CA Paris, Pôle 4 ch. 8, 6 septembre 2018, n° 18/02624
PARIS
Arrêt
Infirmation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Lebée
Conseillers :
M. Malfre, M. Gouarin
Avocats :
Me Baechlin, Me Pujos, Me Genet, Me Schlesinger
Vu la déclaration d'appel en date du 29 janvier 2018 ;
Vu les conclusions récapitulatives de M. Cem U. en date du 12 juin 2018 tendant à voir la cour déclarer son appel recevable, à voir infirmer le jugement du 26 janvier 2018, et, statuant à nouveau, à titre principal, tendant à voir la cour ordonner la mainlevée de la saisie conservatoire de créances et de droits d'associé et de valeurs mobilières en date du 22 août 2017, la saisie conservatoire de meubles en date du 25 août 2017, à titre subsidiaire, ordonner leur mainlevée partielle en tout état de cause, condamner la société Muflis. T. Imar Bankasi T. A.S. Iflas Idaresi représentée par Tasarruf Mevduati Sigorta Fonu au paiement de la somme de 200 000 euros au titre du préjudice moral, la condamner aux dépens dont la distraction est demandée et au paiement de la somme de 30 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Vu les conclusions récapitulatives de Muflis. T. Imar Bankasi T. A.S. Iflas Idaresi, (le liquidateur de la banque Imar), représenté par Tasarruf Mevduati Sigorta Fonu (TSMF), en date du 8 juin 2018, tendant, à titre principal, à voir la cour déclarer caduc ou irrecevable l'appel interjeté par M. Cem U., à titre subsidiaire, à voir déclarer irrecevable la demande nouvelle formée en cause d'appel au titre d'un éventuel cantonnement de la saisie, à titre plus subsidiaire, à voir confirmer le jugement rendu le 26 janvier 2018, en tout état de cause, tendant à voir débouter M. Cem U. de ses demandes, à le voir condamner aux entiers dépens et au paiement de la somme de 30 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile';
Il est fait renvoi exprès aux écritures des parties pour plus ample exposé du litige.
SUR CE :
La faillite de la banque Imar, dont le capital était détenu par différents membres de la famille U., a été prononcée par jugement du tribunal de première instance d'Istamboul (Turquie), en date du 08 juin 2005.
Par jugement du même tribunal, en date du 19 juin 2013, M. U. a été condamné au paiement à la banque Imar de la somme totale de 4 022 791,96 dollars, 1 667 948,70 euros, 7 007,84 livres sterling, 14 000,00 francs suisses, soit un total d'environ 5 234 239 euros, à parfaire d'intérêts.
Par jugement du même tribunal (8ème chambre criminelle) du 29 mars 2013, M. Cem U. avait notamment été condamné à une peine de 18 ans d'emprisonnement pour détournement de fonds aggravé au préjudice de la banque Imar, à une peine d'emprisonnement et à une amende, ainsi qu'au paiement de la somme principale de 1 468 240 378,21 lires turques, soit 375 826 241,64 euros, à titre de dommages intérêts civils en réparation du préjudice subi par la banque Imar
Le recouvrement de ces créances a été confié, en vertu d'un mandat consenti suivant décision n°2837
du 3 août 2015, au TMSF, fonds turc d'assurance des dépôts d'épargne, créé par décret du 23 juillet 1983, chargé d'assurer la sécurité des dépôts bancaires et d'administrer les institutions financières en faillite.
Le liquidateur de la banque Imar, agissant par le TMSF, a fait procéder à diverses mesures conservatoires à l'encontre de M. U. et, par acte du 22 août 2017, a fait assigner celui-ci en exequatur des deux jugements turcs rendus à son encontre.
Par acte d'huissier du 14 septembre 2017, M. U. a fait assigner le liquidateur devant le juge de l'exécution du tribunal de grande instance de Paris afin de voir ordonner la mainlevée de la saisie conservatoire de créances et de droits d'associés pratiquée le 22 août 2017 entre les mains de la Banque postale, fructueuse à hauteur de 227 000 euros, celle de la saisie conservatoire de meubles corporels et du contenu de son coffre-fort pratiquée le 25 août 2017 à son domicile, condamner le défendeur à lui payer la somme de 200 000 euros de dommages intérêts au titre de la réparation du préjudice moral et celle de 30 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure.
