CA Rouen, ch. civ. et com., 29 juin 2020, n° 15/05838
ROUEN
Arrêt
Autre
PARTIES
Défendeur :
Le Rescator (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Brylinski
Conseillers :
Mme Mantion, M. Chazalette
FAITS ET PROCÉDURE
Par arrêt en date du 25 août 2017, auquel il est expressément renvoyé pour l'exposé des faits de la cause et de la procédure, cette cour a :
- infirmé le jugement du tribunal de commerce de Rouen du 2 novembre 2015,
Et statuant à nouveau :
- constaté l'existence d'actes de concurrence déloyale commis par la société le Rescator entre janvier 2013 et juin 2015 ;
- ordonné avant dire droit sur l'évaluation du préjudice une mesure d'expertise confiée à M. Frank D. ;
- dit qu'il aura pour mission après avoir pris connaissance du dossier et convoqué les parties :
* concernant la vente par la société le Rescator de boissons alcoolisées des licences des 3 et 4, pendant la période du 31 mars 2011 au 28 août 2015, proposer une évaluation chiffrée du montant du bénéfice net correspondant à ces ventes,
* à partir de la comptabilité de l'entreprise de M. D. proposer une évaluation chiffrée du bénéfice net retiré de la vente de boissons alcoolisées des licences 3 et 4 :
- pendant la période du 31 mars 2011 au 28 août 2015
- pendant les deux années ayant précédé la date du 31 mars 2011 proposer, en précisant les éléments retenus pour cette évaluation, une estimation du préjudice le cas échéant subi par M. D. du fait de la vente par la société le Rescator de boissons alcoolisées des licences 3 et 4, pendant la période du 1er janvier 2013 au 28 août 2015
- dit qu'il devra déposer son rapport dans le délai de trois mois à compter de l'avis de versement de la consignation au greffe de cette cour ;
- invité M. D. à consigner au greffe de cette cour avant le 30 octobre 2017 une provision de 3 000 € à valoir sur la rémunération de l'expert ;
- sursis à statuer sur les autres demandes.
La société Le Rescator s'est pourvue en cassation le 30 octobre 2017. Par ordonnance du 8 mars 2018, rendue au visa de l'article 1026 du code de procédure civile, le premier président de la Cour de cassation a constaté son désistement.
M. Franck D. a rendu son rapport le 30 avril 2019.
Aux termes de leurs dernières écritures en date du 25 février 2020, auxquelles il convient de se reporter pour l'exposé détaillé des moyens développés, la SASU D., représentée par M. François D., et Maître Béatrice P., mandataire judiciaire du redressement judiciaire de cette dernière, intervenante volontaire, demandent à la cour, au visa des articles 32, 122 et 381 du code de procédure civile, 1240 et suivants du code civil, 1343-2 du code civil, 7 de l'acte de cession du 31 mars 2011, de :
- débouter la société Le Rescator de sa fin de non-recevoir, et de ses irrecevabilités ;
- débouter la société Le Rescator de ses écritures en ouverture de rapport ;
- les recevoir en leurs conclusions les dires bien fondées, y faire droit ;
- juger que l'instance ne se trouve pas interrompue ;
- juger que l'activité de M. François D. en nom propre a été expressément reprise par la SASU D. ;
- prononcer la jonction des conclusions d'intervention volontaire de Maître Béatrice P. avec les présentes écritures qui portent le n° RG 15/05838 ;
Sur le fond :
- dire que la cour d'appel dans son arrêt a reconnu le principe de la concurrence déloyale ;
- constater que cet arrêt est à ce jour définitif ;
- dire qu'il existe un lien de causalité entre le préjudice subi par la SASU D. et les agissements de la société Le Rescator ;
Sur le préjudice matériel :
- dire que la société Le Rescator ne bénéficiait pas de la licence restauration avant août 2015 mais seulement d'une licence de 2ème catégorie ;
- en conséquence, la condamner au titre du préjudice subi par la SASU D. qui se trouve aux droits de M. D. et Me P., au paiement de la somme de 211 213 € moins un abattement de 15 % soit 179 531 € et 3 980 € au titre des primes ajoutées ;
- subsidiairement, si la cour estimait que la société Le Rescator bénéficie de la licence restauration : entériner les termes du rapport et condamner la société Le Rescator à lui verser la somme de 47 636 € - 15% soit 40 491 € ;
Sur le préjudice moral :
