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Décisions

Cass. 1re civ., 23 septembre 2020, n° 19-14.074

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Batut

Rapporteur :

Mme Teiller

Avocat général :

M. Lavigne

Avocats :

SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel, SCP Foussard et Froger, SCP Nicolaý, de Lanouvelle et Hannotin

Angers, 22 janv. 2019

22 janvier 2019

Jonction

1. En raison de leur connexité, les pourvois n° R 19-14.074 et E 19-14.294 sont joints.

Faits et procédure

2. Selon l'arrêt attaqué (Angers, 22 janvier 2019), en 2005, M. A... a créé la société holding Investissement participation dans le football (IPF), laquelle, à la fin du premier semestre 2012, détenait 83,07 % du capital de la société anonyme sportive professionnelle Le Mans FC (le club Le Mans FC).

3. En 2012, menacé d'être rétrogradé en division inférieure pour la saison 2012/2013, le club Le Mans FC a pris l'initiative de déposer un recours afin d'obtenir son maintien en deuxième division. A cet effet, M. A... a recherché de nouveaux partenaires financiers afin d'appuyer sa requête et chargé Mme T..., avocat au barreau de Paris (l'avocat), de l'assister pour mener à bien ces démarches.

4. Le 17 juillet 2012, M. W..., gérant de la société Aventador, a effectué un apport financier de 70 000 euros, en remettant à l'avocat un chèque émis sur le compte de la société au bénéfice de la CARPA, accompagné d'une lettre dans laquelle il lui conférait mandat de donner instruction à celle-ci de verser les fonds au club Le Mans FC s'il était maintenu en deuxième division définitivement pour la saison 2012/2013 et s'engageait à souscrire une prochaine augmentation de capital du club Le Mans FC ou de la société IPF avec mise en place impérative, en même temps, d'un pacte d'actionnaires prévoyant les conditions de son droit de sortie au 30 septembre 2013 maximum.

5. Fin juillet 2012, les instances du football professionnel ont pris la décision de maintenir le club Le Mans FC en deuxième division. Le 2 août suivant, l'avocat a donné instruction à la CARPA de verser les fonds à ce dernier. Par lettre du 8 du même mois, il a informé la société Aventador de ce versement en précisant que le club de football allait lui faire parvenir une convention de compte-courant conforme à ses engagements. En novembre 2012, la société Aventador a souscrit à l'augmentation de capital mais aucun pacte d'actionnaires avec obligation de rachat n'est intervenu pour lui garantir une possible sortie.

6. Le tribunal de commerce a placé le club Le Mans FC en redressement judiciaire puis en liquidation judiciaire.

7. Par actes des 14 et 24 novembre 2014, M. W... et la société Aventador, soutenant avoir perdu les fonds investis par la faute de l'avocat et de M. A..., les ont assignés en réparation.

Examen des moyens

Sur les deux moyens du pourvoi n° R 19-14.074, réunis

Enoncé du moyen

8. M. A... fait grief à l'arrêt de dire qu'il a commis une faute à l'égard de la société Aventador, en lien direct avec l'impossibilité pour cette société de faire valoir un droit de sortie du capital de la société Le Mans FC et en conséquence de le condamner à payer diverses sommes à cette société alors :

« 1°/ que le principe de liberté contractuelle emporte la liberté de ne pas contracter, sous la seule réserve de l'abus et que le simple fait de ne pas avoir contracté n'est pas à lui seul constitutif d'une faute ; qu'au cas présent, pour dire que M. A... a commis une faute délictuelle et le condamner à payer à la société Aventador la somme de 70 000 euros, la cour d'appel a retenu que la faute de M. A... consistait à ne pas avoir signé la promesse d'achat des actions du club Le Mans FC ; qu'en statuant ainsi, quand le simple fait pour M. A... de ne pas avoir signé la promesse d'achat des actions n'était pas constitutif d'une faute de nature à entraîner sa responsabilité délictuelle et que la cour d'appel avait elle-même relevé l'absence de manoeuvre dolosive, la cour d'appel a violé les articles 1134 et 1382 du code civil, dans leur rédaction antérieure à la réforme de 2016 ;