Par jugement du 26 janvier 2018, le juge de l'exécution du tribunal de grande instance de Paris a débouté M. U. de ses demandes. C'est la décision attaquée.
- Sur la recevabilité de l'appel':
L'intimé soutient que M. U. n'avait pas dans le dispositif de ses premières écritures du 13 mars 2018, qui seul saisit la cour, sollicité l'infirmation ou l'annulation du jugement querellé, qu'en l'absence de prétentions d'infirmation énoncées au dispositif et de l'énoncé des chefs de jugement critiqués, l'appel est irrecevable. Il ajoute que les écritures du 30 avril 2018, qui sollicitent dans leur dispositif l'infirmation ou l'annulation du jugement, postérieures au délai d'un mois prévu à l'article 905-2 du code de procédure civile, que cette demande nouvelle est irrecevable, que l'appel est caduc, à tout le moins irrecevable.
L'appelant a signifié ses écritures dans le délai d'un mois prévu à l'article 905-2 du code de procédure civile de sorte que son appel n'est pas caduc.
Il résulte, ainsi que l'invoque l'intimé, de l'article 954 du code de procédure civile que la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif.
En l'espèce, si le dispositif des précédentes écritures de l'appelant, signifiées le 13 mars 2018, ne demandait pas expressément l'infirmation du jugement attaqué, les demandes qui y étaient énoncées, tendant à voir annuler les saisies, ordonner leur mainlevée ou leur cantonnement, s'analysent nécessairement comme des critiques du jugement ayant rejeté les demandes de l'appelant tendant aux mêmes fins.
L'appelant a ainsi satisfait aux exigences du texte susvisé, ce dont il s'évince que la cour est tenue de statuer sur ces chefs de demande.
En outre, la déclaration d'appel mentionnait expressément que celui-ci tendait à la réformation ou à l'annulation du jugement attaqué et précisait, conformément aux dispositions de l'article 562 du code de procédure civile, les chefs du jugement critiqués et le dispositif des dernières écritures tend expressément à l'infirmation du jugement attaqué. L'appel est donc recevable.
- Sur le moyen tiré de la protection absolue due à M. U. vis-à- vis des autorités turques :
M. U. expose que par décision du 23 mai 2013, revêtue de l'autorité absolue de la chose jugée, la Cour nationale du droit d'asile lui accordé le bénéfice de la protection subsidiaire, que l'arrêt relève que les autorités turques ont porté atteinte à son droit à un procès équitable, qu'il a fait l'objet de
menaces physiques, que c'est en raison de ces persécutions qu'il a été admis au bénéfice de la protection subsidiaire, que cette protection doit entraîner le gel immédiat de toute voie d'exécution engagée à son encontre par l' État turc, contrairement à ce qu'a retenu le premier juge.
Cependant, de première part, l'autorité de la chose jugée est attachée au seul dispositif de l'arrêt du 23 mai 2013 dont il résulte que le statut de réfugié politique a été refusé à M. U., de seconde part, l'admission au bénéfice de la protection subsidiaire telle que prévue par l'article L. 712-1 du CESEDA, accordée au seul motif que la réponse pénale des autorités judiciaires turques dépassait le seuil de proportionnalité admis pour le type d'infractions reprochées, ne confère pas à son bénéficiaire une immunité d'exécution au sens de l'article L. 111-1, troisième alinéa, du code des procédures civiles d'exécution.
- Sur le moyen tiré de l'absence de traduction du jugement rendu par le tribunal de première instance d'Istamboul en date du 29 mars 2013':
L'appelant soutient que l'infirmation du jugement attaqué s'impose dès lors que le second jugement en exécution duquel l'huissier de justice a instrumenté n'était pas traduit en langue française, peu important, contrairement à ce qu'a retenu le premier juge qu'il ait été analysé par la décision de la Cour nationale du droit d'asile.
Cependant, le moyen de nullité invoqué implique, pour qu'il y soit fait droit, l'existence d'un grief.
