Livv
Décisions

CA Toulouse, 3e ch., 7 juillet 2020, n° 19/03235

TOULOUSE

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

CE (SAS)

CA Toulouse n° 19/03235

7 juillet 2020

FAITS et PROCEDURE

Par arrêt en date du 7 mars 2019, la cour d'appel de Toulouse a ordonné une expertise de gestion de l'article L. 225-231 du code de commerce confiée à M. C. avec pour mission de :

- Se rendre au siège de la SAS CE ;

- Recueillir et consigner les explications des parties, prendre connaissance des documents de la cause, se faire remettre par les parties ou par des tiers tous autres documents utiles, entendre tous sachants, recueillir tous renseignements utiles, faire appel à tout autre technicien d'une spécialité autre que la sienne ou se faire assister pour l'accomplissement de sa mission par toute personne de son choix, communiquer aux parties et au juge chargé du suivi de l'expertise une note de synthèse après chaque réunion d'expertise ;

- Etablir un rapport sur les opérations de gestion réalisées par Monsieur Philippe F. es qualités de Président de la société CE portant sur :

*la nature et l'origine exacte des produits figurant dans les comptes de la société CE pour un montant de 26'852 €, et la formule de calcul appliquée à leur détermination ;

*les conditions de détermination du chiffre d'affaires de la société CE, notamment le mode de facturation des prestations réalisées au profit des autres sociétés dans lesquelles M. F. et le Groupe FRV ont des intérêts';

- Donner tous éléments permettant de déterminer si ces opérations de gestion susvisées sont conformes à l'intérêt social de la société CE ;

- Donner tout élément de nature à établir le montant éventuel des préjudices de la société CE et de ses actionnaires ;

- Etablir un pré-rapport, et le cas échéant, compléter ses investigations ;

- S'expliquer techniquement dans le cadre des chefs de mission ci-dessus énoncés sur les dires et observations des parties qu'il aura recueillies.

Par requête du 4 juillet 2019 reçue au greffe de la cour le 9 juillet suivant, Me D. pour M. F. et la SA CE ont saisi le juge du contrôle de l'expertise d'une demande en récusation de l'expert sur le fondement des articles 234 et suivants et 341 du code de procédure civile pour manquements au principe du contradictoire, à ses devoirs de conscience, d'objectivité et d'impartialité pour avoir tenté de mener ses investigations chez un tiers en la présence d'une seule partie au litige, M. W., et donc en leur absence. Il sollicite son remplacement par M. G..

Il soutient en effet que':

- par mail du 18 juin 2019, l'expert a avisé les parties d'une intervention au sein des locaux de la SA CE le 27 juin à 14h'; et dans un courrier complémentaire du 23 juin il précisait qu'il s'agissait pour lui de procéder à la «'vérification des éléments détenus sur place'»'; il sollicitait pour ce faire, l'accès aux informations papier et informatique relatives au litige et l'aide du comptable de la société M. J.,

- tant M. F. que M. W. ont par courriers du 21 juin fait part de leur présence le jour convenu du 27 juin 2019,

- mais par courrier du 24 juin M. F. avisait l'expert de l'indisponibilité de M. J. le 27 juin,

- dans un premier temps, l'expert a accepté le report de cette réunion de sorte que M. F. s'est considéré libéré mais une heure après avoir donné son accord sur le report, l'expert revenait sur sa décision et par courrier du 25 juin maintenait la date du 27 juin en validant la proposition de M. W. de procéder en présence de deux témoins pour pallier l'absence de M J. et M. F.,

- par courrier du 25 juin ce dernier s'opposait à cette pratique en raison des risques de divulgation d'informations soumises au secret des affaires en rappelant que les locaux de la SA CE sont situés au sein de la FRV et les données comptables et commerciales ne pouvaient être accessibles que par eux,

- par courrier de son conseil en date du jour même le 27 juin, M. F. faisait valoir un empêchement médical à sa présence sur les lieux,

- pourtant, l'expert a maintenu sa position, s'est rendu sur les lieux le 27 juin à 14 heures et a tenté de mener ses investigations au sein de la société FRV,

- ce faisant il a donc manqué au principe du contradictoire, outrepassé sa mission en étendant ses investigations au groupe FRV, manqué à son devoir d'impartialité en apportant son concours à la démarche de l'autre partie.