- constater que la société Le Rescator continue à vendre des alcools sans repas, ainsi qu'il a été constaté en 2017 ;
- dire que la mauvaise foi est amplement démontrée ;
- dire que l'auteur d'agissements déloyaux doit être condamné à des dommages et intérêts en réparation du préjudice moral en vertu d'une jurisprudence constante ;
- dire que Le Rescator a dissimulé la moitié des consommations alcool retenues par l'expert, ainsi qu'il résulte des nombreuses attestations et du constat d'huissier communiqué ;
- condamner la société Le Rescator à payer à la SASU D. et à Me P. la somme de 40 000 € à titre de dommages et intérêts de ce chef ;
- condamner la société Le Rescator à payer à la SASU D. et à Me P. la somme de 25 000 € suite à l'incendie intervenu en 2015, et à l'indemnisation réduite par l'assurance Pacifia ;
- constater que l'indemnité calculée en raison de la perte d'exploitation a été diminuée en raison de la baisse du chiffre d'affaires imputable à la société Le Rescator ;
- constater que le montant proposé par pacifia, soit 32.000 €, est diminué de moitié en raison de la perte du chiffre d'affaires ;
- dire in solidum que l'ensemble de ces condamnations porteront intérêts et seront prononcées tant au profit de la SASU D. que de Me P. mandataire judiciaire ;
- ordonner la capitalisation des intérêts sur l'ensemble des condamnations par application de l'article 1343-2 du code civil ;
- faire injonction à la société Le Rescator de cesser tout acte de concurrence déloyale et la condamner à une astreinte de 1 000 € par infraction constatée ;
- condamner la société Le Rescator à payer à la SASU D. et à Me P. la somme de 20 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'au paiement de l'ensemble des honoraires de l'expert dont M. D. a dû faire l'avance;
- condamner la société Le Rescator au paiement des frais et dépens qui seront recouvrés par la SELARL D.L.B., représentée par Me Chantal M. B., par application de l'article 699 du code de procédure civile.
Aux termes de ses dernières écritures en date du 4 février 2020, auxquelles il convient de se reporter pour l'exposé détaillé des moyens développés, la société Le Rescator demande à la cour de :
Prenant acte de l'intervention volontaire de la SAS D. et de Maître P. et de l'abandon de l'ensemble de ses demandes par M. François D. appelant,
Vu le jugement rendu par le tribunal de commerce de Rouen du 10 septembre 2019 prononçant le redressement judiciaire de la SAS D.,
- sommer la SAS D. de justifier qu'elle vient aux droits de M. François D. ;
- à défaut, en application des dispositions des articles 122 et 32 du code de procédure civile, déclarer irrecevable la SAS D. et Maître P. en son intervention volontaire et en ses demandes pour défaut d'intérêt et qualité à agir et en application de l'article 954 du code de procédure civile ;
En tout état :
- constater que la SAS D. ne formule aux termes de son dispositif aucune demande à l'encontre de la société Le Rescator ;
- constater que dans tous les cas, la SAS D. n'a pas subi de préjudice ;
- constater que la SAS D. est présentée comme détentrice de l'action par l'apport mais que des indemnisations sont réclamées au profit de l'apporteur de l'action ;
- constater que la SAS D. ne formule aux termes de son dispositif aucune demande pour M. D. ;
- la débouter de toutes ses demandes ;
A tout le moins :
- constater qu'elle est titulaire de la licence grande restauration depuis le début de son activité ;
- constater qu'elle n'est cependant pas titulaire de la licence IV ;
- constater que seules les ventes d'alcool vendues par Le Rescator hors du cadre d'un repas sont fautives ;
- constater que ces ventes sont évaluées par l'expert à un chiffre d'affaires de 30 258€ sur la période de 32 mois considérées ;
- constater que ces ventes sont trop marginales pour emporter un préjudice ;
- constater que les éléments comptables fournies par M. D. à l'expert n'ont pas été suffisamment probants pour que l'expert les utilise réellement ;
- constater que le rapport d'expertise repose sur de multiples hypothèses plus que sur des chiffres réels ainsi que l'indique à plusieurs reprises l'expert lui-même;