En l'espèce, M. U., de nationalité turque, lequel ne conteste pas que le jugement, rédigé en langue turque, lui a été présenté par l'huissier instrumentaire et ne soutient pas que celui-ci ait commis une erreur dans l'acte de dénonciation, n'établit aucun grief résultant de l'absence de traduction de cette décision, dont il connaissait par ailleurs la teneur, puisqu'il a discuté de celle-ci dans le cadre de la procédure introduite devant la Cour nationale du droit d'asile.
En l'absence de grief, il ne sera pas fait droit à ce moyen de nullité des saisies.
- Sur le moyen tiré du risque de refus d'exequatur des jugements étrangers :
L'appelant soutient que les chances de rejet de l'exequatur des deux jugements turcs en vertu desquels l'agence gouvernementale turque TMSF se revendique créancière de M. Cem U. sont importantes dès lors que les règles relatives au procès équitable ont été violées par la juridiction turque.
Cependant, comme l'ont relevé tant le premier juge que l'intimé, un jugement qui n'a pas reçu exequatur constitue, comme le prévoit l'article L. 511-2 du code des procédures civiles d'exécution, une décision de justice qui permet de pratiquer une mesure conservatoire. Il n'entre pas dans les pouvoirs du juge de l'exécution, sauf absence manifeste d'apparence d'un principe de créance, non invoquée en l'espèce, de statuer sur la validité des jugements dont la régularité ne peut être examinée que dans le cadre des instances en exequatur introduites par l'intimé.
- Sur les saisies conservatoires mobilières :
Pour refuser d'ordonner la main levée de ces saisies pratiquées au domicile de M. U., le premier juge a relevé, notamment, que « la conduite des opérations de saisie ne met en cause que la responsabilité de l'huissier ou du créancier, et est sans incidence sur la validité de la mesure, seule discutée par M. U. et qui ne suppose que la réunion des deux critères de l'article L. 511-1 du code des procédures civiles d'exécution.»
M. U. soutient qu'en premier lieu, est irrégulière la saisie conservatoire pratiquée au domicile d'un débiteur, en son absence, tout comme l'ouverture forcée des coffres forts s'y trouvant, à la suite de l'ouverture forcée de la porte d'entrée par un huissier non muni d'un titre exécutoire ou d'une autorisation spéciale préalable du juge de l'exécution.
Contrairement à ce qui est soutenu par l'intimé, qui s'approprie également les motifs du premier juge, si l'autorisation du juge n'est pas requise pour qu'un créancier, détenteur d'une décision de justice non exécutoire fasse procéder à une saisie conservatoire, il résulte a contrario de l'article L. 142-3 du code des procédures civiles d'exécution que l'huissier de justice non porteur d'un titre exécutoire ou de l'autorisation d'un juge ne peut procéder à l'ouverture forcée des portes d'un lieu servant à l'habitation ou d'un coffre-fort
Il convient donc, l'huissier de justice ayant fait procéder à l'ouverture forcée des portes du domicile de M. U. et à celle d'un coffre-fort s'y trouvant sans être porteur d'un titre exécutoire ou de l'autorisation d'un juge, d'annuler la saisie conservatoire du 25 août 2017 et la saisie conservatoire du contenu du coffre-fort, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens invoqués à son encontre par M. U..
- Sur les dommages intérêts :
M. U., au-delà d'une affirmation de principe relative à la protection dont il doit bénéficier envers les persécutions de l'État turc, n'établit pas l'existence de son préjudice moral. Il ne sera pas fait droit à sa demande de dommages intérêts.
- Sur les dépens et les frais irrépétibles :
Les parties succombant partiellement en leurs prétentions devront supporter les dépens qu'elles ont exposés en première instance et en appel.
L'équité ne commande pas de faire application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
Déclare recevable l'appel ;
Infirme le jugement en ce qu'il a rejeté la contestation de M. U. portant sur la saisie conservatoire de meubles du 25 août 2017 et en ce qu'il a condamné M. U. aux dépens ;
Statuant à nouveau de ces chefs,
Annule la saisie conservatoire de meubles du 25 août 2017 ;
Dit que chaque partie supportera les dépens qu'elle a exposés en première instance et en appel ;
Rejette toute autre demande.