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Décisions

Cass. crim., 7 avril 1998, n° 97-83.801

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Milleville

Rapporteur :

M. Schumacher

Avocat général :

M. Cotte

Avocat :

SCP Richard et Mandelkern

Amiens, 6e ch., du 3 juin 1997

3 juin 1997

Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles 425,4° et 431 de la loi du 24 juillet 1966, 6,2°, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 388, 512 et 593 du Code de procédure pénale, renversement de la charge de la preuve, contradiction de motifs, défaut de motifs et manque de base légale ;

"en ce que l'arrêt attaqué a déclaré Pierre B... coupable du délit d'abus de biens sociaux et l'a condamné à la peine de six mois d'emprisonnement avec sursis, ainsi qu'au paiement d'une amende de 15 000 francs ;

"aux motifs qu'il résulte du jugement du 25 octobre 1994, prononcé par le tribunal de commerce de Beauvais que, selon Me Y..., liquidateur de la société AQL, le compte courant de Pierre B... au sein de cette société présentait un solde débiteur au cours de l'exercice 1991-1992 et pour la période du premier trimestre 1993, puisque la preuve de cette situation de débit résultait des investigations et des constatations faites par M. Z..., expert-comptable;

que Pierre B..., dans son audition par la gendarmerie de Chantilly, affirma le 11 juillet 1994 qu'il avait injecté la somme de 320 000 francs dans la société AQL en août et septembre 1992, pour payer une partie des salaires;

que M. A..., gérant de droit, assure pour sa part que Pierre B... lui avait remis en juin 1993 trois chèques d'un montant total de 150 000 francs, endossables sur son compte, et qu'il précise avoir encaissé sur le compte AQL les chèques que Pierre B... lui avait remis, puisque le Crédit du Nord l'avait avisé que le compte de la société présentait un solde débiteur de 500 000 francs et qu'il avait dû agir ainsi pour combler une partie de ces débits;

qu'en outre, Pierre B... fournit des attestations régulières selon lesquelles des personnes de sa famille ou de son entourage lui ont prêté certaines sommes en septembre 1993;

que la secrétaire de la société, Mme X..., expose qu'au titre de l'année 1992, Pierre B... a perçu au titre de la participation une somme de 375 000 francs en plus de son salaire, somme qui a été transférée sur son compte courant, en sorte que le salaire déclaré de Pierre B... pour l'année 1992 devait être de 660 000 francs mais cette somme de participation sur ordre de Pierre B... n'a pas été déclarée à l'URSSAF, contrairement au projet qu'en avait fait Mme X..., qui s'était refusée à signer ce dernier feuillet;

qu'elle ajoute qu'à partir de septembre 1993, elle n'avait plus accès aux comptes par minitel, alors que jusqu'alors, elle pouvait consulter ceux-ci au moyen d'un code secret, Pierre B... ayant changé celui-ci;

que, fin septembre 1993, Pierre B... est venu voir M. A..., le gérant de droit, et lui a demandé de lui signer trois chèques d'un montant de 80 000 francs, 50 000 francs et 30 000 francs, soit l'argent qu'il avait avancé à la société AQL fin juin 1993 et lui a remis les trois chèques demandés, alors qu'au moment de son remboursement, la société avait été déjà assignée le 10 septembre 1993 par l'URSSAF et qu'il possédait déjà la date de convocation devant le tribunal de commerce de Beauvais, en raison de la dette sociale de 707 017 francs;

que M. A..., dont l'incompétence administrative était notoire selon le représentant des créanciers, confirme les éléments fournis par Mme X... concernant le refus de Pierre B... de devoir déclarer à l'URSSAF la somme totale de ses revenus à hauteur de 660 000 francs;

que, dans ces conditions, il est clair que le solde créditeur du compte courant de Pierre B... n'est pas prouvé en septembre 1993 et que si jamais il l'a été en l'absence d'éléments comptables fournis à la Cour, c'est parce qu'une somme de 375 000 francs y avait transitée, qu'il ne voulait pas dévoiler à l'URSSAF;

que cette mise en scène démontre la mauvaise foi de Pierre B... qui, alors que les dettes de la société dépassaient 3 millions de francs, n'a pas hésité à se faire rembourser une somme de 80 000 francs en deux chèques le jour même du prononcé du redressement judiciaire et a tenté de se faire rembourser une autre somme de 80 000 francs, cette tentative n'ayant pu aboutir en raison du rejet de la Banque de Picardie;

que le jugement de redressement judiciaire du 28 septembre 1993, qui sera suivi le 26 octobre 1993 de la liquidation judiciaire, a fait remonter au 31 janvier 1993 l'état des cessations de paiement, ce que ne pouvait manquer de connaître Pierre B..., qui était "le seul maître à bord" de l'entreprise;

que, dans ces conditions financières ainsi décrites, la restitution de ces sommes était contraire manifestement à l'intérêt social de la société et servait, de surcroît, à l'intérêt personnel unique de son dirigeant de fait, Pierre B...;

qu'aussi, les éléments constitutifs de l'infraction sont-ils parfaitement caractérisés ;