Par courrier du 16 juillet 2019, reçu le 29 juillet 2019, l'expert a répondu à la requête en remplacement'; il ne conteste pas la chronologie des faits telle que rapportée par M. F. et notamment avoir maintenu la date du 27 juin 2019 pour le second accédit au sein de la société FRV en présence du comptable M. J., alors que quelques minutes auparavant il avait accepté le report.

Mais, il précise n'avoir réalisé aucune opération d'expertise puisque personne ne pouvait répondre à ses demandes.

En revanche, l'incident lui donne l'opportunité de solliciter l'extension de sa mission au groupe FRV afin de pouvoir répondre utilement à la question visée à sa mission soit':

«- Etablir un rapport sur les opérations de gestion réalisées par Monsieur Philippe F. es qualités de Président de la société CE portant sur les conditions de détermination du chiffre d'affaires de la société CE, notamment le mode de facturation des prestations réalisées au profit des autres sociétés dans lesquelles M. F. et le Groupe FRV ont des intérêts'»;

En effet, au cours des premiers travaux d'expertise, il apparaîtrait que des commissions de FRV n'ont pas été reversées à la SA CE de sorte que des investigations dans la comptabilité et des autres sociétés du groupe apparaissent nécessaires.

Le ministère public a requis le 12 juillet 2019 au rejet de la demande en récusation de l'expert considérant que le manquement au devoir d'impartialité n'est pas établi.

Par soit transmis et courriers en LRAR du 19 septembre 2019 les parties et leur avocat ont été destinataires des observations de l'expert et du ministère public.

Par conclusions du 23 juillet M. W. s'oppose à la récusation de l'expert et conteste tout manquement au principe du contradictoire ou au devoir d'impartialité et approuve l'extension de la mission de l'expert dès lors que «'le chiffre d'affaire de la société CE s'inscrit purement et simplement dans le fonctionnement du groupe'» FRV.

Par conclusions du 30 septembre 2019 M. F. et la SA CE maintiennent leur demande en récusation de l'expert et sollicitent son remplacement par M. G.'; ils s'opposent à la demande d'extension de la mission de l'expert portant sur les pièces comptables, commerciales et financières des sociétés du groupe FVR sur les années 2015, 2016, 2017 et 2018.

Ils soutiennent qu'en maintenant la réunion du 27 juin hors la présence de M. F. et du comptable et en tentant de mener ses investigations sur site en forçant un salarié de FRV sur place, l'expert a négligé le principe du contradictoire'; et ce faisant, il a apporté son concours à la partie adverse dans sa recherche de la captation illicite de données comptables et commerciales.

En effet, la mission de l'expert commis dans le cadre d'une expertise de gestion ordonnée sur le fondement de l'article L. 225-231 du code de commerce est limitée aux seules opérations de gestion clairement identifiées de la société dont le demandeur est actionnaire.

La cour a très précisément délimité le périmètre de la mission de l'expert dans ce cadre légal'; il ne peut y être dérogé'; or, la demande de l'expert est particulièrement large et ne permet pas la nécessaire identification d'une ou plusieurs opérations de gestion'; et d'ailleurs, il ne justifie pas de sa demande d'extension qui aboutirait à accorder un droit de regard illimité sur les activités du groupe FRV ce qui par ailleurs, excède les demande de M. W. lui-même.

Les parties et l'expert ont été convoqués par le greffe de la cour d'appel suivant courriers du 19 novembre 2019 à une audience présidée par le juge du contrôle de l'expertise tenue le 17 décembre 2019.