- constater que les chiffre d'affaires de M. D. sont conformes aux chiffres d'affaires réalisés par son prédécesseur ;
- constater que la brasserie Le Rocher de Cancale, voisin direct, n'a pas joint l'action de M. D. ;
- constater qu'aucun lien de causalité entre la vente d'alcool par elle et les difficultés financières de M. D. ne peut être établi ;
- constater qu'en l'absence de démonstration d'un lien de causalité entre sa vente d'alcool et les nombreux préjudices déclarés par M. D., aucune indemnisation ne sera due;
- constater au surplus que les demandes indemnitaires de M. D. sont disproportionnées ;
En conséquence, juger que :
- elle est titulaire de la licence grande restauration depuis l'origine de sa création ;
- les ventes réalisées en fraude de la licence IV s'élèvent à 30 528 € pour la période de 32 mois ;
- M. D. a acquis son fonds de commerce pour un prix très au-dessus du prix du marché ;
- les difficultés financières de M. D. ne trouvent pas leur origine dans la vente d'alcool qu'elle a pu faire ;
- aucun préjudice n'a été invoqué par la brasserie Le Rocher de Cancale, pourtant située côte à côte de M. D. ;
- en conséquence, si le principe de concurrence déloyale ressortant de l'arrêt de la cour d'appel de Rouen du 25 août 2017 n'est pas remis en cause, ces actes sont minimes ;
- l'entreprise qui s'estime victime de concurrence déloyale doit démontrer le préjudice subi en raison de la faute commise ; le préjudice se caractérise par la perte de clientèle, qui engendre elle-même une baisse de chiffre d'affaires ; cette perte de chiffre d'affaires doit être directement liée à la faute commise par le concurrent ;
- en l'espèce, le chiffre d'affaires de M. D. ne baisse pas et est conforme aux chiffres de son prédécesseur ;
- aucun lien de causalité entre les ventes d'alcool et les préjudices allégués par M. D. ne sont établis ;
- débouter la SAS D. et en tout état M. François D. de toutes demandes d'indemnisation ;
- débouter M. François D. et la SAS D. de toutes leurs demandes ;
A titre très subsidiaire,
- dire que le préjudice subi par M. François D. peut être évalué à 1 899 € et en conséquence dire qu'elle ne sera tenue au versement de dommages et intérêts qu'à concurrence de cette somme ;
En tout état
- condamner solidairement M. François D. et la SAS D. à verser une somme de 20 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner M. François D. et la SAS D. aux entiers dépens de première instance et d'appel en ce compris les frais d'expertise qui seront recouvrés pour ceux la concernant par la SELARL G. et S. selon les dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
SUR CE,
Sur l'irrecevabilité de l'action fondée sur les articles 122, 32, et 954 du code procédure civile
En vertu du 6e alinéa de l'article L. 227-1 du code de commerce, lorsque la société par actions simplifiée est constituée par une seule personne, le recours à un commissaire aux apports n'est pas obligatoire si l'associé unique, personne physique, exerçant son activité professionnelle en nom propre avant la constitution de la société apporte des éléments qui figuraient dans le bilan de son dernier exercice.
En l'espèce, M. D. a fait assigner la société Le Rescator devant le tribunal de commerce de Rouen par acte d'huissier du 28 novembre 2014, en paiement de dommages-intérêts pour concurrence déloyale. Alors que cette action était toujours pendante, M. D. a constitué une société par actions simplifiée dénommée D. par acte sous seing privé du 20 décembre 2017, à laquelle il a apporté - ainsi qu'il résulte des statuts et du contrat d'apport du même jour - "l'ensemble des éléments actifs et passifs de son entreprise individuelle de café, bar, brasserie, jeux exploitée à Sotteville-les-Rouen sous l'enseigne Café de la Place".
La société Le Rescator fait valoir que l'apport en nature de M. D. à la société D. ne peut comprendre la présente action en justice puisque M. D. n'a pas fait évaluer son apport en nature par un commissaire aux apports, et alors qu'il n'a pas spécifiquement précisé le transfert de l'action judiciaire à la nouvelle personne morale. La société Le Rescator affirme en outre que l'article L. 141-1 du code de commerce fait obligation de mentionner tous les apports de manière précise.