2°/ que l'abstention dommageable ne peut entraîner une responsabilité qu'autant qu'il y avait, pour celui à qui on l'impute, obligation d'accomplir le fait omis, sauf lorsque cette abstention dommageable a été dictée par l'intention de nuire et constitue un abus de droit ; qu'au cas présent, pour dire que M. A... a commis une faute délictuelle et le condamner à payer à la société Aventador la somme de 70 000 euros, la cour d'appel a retenu que la faute de M. A... consistait à ne pas avoir signé la promesse d'achat des actions du club Le Mans FC ; qu'en statuant ainsi, sans caractériser l'existence d'une obligation préexistante de signer la promesse, la cour d'appel, qui avait elle-même relevé l'absence de manoeuvre dolosive, a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du code civil, dans sa rédaction antérieure à la réforme de 2016 ;

3°/ que le principe de liberté contractuelle emporte la liberté de ne pas contracter, sous la seule réserve de l'abus et que le simple fait de ne pas avoir contracté n'est pas à lui seul constitutif d'un tel abus ; qu'au cas présent, pour dire que M. A... a commis une faute délictuelle et le condamner à payer à la société Aventador la somme de 70 000 euros, la cour d'appel a retenu que la faute de M. A... consistait à n'avoir pas signé la promesse d'achat des actions du club Le Mans FC ; qu'en statuant ainsi, sans rechercher si M. A... avait commis un abus du droit de ne pas contracter, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du code civil, dans sa rédaction antérieure à la réforme de 2016 ;

4°/ que l'engagement de la responsabilité sur le fondement de l'article 1382, dans sa rédaction antérieure à la réforme de 2006, nécessite une faute prouvée ; qu'au cas présent, pour dire que M. A... a commis une faute délictuelle et le condamner à payer à la société Aventador la somme de 70 000 euros, la cour d'appel a retenu que M. A... avait manqué à sa parole en ne signant pas la promesse d'achat des actions du club Le Mans FC ; qu'en statuant ainsi, alors qu'elle n'avait relevé d'engagement éventuel de la part de M. A... qu'en ce qui concerne un pacte d'actionnaire et non en ce qui concerne la promesse de achat, qui constituent selon ses propres dires, des actes différents, et sans rechercher si M. A... avait effectivement pris l'engagement de signer la promesse d'achat d'actions, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du code civil, dans sa rédaction antérieure à la réforme de 2016 ;

5°/ que la faute commise dans l'exercice du droit de ne pas contracter n'est pas la cause du préjudice consistant dans la perte d'une chance de réaliser les gains que permettrait d'espérer la conclusion du contrat ; qu'au cas présent, pour condamner M. A... à payer la somme de 70 000 euros à la société Aventador, la cour d'appel a considéré que la faute consistant pour lui à ne pas signer la promesse d'achat d'actions était en lien direct avec le préjudice subi par la société Aventador, qui consistait pour elle à ne pas avoir pu se départir des actions du club Le Mans FC avant le 30 septembre 2013 et la mise en redressement judiciaire du club, et à la perte subséquente des fonds investis ; qu'en statuant ainsi, ce qui revenait à octroyer à la société Aventador le bénéfice attendu du contrat de promesse d'achat que M. A... n'avait finalement pas signé, cependant que le refus éventuellement fautif de M. A... ne pouvait être regardé comme la cause de l'absence des gains ou bénéfices éventuellement attendus de ce contrat, la cour d'appel a violé l'article 1382 du code civil, dans sa rédaction antérieure à la réforme de 2016 ;

6°/ que la juridiction du fond ne peut se décider par des motifs spéculatifs ou hypothétiques ; qu'au cas présent, pour condamner M. A... à payer à la société Aventador la somme de 70 000 euros, la cour d'appel s'est, de son propre aveu, placée dans la situation hypothétique dans laquelle M. A... aurait donné son accord à une promesse d'achat, dont les conditions n'étaient pas fixées, ce dont il aurait résulté une possibilité pour la société Aventador de sa prévaloir de cette promesse, à une date pourtant non fixée, et l'obligation pour M. A... de se porter acquéreur des actions du club Le Mans FC ; qu'en statuant ainsi, cependant que la promesse n'avait pas été signé, que ces conditions n'étaient pas encore fixées et qu'il n'était pas certain qu'une telle promesse aurait en définitive permis à la société Aventador d'éviter la perte finale, la cour d'appel s'est décidée par des motifs hypothétiques, violant l'article 455 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