L'affaire a été renvoyée à plusieurs reprises en raison du mouvement de protestation des avocats jusqu'à l'audience du 16 mars 2020 qui a été supprimée en raison des contraintes sanitaires imposées par la loi du 23 mars 2020 à effet au 12 mars 2020 promulguant l'état d'urgence sanitaire et le décret 2020-293 du 24 mars 2020.

Suivant avis du greffe en date du 18 juin 2020, les parties ont été convoquées à l'audience du 30 juin 2020 en présence de l'expert afin qu'il soit statué sur l'incident d'expertise et la demande d'extension de la mission de l'expert.

Me D. pour M. F. a maintenu sa demande de révocation de l'expert et s'est opposé à l'extension de la mission considérant qu'elle excède l'objet d'une expertise de gestion. Il soutient en effet que M. W. a tenté de manipuler l'expert pour obtenir des renseignements confidentiels et qu'il existe une véritable collusion entre eux dès lors que l'expert a accepté de se rendre sur les lieux en parfaite connaissance de l'indisponibilité de M. F..

Me C. pour M. W. s'oppose à la demande de récusation considérant qu'il n'est pas rapporté la preuve de faits concrets de collusion et que dès lors que l'expert n'a pas investigué hors la présence de M. F., le principe du contradictoire n'a pas été bafoué. Elle soutient l'utilité de l'extension de mission pour pouvoir donner du sens à la mission initiale confiée à l'expert.

Quant à l'expert, il explique qu'il a convoqué les parties à la réunion du 18 juin 2019 après avoir contacté les parties pour connaître leurs disponibilités. Il a maintenu le rendez-vous parce qu'il s'était rendu compte qu'il n'avait pas besoin de la présence du comptable M. J., dès lors que M. F. assistait aux opérations. Il s'est rendu sur les lieux avec M. W. au jour convenu puisque la réunion était maintenue considérant que M. F. pouvait se rétracter mais en l'absence tant du comptable que de M. F. il n'a pas investigué sur les lieux. Il conteste toute agressivité à l'encontre des salariés présents. Il soutient que pour réaliser à bien sa mission quant à «' la détermination du chiffre d'affaire de la société CE notamment le mode de facturation des prestations réalisées au profit des autres sociétés dans lesquelles M. F. et le Groupe FRV ont des intérêts'» il a besoin de vérifier dans la comptabilité du groupe FRV et dans les autres sociétés du groupe FRV la réalité de toutes les commissions que FRV a reversé à la SA CE concernant les années 2015 à 2018. En effet, ses premières investigations lui ont permis de constater que des commissions avaient été omises. Il précise que la SA CE est domiciliée dans les locaux de la société FRV, qu'elle n'a donc pas de locaux mais également pas d'ordinateur ni de personnel, qu'elle reçoit des commissions de la part d'une autre société qui sont déterminées par cette dernière sans qu'à ce stade des opérations d'expertise, il puisse être déterminé à quoi elles correspondent.

MOTIVATION

L'article 234 prévoit que l'expert peut être récusé pour les mêmes causes que les juges et ces causes sont visées à l'article 341 du code de procédure civile.

L'article 235 alinéa 2 du code de procédure civile dispose que le juge peut, à la demande des parties ou d'office, remplacer le technicien qui manquerait à ses devoirs, après avoir provoqué ses explications.

En application de l'article 6 de la loi du 29 juin 1971 l'expert se doit aux termes de son serment, d'apporter son concours à la Justice, accomplir sa mission, faire son rapport, et donner son avis en son honneur et sa conscience'; il doit exécuter la mission sous le contrôle du juge qui l'a désigné.

Et aux termes des articles 233, 237 et 238 du même code, le technicien commis doit accomplir sa mission avec conscience, objectivité et impartialité'; il doit exécuter sa mission personnellement, donner son avis sur les points pour l'examen desquels il a été commis'; il ne peut répondre à d'autres questions, sauf accord écrit des parties et il ne doit jamais porter d'appréciations d'ordre juridique.