Ces moyens seront rejetés dès lors que M. D., qui apportait l'ensemble des éléments actifs et passifs de son entreprise individuelle, a nécessairement opéré la transmission d'une action en justice liée à son exercice professionnel, alors même qu'il n'était pas tenu de recourir à un commissaire aux apports puisqu'il apportait expressément l'actif et le passif figurant à son bilan, tels que détaillés dans le contrat d' apport du 20 décembre 2017 rectifié par acte du 27 septembre 2018. En outre, il résulte de l'article L. 141-1 du code de commerce que ses dispositions ne s'appliquent pas lorsque l' apport d'un fonds de commerce est fait, comme en l'espèce, à une société détenue en totalité par le vendeur.
Par ailleurs, en vertu de l'article 954 du code de procédure civile, la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif et n'examine les moyens au soutien de ces prétentions que s'ils sont invoqués dans la discussion.
La société Le Rescator affirme que les conclusions adverses sont rédigées au nom et pour le compte de la société D. 'représentée par M. D.' sans que soit clairement exprimé au profit de qui les demandes de condamnations sont réclamées. Elle ajoute que Maître P. n'a saisi la cour d'aucune prétention.
Dans le dispositif de leurs conclusions, les appelants demandent à la cour de 'dire in solidum que l'ensemble de ces condamnations porteront intérêts et seront prononcées tant au profit de la SASU D. que de Maître P. mandataire judiciaire'. Cependant, dès lors que la société D. a été placée en redressement judiciaire, sans nomination d'un administrateur judiciaire, à la date du 10 septembre 2019, elle continue d'exercer son action en justice par la voie de son représentant légal M. D..
L'intervention volontaire de Me P., mandataire judiciaire au redressement judiciaire, ne peut avoir pour effet de lui transférer la capacité de représenter la société D.. Dans ces conditions, il y aura lieu d'examiner les prétentions des parties appelantes, en vérifiant que les prétentions de Maître P. ne se confondent pas celles de la société D., régulièrement représentée par M. D.. Par suite, il convient de rejeter la demande d'irrecevabilité de la société Le Rescator qui ne peut être utilement fondée sur les dispositions de l'article 954 précité.
Sur le préjudice causé par la vente de boissons alcoolisées par le concurrent
Dans son arrêt du 25 août 2017, cette cour a définitivement constaté l'existence d'actes de concurrence déloyale commis par la société Le Rescator entre janvier 2013 et juin 2015, notamment en décidant que la société Le Rescator ne disposait pas d'une licence restauration pendant cette période. Il n'y aura lieu de répondre à nouveau à l'argumentation de l'intimée de ce chef.
La cour constatait qu'elle ne disposait pas d'éléments suffisants pour évaluer le préjudice de la société D. et donnait mission à l'expert de :
- concernant la vente par la société Le Rescator de boissons alcoolisées des licences des 3 et 4, pendant la période du 31 mars 2011 au 28 août 2015, proposer une évaluation chiffrée du montant du bénéfice net correspondant à ces ventes ;
- à partir de la comptabilité de l'entreprise de M. D. proposer une évaluation chiffrée du bénéfice net retiré de la vente de boissons alcoolisées des licences 3 et 4 :
*pendant la période du 31 mars 2011 au 28 août 2015,
*pendant les deux années ayant précédé la date du 31 mars 2011 ;
- proposer, en précisant les éléments retenus pour cette évaluation, une estimation du préjudice le cas échéant subi par M. D. du fait de la vente par la société Le Rescator de boissons alcoolisées des licences 3 et 4, pendant la période du 1er janvier 2013 au 28 août 2015.
Répondant aux questions de la cour, l'expert D. a conclu son rapport en retenant que :
- le bénéfice net avant impôt de la société Le Rescator, produit par la vente de boissons alcoolisées des licences 3 et 4 entre le 1er avril 2011 et le 28 mai 2015, est de 208 415 €, soit une moyenne de 3 932 € par mois ;
- le bénéfice net avant impôt de M. D., produit par la vente de boissons alcoolisées des licences 3 et 4
.du 31 mars 2011 au 28 août 2015 est de 51 893 €, soit une moyenne de 1 037 € par mois,
.du 1er avril 2009 au 30 mars 2011 est de 24 654 €, soit une moyenne de 1 027 € par mois ;
- le préjudice subi par M. D. du fait de la vente par la société Le Rescator de boissons alcoolisées des licences 3 et 4 du 1er janvier 2013 au 28 août 2015 est estimé à 40 491 €, outre 3 981 € au titre du préjudice de frais d'emprunt et frais bancaires directement rattachés au préjudice principal. Soit un préjudice total de
44 472 €.
