CA Paris, 16e ch. a, 26 mai 1999, n° 1998/09294
PARIS
Arrêt
La société Thomson-CSF a pris à bail, par acte sous seing privé du 17 décembre 1992 de la société Immobilière Haussmann Saint-Honoré, aux droits de laquelle se trouve aujourd'hui la société Immobilière du 173-175, boulevard Haussmann à Paris (8e), la totalité d'un immeuble sis à ladite adresse.
Le bail, d'une durée de neuf années à compter du 1er janvier 1994, a été consenti à usage commercial et de bureaux.
L'immeuble loué comprend quatre niveaux de sous-sol, comportant 205 emplacements de parking et aires de livraison, rez-de-chaussée et entresol à usage de bureaux et commerces et huit étages à usage de bureau, le huitième comportant terrasse et locaux, soit une surface utile d'environ 10 595 m2 de commerces et bureaux.
Le loyer est de 40 millions de F, mais avec une franchise de neuf mois.
Il est net de charges à l'exception de l'article 606, la taxe sur les bureaux est à la charge du locataire et l'impôt à la charge du bailleur.
Plus de trois années s'étant écoulées depuis la date d'effet du loyer défini par les parties, la société Thomson-CSF a notifié une demande de révision le 7 avril 1997, conformément aux articles 26 et 27 du décret du 30 septembre 1953.
Par actes des 15 et 17 juillet 1997, ladite société Thomson a saisi le juge des baux commerciaux du tribunal de grande instance de Paris pour obtenir fixation de son loyer à compter de la demande de révision à sa valeur locative conformément aux dispositions de l'article 23 du décret du 30 septembre 1953, soit à la somme de 27 millions de F sur le fondement d'une expertise amiable de M. Vigié.
La société Immobilière du 173-175, boulevard Haussmann, dans son mémoire du 8 décembre 1997, a répondu que la demande de révision à la valeur locative du loyer à la baisse formée par la locataire était irrecevable en application de l'article 27 du décret du 30 septembre 1953, en l'absence de démonstration d'une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité ayant entraîné par elle-même une variation de plus de 10 % de la valeur locative.
Elle a ajouté :
- que le bail a été conclu pour neuf ans et que la sécurité des rapports juridiques exige qu'on ne puisse remettre en cause tous les trois ans l'un de ses éléments essentiels : le prix ;
- que les conventions doivent s'exécuter de bonne foi au terme de l'article 1134 du Code civil, que la locataire a signé en pleine connaissance de cause le bail, en sachant qu'il était fixé compte tenu d'une franchise de loyer de neuf mois et de la réalisation par le bailleur de 35 millions de F de travaux, ce qui constituait une condition essentielle et déterminante du contrat, et qu'elle ne peut remettre en cause un loyer qu'elle a accepté dans ces conditions.
En définitive, elle a conclu :
- à l'irrecevabilité et au mal-fondé des demandes de la société Thomson,
- à la condamnation de celle-ci à lui payer la somme de 500 000 F à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive,
- à l'allocation à son profit d'une somme de 30 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile.
C'est dans ces conditions qu'est intervenu le jugement déféré qui a rejeté la demande de révision à la baisse formée par la société Thomson au motif que celle-ci ne pouvait, en l'absence de justification d'une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité ayant entraîné par elle-même une variation de plus de 10 % de la valeur locative, obtenir la fixation du loyer révisé à la valeur locative.
La société Thomson CSF, venant aux droits de la société Thomson SA, appelante, demande à la cour de :
- donner acte à la société Thomson CSF SA de son intervention,
- la déclarer bien fondée en son appel,
- recevoir la société Thomson CSF en son appel, l'y déclarer bien fondée,
- réformer en toutes ses dispositions la décision entreprise,
- dire que le loyer doit être fixé dans la double limite du plafonnement édicté par l'article 27 et de la valeur locative définie à l'article 23,
- dire que le prix du bail révisé en application de l'article 27 du décret du 30 septembre 1953 ne peut, en aucun cas excéder la valeur locative,
- en conséquence, dire que le loyer au 7 avril 1997 doit être fixé au montant de ladite valeur locative,
- compte tenu de la divergence des parties sur ce point, désigner tel expert qu'il plaira à la cour avec pour mission de rechercher la valeur locative des locaux loués par la société Immobilière Haussmann à la société Thomson CSF, 173-175, boulevard Haussmann à Paris (8e), selon les bases définies aux articles 23 et suivants du décret du 30 septembre 1953,
- condamner l'intimée aux entiers dépens dont distraction au profit de Me Huyghe, avoué.
La société Immobilière du 173-175, boulevard Haussmann, intimée, prie la cour de :
- déclarer la société Thomson mal fondée en son appel et la débouter de tous ses chefs de demandes,
- confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions.
Y ajoutant,
- condamner la société Thomson à payer à la société Immobilière du 173-175, boulevard Haussmann la somme de 30 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile,
- la condamner en tous les dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés par Me Baufume, avoué, conformément à l'article 699 du Nouveau Code de procédure civile.