9. L'arrêt retient que la signature d'un pacte d'actionnaires avait été prévue lors des démarches qui ont abouti au versement de la somme de 70 000 euros par la société Aventador, que cet engagement résultait tant de courriels que du contenu d'une brochure rédigée par le club Le Mans FC relative aux modalités d'augmentation du capital, que le principe de sa souscription avait été admis par M. A... qui, après avoir fait établir une promesse d'achat d'actions au profit de la société Aventador, avait manqué à sa parole en ne signant pas cet acte préalable au pacte et qu'un tel pacte avait conditionné l'apport en capital de la société qui souhaitait pouvoir se retirer à première demande au plus tard le 30 septembre 2013. Il ajoute que la société Aventador justifie avoir définitivement perdu les fonds investis alors qu'en présence d'un tel pacte, elle aurait usé de la possibilité de céder ses actions à M. A... pour le prix de 70 000 euros, dès lors que son investissement n'avait pas permis le redressement escompté de la situation du club.

10. Ayant ainsi analysé les échanges entre les parties, la cour d'appel qui n'avait pas à suivre celles-ci dans le détail de leur argumentation, a pu en déduire, sans motifs hypothétiques et après avoir effectué la recherche prétendument omise, que M. A... avait commis une faute en n'établissant pas un pacte d'actionnaires qui conditionnait l'engagement de la société Aventador, et que cette faute était en lien causal avec le préjudice retenu.

11. Le moyen n'est dès lors pas fondé.

Sur les quatre moyens du pourvoi n° E 19-14.294, réunis

Enoncé du moyen

12. L'avocat fait grief à l'arrêt de le condamner in solidum avec M. A... à payer à la société Aventador la somme correspondant au montant de son apport en compte-courant au capital du club Le Mans FC, alors :

« 1°/ qu'ayant constaté que l'avocat avait pour seul mandat de conserver les sommes puis de les remettre au club Le Mans FC si le maintien en ligue 2 était décidé ou de les restituer à la société Aventador si le club était déclassé, puis relevé que le maintien en ligue 2, seule condition de la remise des fonds entre les mains du club Le Mans FC , était réalisée, pour constater ensuite qu'aucune faute n'avait été commise dans l'exécution du mandat, les juges du fond ne pouvaient retenir aucun manquement à l'encontre de l'avocat ; qu'en décidant le contraire, ils ont violé les articles 1147 ancien [1231-1 nouveau] et 1984 du code civil ;

2°/ qu'ayant constaté que l'avocat était titulaire du mandat tel que précédemment défini, les juges du fond ne pouvaient retenir à la charge de l'avocat une obligation de conseil sans préciser en vertu de quelle convention conclue en marge du mandat ou accessoire au mandat, ou en vertu de quelles règles légales, l'avocat aurait été tenu en outre d'une obligation de conseil ; qu'à cet égard, l'arrêt souffre d'un défaut de base légale au regard de l'article 1147 ancien [1231-1 nouveau] du code civil ;

3°/ que subsidiairement, l'obligation de conseil s'entend du devoir de l'avocat d'informer le client ou de lui suggérer un comportement ; qu'il n'implique pas l'obligation pour l'avocat d'effectuer des diligences ; qu'en retenant la responsabilité de l'avocat au titre de son obligation de conseil au seul motif qu'il aurait dû s'assurer que tout était prêt pour la réalisation de la convention de compte courant et la signature du pacte d'actionnaires, ce qui était étranger à l'obligation de conseil, les juges du fond ont violé l'article 1147 ancien [1231-1 nouveau] du code civil ;

4°/ que plus subsidiairement, en retenant un manquement à l'obligation de conseil sans dire quelles informations ou quelles suggestions l'avocat devait formuler auprès de la société Aventador, les juges du fond ont de nouveau privé leur décision de base légale au regard de l'article 1147 ancien [1231-1 nouveau] du code civil ;