Selon la société D., l'expert précise que son analyse évalue le bénéfice net tiré des ventes d'alcool non autorisées par la société Le Rescator, mais donne une vision partielle du préjudice de M. D. dans la mesure où elle ne prend pas en considération les ventes complémentaires (soft, repas) aux ventes d'alcool, ni le préjudice qui résulterait du fait que la société Le Rescator n'aurait pas détenu une licence restauration. La société D. fait valoir que la société Le Rescator n'a pas justifié être titulaire d'une licence restauration, de sorte que l'assiette de son préjudice doit porter sur la totalité des ventes d'alcool du 1er avril 2012 au 28 août 2015, soit une somme de 534 996 € - donnant lieu à un préjudice effectif de 179 531 €.
Cependant, cette analyse de la société D. s'appuie sur une lecture erronée des opérations d'expertises relatées dans le rapport. En effet, pour parvenir à répondre à la question portant sur le préjudice subi par M. D. du fait de la vente de boissons alcoolisées des licences 3 et 4 par la société Le Rescator, l'expert a procédé à 3 analyses utilisant des critères différents, afin de vérifier si elles lui permettaient d'arriver à une évaluation sinon identique, du moins similaire. Dans sa 3ème analyse, M. D. procédait à un chiffrage du préjudice en fonction des ventes d'alcool 'hors licence restaurant', par le bénéfice net de la société Le Rescator tiré de la vente d'alcool non autorisé. Cette opération amenait l'expert à évaluer le préjudice de
M. D. à la somme de 26 487 €. Cependant, l'expert ne retenait pas cette analyse, en précisant que cette méthode ne donnait qu'une 'vision partielle du préjudice de M. D.', notamment parce qu'elle n'intégrait pas le 'préjudice qui résulterait du fait que Le Rescator n'aurait pas été titulaire de la licence de restauration (point sur lequel j'en réfère au juge)'. Il n'y a donc pas lieu d'écarter cet avis de l'expert, comme le fait l'appelante, pour lui préférer une évaluation incorrecte, dont l'assiette serait le montant de la totalité des ventes d'alcool de l'intimée - dans une confusion manifeste entre ventes de produits et bénéfice de la vente de produits. En effet, en retenant que son préjudice est égal aux ventes d'alcool de son concurrent, M. D. oublie de soustraire - comme l'a fait l'expert - les charges qui concourent à la production du bénéfice, et notamment le coût de l'achat d'alcool, les charges externes et les charges de personnel.
S'il n'a pas retenu le résultat de sa 3ème analyse, l'expert a en définitive retenu une évaluation qui procédait de sa 1ère et de sa 2ème analyse - lesquelles donnaient des résultats similaires. La 1ère analyse consistait en un chiffrage du préjudice en fonction de la baisse d'activité de M. D., qui permettait de parvenir à la somme de
47 636 €. Cette analyse était largement corroborée par la 2ème analyse, consistant en un chiffrage du préjudice en fonction de la baisse des achats de marchandises, qui ressortait à la somme de 47 202 €.
En définitive, l'expert indiquait qu'il retenait un préjudice évalué à 47 636 €, avec un abattement de 15 % en 'considérant que la totalité de la baisse du chiffre d'affaire de M. D. n'est pas nécessairement du seul fait de Le Rescator', soit une évaluation finale à 40 491 €.
L'application de cet abattement de 15 % en raison d'un lien de causalité qui n'apparaît pas exclusif avec certitude, définit un préjudice ayant le caractère d'une perte de chance de vendre plus d'alcool. Cette perte de chance est évaluée en confrontant 3 analyses recourant à des méthodes différentes, de sorte qu'il y aura lieu adopter l'évaluation proposée par l'expert D. à la somme de 40 491 €, sans s'arrêter à l'évaluation de M. D., qui repose sur une méthode incorrecte et conduirait en outre à considérer que la société Le Rescator est entièrement responsable de la totalité de sa baisse de chiffre d'affaires.