Ceci étant exposé, la cour
Considérant que, selon l'appelante, lors d'une révision triennale, en l'absence de modification des facteurs locaux de commercialité, les indices étant à la baisse, le loyer ne peut excéder ni la valeur locative à raison de l'article 23 du décret du 30 septembre 1953 ni le plafond légal à raison de l'article 27 de ce texte ; que le loyer peut donc être fixé à la baisse sans limitation autre que la valeur locative elle-même, sans avoir à apporter la preuve d'une modification des facteurs locaux de commercialité ; que celle-ci n'étant exigée que lorsque le bailleur veut obtenir un loyer à la valeur locative qu'il juge supérieure à celle du loyer augmenté dans la même proportion que les indices ;
Mais considérant que l'article 27 du décret du 30 septembre 1953 est un texte d'ordre public contrairement à l'article 23, ce qui rend cohérentes les dispositions dudit décret relatives à la révision, le législateur n'ayant pas voulu que le principe de l'encadrement de la révision prévu par l'article 27 soit annihilé par celui de l'article 23 ;
Que ceci étant, la révision à la hausse ou à la baisse du loyer trois ans au moins après la date d'entrée en jouissance ou le point de départ du bail renouvelé ne peut, en vertu dudit article 27, être supérieure à la variation du coût de la construction intervenue depuis la dernière fixation annuelle ou judiciaire du loyer, sauf preuve d'une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité ayant entraîné par elle-même une variation de plus de 10 % de la valeur locative ;
Qu'en effet l'alinéa 3 de ce texte a entendu limiter les variations du loyer révisé dans un système sinusoïdal d'amplitude précise par rapport au loyer de référence :
- « La majoration ou la diminution du loyer consécutive à une révision triennale ne peut excéder la variation de l'indice trimestriel depuis la dernière fixation annuelle ou judiciaire du loyer »,
- L'expression « ne peut excéder » signifiant « ne peut être supérieure à » se rapporte aussi bien au mot « majoration » qu'au terme « diminution » ;
Qu'au surplus, à supposer que l'ordre public qui s'attache à l'article 27 du décret du 30 septembre 1953 en vertu de l'article 35 du même décret puisse être qualifié de protection, sa finalité est de toute façon double : d'une part, elle garantit au locataire un loyer révisable dans des conditions acceptables et, d'autre part, elle assure le bailleur d'une remise en cause du loyer de référence contenu elle aussi dans des limites admissibles pour lui ; qu'il s'ensuit que le locataire ne peut renoncer à se prévaloir du mécanisme prévu par l'alinéa 3 de l'article 27 qui fait un tout ;
Que si l'une des parties estime que le mécanisme de révision du loyer de référence prévu par ce texte ne lui permet pas de voir fixer le loyer révisé à ce qu'il estime être le juste prix, il lui appartient d'apporter la preuve d'une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité ayant entraîné par elle-même une variation de plus de 10 % de la valeur locative, étant observé que les termes de comparaison pour apprécier l'évolution de la valeur locative sont : la valeur locative à la date de prise d'effet du bail ou de la dernière révision annuelle ou judiciaire (qui peut donc être différente du loyer contractuellement fixé) et la valeur locative, et étant ajouté qu'il est curieux qu'aucune étude doctrinale approfondie ne semble avoir été consacrée à la notion de « modification matérielle des facteurs locaux de commercialité » au sens de l'article 27 dont il s'agit ;
Que si cette preuve est apportée, le loyer sera alors fixé par le juge à la valeur locative sans aucune corrélation quelconque avec le loyer de référence ;
Considérant que, en l'espèce, la société locataire n'offrant pas de faire cette démonstration, le jugement déféré sera donc confirmé sur ce point ;
Considérant que la société Immobilière du 173-175, boulevard Haussmann ne demandant pas à voir fixer le loyer litigieux en fonction de l'indice du coût de la construction, il n'y a pas lieu d'ordonner une expertise pour rechercher si la valeur locative à la date de la prise d'effet de la révision est située entre le loyer de référence et le loyer subséquent à l'application dudit indice ;
Considérant qu'il ne paraît pas inéquitable de laisser la société Immobilière du 173-175, boulevard Haussmann supporter la charge des frais irrépétibles qu'elle a exposés au cours de la présente procédure ;
Qu'elle sera donc déboutée de sa demande fondée sur l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile ;
Par ces motifs
Donne acte à la société Thomson-CSF de son intervention au lieu et place de la société Thomson SA ;
Confirme le jugement déféré en ce qu'il a constaté que la demande de révision formée par la société Thomson-CSF ne répond pas aux exigences de l'alinéa 3 de l'article 27 du décret du 30 septembre 1953, et, partant, a rejeté cette demande en ce qu'elle tend à voir fixer le loyer révisé à la valeur locative inférieure au loyer de référence et au loyer subséquent à l'application des indices ;
Dit n'y avoir lieu à désignation d'un expert pour rechercher la valeur locative ;
Y ajoutant,
Déboute la société Immobilière du 173-175, boulevard Haussmann de sa demande fondée sur l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile ;
Condamne la société Thomson-CSF aux dépens d'appel - le jugement déféré étant confirmé en ce qu'il l'a condamnée au paiement de ceux de première instance - ; autorise Me Baufume, avoué, à les recouvrer conformément à l'article 699 du Nouveau Code de procédure civile.