5°/ que, selon les juges du fond, la société Aventador s'est engagée, dès le 17 juillet 2012, à souscrire au capital du club Le Mans FC, et ce de façon définitive, la signature du bulletin de souscription n'étant que l'exécution d'un engagement définitivement pris à la date du 17 juillet 2012 ; que dès lors, il était formellement exclu que l'intervention de l'avocat, par hypothèse, postérieure, puisse avoir une quelconque incidence sur le préjudice invoqué ; qu'en décidant le contraire, les juges du fond ont violé l'article 1147 ancien [1231-1 nouveau] du code civil ;

6°/ qu'en en cas de manquement à l'obligation de conseil, la responsabilité du débiteur n'est retenue que pour autant qu'il est constaté que le créancier de l'obligation de conseil, mis en présence de ses conseils, avait des chances de prendre une décision différente de celle qu'il a adoptée ; que faute d'avoir constaté qu'à supposer que l'avocat soit tenu à une obligation de conseil, la société Aventador, dûment conseillée, avait des chances de prendre une décision différente, les juges du fond, en tout état de cause, ont privé leur décision de base légale au regard de l'article 1147 ancien du code civil ;

7°/ qu'en en cas de manquement à l'obligation de conseil, le préjudice prend la forme d'une perte de chance ; qu'à supposer que la perte de chance soit caractérisée, l'indemnité allouée ne peut qu'être inférieure à la somme correspondant à la perte éprouvée ; qu'en décidant le contraire en allouant une somme de 70 000 euros correspondant à cette perte, les juges du fond ont violé l'article 1147 ancien du code civil et les règles régissant la réparation d'une perte de chance ;

8°/ qu'une clause de sortie, dans un pacte d'actionnaires, peut avoir toutes sortes d'objets et comporter toutes sortes de modalités ; qu'en octroyant une réparation à la société Aventador sans évoquer ce qu'aurait pu être la clause de sortie, et dans quelle mesure elle aurait permis de diminuer le préjudice de la société Aventador, les juges du fond ont privé leur décision de base légale au regard de l'article 1147 ancien du code civil et les règles régissant la réparation d'une perte de chance. »

Réponse de la Cour

13. L'arrêt retient, tant par motifs propres qu'adoptés, que l'avocat a été dans l'opération à la fois le conseil du club Le Mans FC et le mandataire de la société Aventador, qu'il avait connaissance de l'économie générale de l'opération et des accords intervenus entre celle-ci et M. A..., selon lesquels si la condition de maintien du club Le Mans FC en deuxième division était réalisée, les fonds versés par la société devaient permettre son entrée au capital du club avec la possibilité pour elle d'en sortir à première demande au plus tard le 30 septembre 2013, au moyen de la signature d'un pacte d'actionnaires. Il ajoute que les modalités de l'engagement de la société avaient été exposées par celle-ci dans le courrier adressé à l'avocat accompagnant le chèque à l'ordre de la CARPA et que l'avocat n'avait exécuté que partiellement la mission à lui confiée en procédant au transfert des fonds sans se préoccuper d'avantage de la situation de la société Aventador au regard de la mise en place effective du pacte d'actionnaires et sans attirer son attention sur la nécessité d'effectuer, à cet effet, des diligences complémentaires. Il relève enfin que la société Aventador justifie avoir définitivement perdu les fonds investis alors que, sans la faute de l'avocat, elle aurait usé de la possibilité de céder ses actions à M. A... pour le prix de 70 000 euros, dès lors que son investissement n'avait pas permis le redressement escompté de la situation du club.

14. De ses seules constatations et énonciations, la cour d'appel, qui n'était pas tenue de suivre les parties dans le détail de leur argumentation, a pu déduire que l'avocat avait commis une faute dans l'accomplissement du mandat reçu de la société Aventador en lien causal avec le préjudice retenu.

15. Le moyen, nouveau et mélangé de fait, comme tel irrecevable en ses deux dernières branches, dès lors que l'avocat n'a pas soutenu dans ses conclusions d'appel que le préjudice subi par la société Aventador ne pouvait consister qu'en une perte de chance, n'est pas fondé pour le surplus.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE les pourvois.