A cet égard, la société Le Rescator affirme qu'il n'existe pas de lien de causalité entre les difficultés de M. D. et ses ventes d'alcool sans autorisation, en soulignant que la cour avait donné mission à l'expert d'estimer le préjudice subi 'le cas échéant' par l'appelant. Cependant, à l'issue de ses investigations, l'expert D. a été en mesure d'identifier avec certitude un préjudice subi par M. D. que la cour est en mesure de qualifier de perte de chance, sans retenir, en suivant l'avis de l'expert, que la totalité de la baisse du chiffre d'affaire de M. D. est due au seul fait de la société Le Rescator.
La société Le Rescator reproche à l'expert d'avoir pris en compte les monographies professionnelles du CGA Nord des débits de boisson, alors que la société Le Rescator exploite une brasserie, et considère qu'il a donc surévalué le préjudice de la société D. d'au moins 10 %. Ce moyen sera rejeté dès lors que, interpellé sur ce point par voie de dire, M. D. a maintenu que la référence aux monographies pour l'évaluation de la marge brute alcool de l'intimée constituait une base pertinente à l'évaluation de la marge brute d'une activité. Par ailleurs, et surtout, l'utilisation des monographies intervient dans la réponse à la première question de la mission de la cour, consacrée à l'évaluation du montant du bénéfice de la société Le Rescator correspondant aux ventes de boissons alcoolisées des licences des 3 et 4. Elle n'a donc pas d'impact sur l'évaluation du préjudice de la société D., dès lors que sur les 3 analyses effectuées par l'expert, seule la 3e - qui n'a pas été retenue - utilisait ces éléments de calcul.
La société Le Rescator reproche aussi à l'expert d'avoir produit des hypothèses aléatoires ne reflétant pas la réalité tout en constatant que M. D. ne fournissait pas de comptabilité probante. Ce moyen manque en fait et sera rejeté, l'expert n'ayant pas considéré que la comptabilité de M. D. n'était pas probante. Il a simplement fait état de difficulté concernant la documentation disponible pour les exercices comptables 2009 et 2010, qui a pu être surmontée avec l'aide du comptable de M. D.. L'expert D. n'a pas conclu que l'état de la comptabilité de M. D. l'empêchait de remplir sa mission ou l'obligeait à des conclusions fantaisistes. De la même manière, la société Le Rescator reproche vainement à l'expert de ne pas tenir compte de l'activité traiteur de M. D., alors que toutes les activités commerciales de M. D. ont été prises en compte par l'intermédiaire de sa comptabilité, au titre de son chiffre d'affaires.
La société Le Rescator reproche enfin à l'expert, pour apprécier le manque à gagner, de se servir du montant du chiffre d'affaires 2012 de M. D. qui était exceptionnel, alors que sur les autres exercices, il est constant à un niveau beaucoup plus bas. Cette objection avait fait l'objet d'un dire à l'expert qui avait répondu, aux termes d'une analyse que la cour fait sienne, que le chiffre d'affaires retenu était celui de la période 2010-2012, soit 24 mois d'activité, ce qui constituait une période suffisamment longue et pertinente pour démontrer qu'il existait une perte de chiffre d'affaire de M. D..
Il y aura lieu d'ajouter au préjudice de la société D. fixé à 40 491 €, le préjudice issu de la charge d'emprunt et des frais bancaires supportés par M. D.. Après avoir retenu les seuls éléments qu'il qualifiait de conséquences directes du préjudice de M. D., l'expert a évalué ce poste de préjudice à la somme de 3 981 €, après abattement de 15 %. Cette évaluation, qui reflète les difficultés de trésorerie de M. D. pendant la période de concurrence déloyale, s'analyse en une perte de chance d'éviter ces frais et charges, de sorte qu'il y sera fait droit - dans la limite de la somme de 3 980 € réclamée par M. D..