"alors que s'il appartient aux juges répressifs de restituer aux faits dont ils sont saisis leur véritable qualification, c'est à la condition de n'y rien ajouter, sauf acceptation expresse par le prévenu d'être jugé sur des faits ou circonstances aggravantes non compris dans la poursuite;

qu'en décidant néanmoins, pour retenir le délit d'abus de biens sociaux, que "le solde créditeur du compte courant de Pierre B... n'est pas prouvé en septembre 1993", date des paiements, alors que la citation ne visait que des paiements préférentiels, ce dont il résultait que le compte courant de Pierre B... était effectivement créditeur, la cour d'appel a modifié les faits visés à la prévention ;

"alors qu'il appartient à la partie poursuivante, en vertu du principe de la présomption d'innocence, de rapporter la preuve de la culpabilité du prévenu;

qu'en retenant néanmoins la culpabilité de Pierre B..., au motif que "le solde créditeur du compte courant de Pierre B... n'est pas prouvé", la cour d'appel a méconnu le principe de la présomption d'innocence ;

"alors qu'en affirmant, d'une part, que le solde créditeur du compte courant n'était pas prouvé et, d'autre part, que ce compte était créditeur dès lors qu'une somme de 375 000 francs y avait été déposée, la cour d'appel a statué par des motifs contradictoires, privant par là même sa décision de motif ;

"alors qu'il résulte du jugement du tribunal de commerce de Beauvais du 25 octobre 1994 que Me Y..., liquidateur de la société AQL, s'était borné à soutenir que Pierre B... ne pouvait ignorer l'état de cessation de paiement de la société AQL lors du remboursement de son compte courant, de sorte que ce paiement était nul en vertu de l'article 108 de la loi du 25 janvier 1985;

qu'il ne résulte en revanche nullement de cette décision que le liquidateur aurait affirmé que le solde du compte courant de Pierre B... était débiteur à cette date;

qu'en affirmant néanmoins qu' "il résulte du jugement du 25 octobre 1994, prononcé par le tribunal de commerce de Beauvais, que selon Me Y..., liquidateur de la société AQL, le compte courant de Pierre B... au sein de cette société présentait un solde débiteur au cours de l'exercice 1991-1992 et pour la première période du premier trimestre de 1993, puisque la preuve de cette situation de débit résultait des investigations et des constatations faites par M. Z..., expert-comptable", la cour d'appel a dénaturé les termes clairs et précis du jugement du 25 octobre 1994 ;

"alors que le titulaire d'un compte courant créditeur a la qualité de créancier de la société et est en droit d'exiger le remboursement du solde du compte à tout moment;

qu'un tel remboursement ne peut, dès lors, constituer un abus de biens sociaux;

qu'en déclarant néanmoins Pierre B... coupable du délit d'abus de biens sociaux, après avoir constaté qu'il avait déposé sur son compte courant diverses sommes d'un montant supérieur aux retraits, qu'il s'était fait "rembourser" les sommes litigieuses et qu'il s'agissait d'une "restitution", ce dont il résulte qu'il n'avait pu commettre un tel délit en se faisant restituer des sommes qui lui étaient dues, la cour d'appel a exposé sa décision à la censure de la Cour de Cassation" ;

Vu lesdits articles, ensemble les articles 3 ancien et 121-4,2°, du Code pénal ;

Attendu que tout jugement ou arrêt doit contenir les motifs propres à justifier la décision;

que l'insuffisance ou la contradiction dans les motifs équivaut à leur absence ;

Attendu que les tentatives de délits ne sont considérées comme délits que dans les cas déterminés par une disposition spéciale de la loi ;

Attendu que, pour déclarer Pierre B... coupable du délit d'abus de biens sociaux et de tentative, l'arrêt attaqué retient que le prévenu, gérant de fait de la société Audit Qualité Laboratoire, a, courant septembre 1993, émis à son ordre sur le compte bancaire social deux chèques de 30 000 francs et de 50 000 francs, lesquels ont été débités le 28 septembre 1993, ainsi qu'un chèque de 80 000 francs, qui a été rejeté lors de sa présentation au paiement;

qu'écartant le moyen de défense du prévenu, qui prétendait s'être remboursé une partie du solde créditeur de son compte courant, à la suite d'une avance qu'il avait faite à la société, les juges relèvent que la preuve n'est pas rapportée que le compte était créditeur à la date d'émission des chèques, que le prévenu a agi de mauvaise foi à une époque où le passif de la société avait dépassé 3 millions de francs et que la restitution des sommes précitées, manifestement contraire à l'intérêt de la société, avait servi son intérêt personnel exclusif;

qu'ils ajoutent que le chèque de 80 000 francs n'a pas été payé en raison d'une circonstance indépendante de la volonté de Pierre B... ;

Mais attendu qu'en statuant ainsi, alors qu'elle avait relevé que le jugement plaçant la société susvisée en redressement judiciaire, prononcé le 28 septembre 1993, avait fixé la date de la cessation des paiements au 31 janvier 1993, de sorte que les faits poursuivis, à les supposer établis, constituaient le délit de banqueroute, et alors, en outre, qu'aucune disposition légale ne réprime la tentative d'abus de biens sociaux ou la tentative de banqueroute, la cour d'appel a méconnu les textes et principes susvisés ;

Que, dès lors, la cassation est encourue ;

Par ces motifs, CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt de la cour d' appel d'AMIENS, en date du 3 juin 1997, et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi, RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de DOUAI, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;

ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel d'AMIENS, sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé.