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Décisions

CEDH, sect. 5, 5 juin 2014, n° 63648/12

COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Mathurin

Défendeur :

France

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Villiger

Juges :

Mme Nußberger, M. Zupančič, Mme Power-Forde, M. De Gaetano, M. Potocki, Mme Jäderblom

CEDH n° 63648/12

5 juin 2014

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 63648/12) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Jacques Mathurin (« le requérant »), a saisi la Cour le 28 septembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant dénonce la durée excessive de la procédure. Sous l’angle des articles 6 et 13 de la Convention, il se plaint – en tant que débiteur en liquidation judiciaire – de l’interdiction qui lui est faite d’agir en justice pour engager la responsabilité de l’État en raison de la durée excessive de la procédure.

4.  Le 3 juillet 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

5.  Le requérant est né en 1951 et réside à Bayeux.

6.  La SARL Normande en Bâtiment Général, dont le requérant était co‑gérant, fut mise en redressement judiciaire le 3 février 1988, converti en liquidation judiciaire le 16 mars 1988. Sur le fondement de la loi du 25 janvier 1985, le requérant fit l’objet d’une procédure de redressement judiciaire le 7 septembre 1988, convertie en liquidation judiciaire le 9 novembre 1988.

7.  Par une ordonnance en date du 9 juin 1993, le juge-commissaire de sa liquidation judiciaire autorisa la cession de l’immeuble correspondant à l’adresse personnelle du requérant. Neuf ans après, le 30 septembre 2002, le requérant contesta cette autorisation mais fut débouté de son opposition le 21 octobre 2009. Selon les informations à la disposition de la Cour, l’instance d’appel concernant cette procédure serait toujours pendante.

8.  En parallèle, le requérant, le 30 mars 2009, demanda au tribunal de commerce de Caen de prononcer la clôture de la procédure pour extinction de passif. Par un jugement en date du 24 mars 2010, le tribunal de commerce déclara la requête irrecevable aux motifs que celle-ci était fondée sur l’article L. 643-9 du code de commerce alors que la liquidation judiciaire avait été ouverte antérieurement à la loi du 26 juillet 2005. Le 9 juin 2011, la cour d’appel de Caen, infirmant le jugement et statuant de nouveau, déclara la requête du requérant recevable mais débouta ce dernier de sa demande de clôture de liquidation judiciaire. Elle releva, en effet, que le requérant avait initié, très tardivement, une procédure ayant eu pour conséquence d’empêcher la clôture de sa liquidation judiciaire dans un délai raisonnable et qu’une instance était toujours en cours concernant la réalisation de l’actif du requérant. La demande d’aide juridictionnelle du requérant pour former un pourvoi contre cette décision fut rejetée en mai 2012 pour absence de moyen sérieux de cassation. A ce jour, la procédure est toujours pendante.

EN DROIT

9.  Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant dénonce la durée excessive de la procédure de liquidation judiciaire à son encontre. Sous l’angle des articles 6 et 13 de la Convention, il se plaint – en tant que débiteur en liquidation judiciaire – de l’interdiction qui lui est faite d’agir en justice pour engager la responsabilité de l’État en raison de la durée excessive de la procédure.

10.  La Cour constate d’emblée que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

11.  La Cour relève qu’après l’échec des tentatives de règlement amiable, le Gouvernement a, par une lettre du 15 novembre 2013, informé la Cour qu’il envisageait de formuler une déclaration unilatérale afin de résoudre la question soulevée par la requête. Il a, en outre, invité la Cour à rayer celle-ci du rôle en application de l’article 37 de la Convention.

12.  La déclaration était ainsi libellée :

« Je soussignée, Nathalie Ancel, agent du gouvernement français, déclare que le gouvernement français offre de verser à M. Jacques Mathurin la somme globale de 15.300 euros (quinze mille trois cents euros), au titre de la requête enregistrée sous le no 63648/12.

Cette somme ne sera soumise à aucun impôt et sera versée sur le compte bancaire indiqué par le requérant dans les trois mois à compter de la date de l’arrêt de radiation rendu par la Cour sur le fondement de l’article 37 § 1 c) de la Convention. Le paiement vaudra règlement définitif de la cause.

Le Gouvernement reconnaît, qu’en l’espèce, d’une part, la durée de la procédure de liquidation judiciaire dont le requérant, débiteur, a été l’objet a été excessive au regard des exigences du délai raisonnable posées par l’article 6 § 1 de la Convention et, d’autre part, que l’impossibilité pour le requérant d’exercer une action en réparation du dommage causé par la durée de la procédure de liquidation a porté atteinte à ses droits garantis par les articles 6§1 et 13 de la Convention. »

13.  Par une lettre du 2 décembre 2013, la partie requérante a indiqué qu’elle n’était pas satisfaite des termes de la déclaration unilatérale. Elle a rappelé que, malgré la reconnaissance du Gouvernement de la violation des articles 6 § 1 et 13 de la Convention, la procédure de liquidation judiciaire litigieuse n’était toujours pas clôturée. En outre, le requérant considère que la somme de 15 300 euros (EUR) proposée par le Gouvernement ne couvre ni son préjudice moral, ni son préjudice matériel.

14.  La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 37 de la Convention, à tout moment de la procédure, elle peut décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances l’amènent à l’une des conclusions énoncées aux alinéas a), b) ou c) du paragraphe 1 de cet article. L’article 37 § 1 c) lui permet en particulier de rayer une affaire du rôle si :

« pour tout autre motif dont la Cour constate l’existence, il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête ».