Subsidiairement, la société Le Rescator demande que le préjudice de la société D. soit calculé sur l'assiette constituée par ses ventes d'alcool licence IV non autorisées sur toute la période, soit 30 528 €, conduisant à la détermination d'un préjudice de 1 899 €. Ce moyen, qui manque en fait sera rejeté : en effet, la somme de 30 528 € ne peut pas servir d'assiette car elle correspond à une valeur moyenne des achats d'alcools de la société Le Rescator sur un exercice, et non à la totalité des ventes d'alcool, avant marge brute, du 1er janvier 2013 au 28 août 2015, que l'expert évalue à la somme de 355 159 € (136 957 € + 138 113 € + 80 089 €).
En définitive, la société Le Rescator sera condamnée à payer à la société D. une somme de 44 471 € (40 491 € + 3 980 €) à titre de dommages-intérêts de ce chef.
Sur la demande de réparation du préjudice moral et du préjudice d'assurance
La société D. réclame une somme de 25 000 € à titre de dommages-intérêts en expliquant qu'à la suite d'un incendie en 2015, l'assurance Pacifica qui devait calculer l'indemnité liée à la perte d'exploitation, a diminué cette indemnité en raison de la baisse du chiffre d'affaire ; selon elle, le montant proposé par Pacifica était de 32 000 €, alors que l'évaluation sans concurrence déloyale aurait été du double 60 000 €, soit une perte de 25 000 € au moins. Cette demande ne s'appuie pas sur des éléments probants suffisants. En effet, elle est étayée par un simple courriel, sans date sur papier libre, qui ne peut utilement établir l'intervention d'un assureur et ses conditions d'indemnisation. Cette demande sera donc rejetée - comme elle l'a été par l'expert D. pour la même raison.
Par ailleurs, la société D. ne justifie pas de l'existence d'un préjudice moral, à concurrence de 40 000 €, distinct de l'indemnisation de la perte de chance de conserver son chiffre d'affaires de vente de boissons alcoolisées, notamment en invoquant sans aucun élément probant un compromis de vente pour 150 000 € n'ayant pas abouti en raison de la procédure en cours, l'impossibilité d'exercer son droit de garde sur sa fille qui vit à Toulon, ou la démission de sa compagne comme secrétaire médicale, qui a d'ailleurs eu lieu en 2016, en dehors de la période pour laquelle réparation est demandée. Cette demande sera donc rejetée.
Sur les autres demandes
La cour a déjà rejeté de manière motivée la demande d'injonction de cesser tout acte de concurrence déloyale sous astreinte de 1 000 €, même si ce rejet ne se retrouve pas dans le dispositif de l'arrêt. Il y aura donc lieu de se borner à rappeler que cette demande doit être rejetée car la période de concurrence déloyale dont la société D. a demandé la sanction est limitée à la période de janvier 2013 à juin 2015 - ce qui ne permet pas le prononcé d'une injonction pour une période postérieure ou actuelle.
Ainsi qu'il a été dit dans les développements qui précédent, il y a lieu de constater, que Maître P., en qualité de mandataire judiciaire au redressement judiciaire de la société D., a réclamé la condamnation in solidum de la société Le Rescator à lui payer le montant des condamnations. Cette demande sera rejetée puisque la société D. est représentée par M. D. seul, et que Maître P. ne fait valoir aucun chef de préjudice dont elle aurait seule qualité à réclamer l'indemnisation.
Les condamnations porteront intérêt au taux légal à compter de la date de la présente décision, conformément à l'article 1231-7 du code civil.
La société Le Rescator, qui succombe, sera condamnée au paiement des entiers dépens - y compris les frais d'expertise.
Il n'apparaît pas inéquitable de la condamner à payer une somme de 8 000 € à la société D. sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile. Il apparaît équitable de rejeter la demande sur le même fondement de Maître P..
PAR CES MOTIFS,
La cour,
Statuant publiquement et contradictoirement,
Vu l'arrêt de cette cour du 25 août 2017,
Y ajoutant :
Condamne la société Le Rescator à payer à la société D. une somme de 44 471 € à titre de dommages- intérêts pour concurrence déloyale entre janvier 2013 et juin 2015 ;
Déboute les parties de leurs prétentions plus amples ou contraires ;
Condamne la société Le Rescator à payer à la société D. une somme de 8 000 € sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;
Condamne la société Le Rescator aux entiers dépens, en ce compris les frais d'expertise, dont recouvrement direct conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.