En l'espèce sur la récusation

Il ressort des débats que l'expert a convoqué les parties le 18 juin pour une réunion du 27 juin 2019 après les avoir contactées pour s'assurer de leur disponibilité'; et le 21 juin elles ont accepté cette date.

Il a maintenu la réunion du 27 juin 2019 bien que prévenu de l'absence d'une des parties. Il s'est donc rendu sur les lieux en présence d'une seule d'entre elles mais il n'a pas réalisé d'opérations en l'absence de personnel susceptible de lui fournir les documents comptables utiles à sa mission; ce fait est constant et non contesté.

Ainsi, il ne peut être invoqué de manquement au principe du contradictoire ou une tentative de captation de données confidentielles appartenant à une société tierce, dès lors que de sa propre volonté l'expert a mis un terme à ses opérations menées au sein du siège de la SA CE.

Dès lors il n'est justifié d'aucun manquement au principe du contradictoire.

Il convient à cet égard de rappeler d'une part, que l'expert, investi de ses pouvoirs par le juge, est maître du calendrier des opérations d'expertise et que d'autre part, les parties qui sont tenues aux termes de l'article 160 du code de procédure civile d'apporter leur concours aux mesures d'instruction, se doivent de se rendre disponibles et d'éviter autant que faire se peut le report des opérations d'expertise susceptible de nuire à leur bon déroulement et de constituer des actes d'obstruction.

Et, si en l'espèce il peut être reproché à l'expert d'avoir tergiversé en acceptant le report de date pour se rétracter une demi heure après, ce seul fait ne suffit pas à caractériser un manquement à ses devoirs ni surtout, une collusion avec l'autre partie et donc son manque d'impartialité. En effet, dès lors qu'il avait décidé de maintenir la réunion du 27 juin sur place, il se devait de s'y rendre puisque l'autre partie avait accepté cette date. A défaut de quoi, il aurait pu lui être fait le reproche de se faire dicter son calendrier par une partie et donc de manquer d'impartialité.

Dans ces conditions, la preuve d'une tentative de détournement de renseignements confidentiels, d'une collusion, de manquements au principe du contradictoire et d'un manquement à son devoir d'impartialité n'est pas rapportée par M. F.. M. C. sera donc confirmé dans sa mission et la demande de récusation et remplacement de l'expert sera rejetée.

Sur l'extension de la mission confiée à l'expert

Selon l'article 236 du code de procédure civile, le juge du contrôle de l'expertise peut accroître la mission confiée à l'expert.

L'expertise de gestion de l'article L. 225-231 du code de commerce a pour but de vérifier la conformité de certaines opérations de gestion à l'intérêt social de la société. L'expert ne peut donc investiguer dans des domaines étrangers à cette mission et notamment dans d'autres sociétés soeurs.

S'il est exact qu'il a été prévu dans sa mission de dresser un rapport sur les conditions de détermination du chiffre d'affaire de la société CE, notamment le mode de facturation des prestations réalisées au profit des autres sociétés dans lesquelles M. F. et le groupe FRV ont des intérêts, cette mission doit être limitée à cette seule démonstration qui implique cependant et nécessairement que soit listé les «'autres sociétés dans lesquelles M. F. et le Groupe FRV ont des intérêts'». Les investigations au sein de la SA CE doivent suffire à justifier les suspicions de non conformité à l'intérêt social.

La demande d'extension de la mission sera donc rejetée sauf à apporter la précision sus visée.

PAR CES MOTIFS

le magistrat chargé du contrôle de l'expertise

- Rejetons la demande de récusation et remplacement de M. C..

- Confirmons M. C. dans sa mission avec cette précision qu'elle comprend l'établissement de la liste des «'autres sociétés dans lesquelles M. F. et le Groupe FRV ont des intérêts'».

- Disons que les opérations d'expertise sont prorogées jusqu'au 1er novembre 2020.

- Condamnons M. F. et la SA CE aux dépens de la présente instance.