15.  La Cour rappelle aussi que, dans certaines circonstances, il peut être indiqué de rayer une requête du rôle en vertu de l’article 37 § 1 c) sur la base d’une déclaration unilatérale du gouvernement défendeur même si le requérant souhaite que l’examen de l’affaire se poursuive.

16.  A cette fin, la Cour doit examiner de près la déclaration à la lumière des principes que consacre sa jurisprudence, en particulier l’arrêt Tahsin Acar (Tahsin Acar c. Turquie (question préliminaire) [GC], no 26307/95, §§ 75-77, CEDH 2003‑VI, WAZA Spółka z o.o. c. Pologne (déc.) no 11602/02, 26 juin 2007, et Sulwińska c. Pologne (déc.) no 28953/03, 18 septembre 2007). Parmi les facteurs à prendre en considération à cet égard figurent notamment « la nature des griefs formulés, le point de savoir si les questions soulevées sont analogues à celles déjà tranchées par la Cour dans des affaires précédentes » ainsi que le point de savoir si le Gouvernement a, dans sa déclaration, reconnu l’existence des violations alléguées et proposé des modalités de redressement appropriées (Tahsin Acar, précité, § 76).

17.  En l’espèce, la Cour prend acte de la déclaration formelle du Gouvernement. Elle note qu’elle s’est déjà prononcée sur la question de la durée raisonnable dans une affaire de liquidation judiciaire ainsi que sur celle de l’existence d’un recours effectif pour un requérant en état de liquidation judiciaire pour faire redresser le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention (Tetu c. France, no 60983/09, §§ 33-45 et §§ 62-71, 22 septembre 2011).

18.  La Cour relève que le Gouvernement français a, dans sa déclaration, reconnu sans équivoque qu’en l’espèce, la durée de la procédure de liquidation judiciaire était excessive au regard des exigences de délai raisonnable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention et que l’impossibilité pour le requérant d’exercer une action en réparation du dommage causé par la durée de la procédure de liquidation judiciaire avait porté atteinte à ses droits garantis par les articles 6 § 1 et 13. Pour y remédier, le Gouvernement a proposé de verser la somme de 15 300 EUR au requérant. La Cour considère, au regard des circonstances de l’espèce et de la jurisprudence en la matière, qu’il s’agit d’une somme d’un montant approprié.

19.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête. Il y a lieu dès lors de rayer la requête du rôle. La somme de 15 300 EUR devra être versée dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention européenne des droits de l’homme. A défaut de règlement dans ledit délai, le Gouvernement devra verser, à compter de l’expiration de celui-ci et jusqu’au règlement effectif de la somme en question, un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne, augmenté de trois points de pourcentage.

20.  Enfin, la Cour souligne que, dans le cas où le Gouvernement ne respecterait pas les termes de sa déclaration unilatérale, la requête pourrait être réinscrite au rôle en vertu de l’article 37 § 2 de la Convention (Josipović c. Serbie (déc.), nº 18369/07, 4 mars 2008).

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1.  Déclare, à la majorité, la requête recevable ;

2. Prend acte, à l’unanimité, des termes de la déclaration du gouvernement défendeur et des modalités permettant d’assurer le respect des engagements qui y sont tenus ;

3. Décide, à l’unanimité, de rayer la requête de son rôle.

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la Juge Power-Forde.

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE POWER-FORDE

(Traduction)

J’ai voté avec la majorité pour la radiation du rôle de cette affaire, compte tenu de la déclaration unilatérale communiquée par l’État défendeur. L’offre de versement de 15 000 EUR à titre de satisfaction équitable reflète largement les montants octroyés par la Cour dans les affaires françaises similaires, notamment dans l’affaire Têtu c. France (no 60983/09, 22 septembre 2011).

Même si j’ai suivi le précédent cité dans l’arrêt, je n’ignore pas qu’il y a aussi une jurisprudence dans laquelle est adoptée une approche différente. Il me faut donc dire un mot, de manière plus générale, sur la question plus large de la cohérence des sommes octroyées dans des affaires semblables. En ce qui concerne la durée de la procédure et les degrés de juridiction, le grief formulé dans l’affaire Rooney c. Irlande (no 32614/10, 31 octobre 2013) était pratiquement identique à ceux soulevés tant dans la présente affaire que dans l’affaire Têtu. Ces affaires concernent toutes les trois des procédures internes qui ont duré plus de vingt ans pour deux degrés de juridiction. Cependant, à la différence des requérants français, le requérant de l’affaire Rooney était un plaideur abusif reconnu comme tel par la Cour suprême irlandaise. Or, dans cette affaire, même si elle a pris acte de ce constat de la Cour suprême irlandaise, la Cour a néanmoins octroyé au requérant des dommages et intérêts extrêmement élevés, d’un montant de 26 000 EUR.

L’équité procédurale commande fondamentalement de traiter les mêmes griefs de la même manière. Lorsque, dans des affaires globalement semblables, les sommes octroyées (ou acceptées) sont différentes, cela pose un problème qu’il faut résoudre. À défaut, la Cour risquerait de se voir accusée de rendre des décisions arbitraires et de pratiquer une justice à deux vitesses. Lorsqu’elle adopte une approche différente en matière de satisfaction équitable dans des affaires largement identiques, elle doit donc préciser dans ses arrêts pourquoi elle applique différents principes et comment, le cas échéant, ces affaires se distinguent les unes des autres.