ce marché entre les sociétés Esprit métal et [...] et a accepté ce mode de fonctionnement jusqu'en 2014.

10. De ces constatations et appréciations, caractérisant des actes manifestant sans équivoque la volonté de la société Esprit métal de renoncer à dénoncer des actes de concurrence accomplis par M. E... T... et la société [...], la cour d'appel a pu déduire que les faits de concurrence exercée par MM. T... et la société [...] n'étaient pas illicites.

11. En troisième lieu, appréciant souverainement la valeur et la portée des éléments de preuve qui lui étaient soumis, la cour d'appel a estimé que la société Esprit métal ne rapportait pas la preuve, qui lui incombait, de l'étendue du préjudice allégué résultant de la faute reprochée à MM. E... et V... T... et à la société [...]. Ce motif, qui suffit à justifier le rejet des demandes formées par la société Esprit métal, rend inopérants les griefs des cinquième et septième branches, qui critiquent des motifs surabondants.

12. En quatrième lieu, le rejet du moyen, pris en sept premières branches, rend sans portée les griefs des huitième et neuvième branches.

13. En dernier lieu, après avoir constaté l'accord unanime des associés sur la répartition du marché « la Pataterie » entre les sociétés Esprit métal et [...] exprimé notamment par des échanges de courriels datant de juillet 2014, l'arrêt retient qu'il est démontré par un constat du 27 août 2015 que la société Esat Alpha a fabriqué et livré, outre les tables traditionnellement fournies à la société Esprit métal, plusieurs dessertes, vitrines et bancs à destination de plusieurs restaurants « la Pataterie », qui, selon les accords des parties, rentraient dans la part de marché réservée à la société [...], entre le 31 janvier 2015 et août 2015. En l'état de ces constatations et appréciations, caractérisant des actes de concurrence déloyale, la cour d'appel a légalement justifié sa décision.

14. Par conséquent, le moyen, pour partie inopérant, n'est pas fondé pour le surplus.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi.