CA Rouen, 1re ch. civ., 8 février 2017, n° 15/05377
ROUEN
Arrêt
Confirmation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Lottin
Conseillers :
M. Samuel, Mme Feydeau-Thieffry
EXPOSE DU LITIGE
Mme Clodette L. et M.Gérard S. ont vécu en concubinage de 1973 jusqu'au décès de celui-ci le 14 juin 2010.
Le 28 octobre 1994, ils avaient acquis en indivision un immeuble à usage d'habitation situé à [...], pour un prix principal de 580.000 francs soit 88. 420,43 euros, les frais d'acquisition s'élevant à 80.000 francs soit 12.195,92 euros.
Selon l'acte de notoriété dressé le 14 juin 2000, M. Gérard S., en l'absence de toute disposition de dernières volontés, a laissé pour lui succéder Mme Agnès S. épouse R., fille issue d'une première union avec Mme Chantal M..
Estimant qu'il s'était instauré une société créée de fait entre elle et M. Gérard S., Mme Clodette L., suivant acte en date du 16 juillet 2012, a assigné Mme Agnès S. épouse R. devant le tribunal de grande instance de ROUEN aux fins d'ordonner l'ouverture des opérations de compte, liquidation et partage de l'indivision ainsi que la vente sur licitation de l'immeuble situé à DOUDEVILLE, de désigner Me R., notaire à YERVILLE pour y procéder, de dire qu'il sera tenu compte, dans la répartition à intervenir, de sa créance estimée à la somme de 355.471,67 euros et ce sous réserve des intérêts et accessoires à échoir.
Par jugement du 2 juillet 2015, le tribunal de grande instance de ROUEN a :
ordonné l'ouverture des opérations de compte, liquidation et partage de la succession et de l'indivision,
désigné le président de la Chambre départementale des notaires avec faculté de délégation,
dit qu'au cours des opérations, le notaire chargé de l'établissement du projet devra tenir compte de la dette hypothécaire née de l'emprunt de 118.000 euros
donné aux parties un délai de cinq mois pour parvenir à la vente amiable du bien et ordonné, à l'issue de ce délai, la licitation amiable et à défaut, la licitation à la barre du tribunal avec mise à prix de 150.000 euros,
rejeté les demandes contraires,
ordonné l'emploi des dépens en frais généraux de partage,
condamné Mme Clodette L. à payer à Mme Agnès S. épouse R. la somme de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
* * *
Mme Clodette L. a formé appel général du jugement le 16 novembre 2015.
Par dernières conclusions du 8 juin 2016, auxquelles il convient de se référer pour plus ample exposé, Mme Clodette L. demande à la cour :
d'infirmer le jugement en ce qu'il a rejeté ses demandes,
de constater l'existence de la société créée de fait entre elle-même et M. Gérard S., et l'existence d'une créance de 355.471,67 euros en sa faveur,
dire qu'il sera tenu compte, dans la répartition à intervenir, de sa créance estimée à la somme de 355.471,67 euros, et ce sous réserve des intérêts et accessoires à échoir,
constater que la vente forcée de l'immeuble indivis a bien été ordonnée par le juge de l'exécution,
de lui donner acte, en tant que de besoin, des soins et de l'assistance qu'elle a apportés à M.Gérard S. de 1998 à 2010,
de débouter Mme Agnès S. épouse R. de l'ensemble de ses demandes, notamment de créance de l'indivision à hauteur de la participation de son père à l'acquisition de l'immeuble indivis, et dire n'y avoir lieu à paiement d'une indemnité,
de confirmer le jugement en ses dispositions non contraires,
de condamner Mme S. épouse R. au paiement de la somme de 7.000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile outre les entiers dépens d'instance et d'appel dont distraction au profit de la Selarl JP M..
Par dernières conclusions du 8 avril 2016, auxquelles il convient de se référer pour plus ample exposé, Mme Agnès S. épouse R. demande à la cour de :
confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a :
ordonné l'ouverture des opérations de compte, liquidation et partage de l'indivision,
désigné la chambre des notaires avec faculté de délégation afin d'y procéder,
dit qu'il devra être tenu compte par le notaire de la dette hypothécaire née de l'emprunt de 118.000 euros,
débouté Mme Clodette L. de ses autres demandes, et notamment de son action tendant à lui voir reconnaître une créance de 355.471,67 euros,
condamné Mme Clodette L. au paiement d'une somme de 3.000 euros au titre de l'article 700 code de procédure civile,
réformer le jugement entrepris en ses autres dispositions et en conséquence :
constater que la vente forcée du bien a été ordonnée par le juge de l'exécution
dire qu'elle est créancière de l'indivision à hauteur de la participation de son père à l'acquisition de la maison sise à DOUDEVILLE :
dire qu'elle est créancière de l'indemnité d'occupation due par Mme Clodette L.,
condamner Mme Clodette L. à lui régler une somme de 30.000 euros à titre de dommages-intérêts,
condamner Mme Clodette L. en cause d'appel au paiement d'une somme de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens qui pourront être recouvrés par la SCP EMO H. & ASSOCIES, avocat.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 30 novembre 2016.
MOTIFS
Les parties ne remettent pas en cause le jugement en ce qu'il a ordonné l'ouverture des opérations de compte, liquidation et partage de la succession et de l'indivision, désigné le président de la Chambre départementale des notaires avec faculté de délégation et dit qu'au cours des opérations, le notaire chargé de l'établissement du projet devra tenir compte de la dette hypothécaire née de l'emprunt de 118.000 euros. La décision sera dès lors confirmée de ces chefs.
Sur la vente de l'immeuble indivis
Les parties demandent l'infirmation de la décision du chef de la licitation amiable du bien immobilier, la vente forcée de l'immeuble indivis ayant été ordonnée par le juge de l'exécution.
En effet, il ressort des pièces produites que par jugement d'orientation du 13 novembre 2015, le juge de l'exécution a autorisé la vente amiable de la maison mais que celle-ci n'a pas abouti.
A l'audience du 11 mars 2016, la reprise de la procédure de vente forcée a été ordonnée.
Il convient dès lors, par infirmation du jugement sur ce point, de constater que la vente forcée du bien a été ordonnée par le juge de l'exécution .
Sur la demande principale formée par Mme Clodette L. au titre de la société créée de fait avec M. Gérard S.
En vertu de l'article 1832 du code civil , « la société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d'affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l'économie qui pourra en résulter ».
L'existence d'une société créée de fait entre concubins qui exige la réunion des éléments caractérisant tout contrat de société, repose sur l'existence d'apports, l'intention de collaborer sur un pied d'égalité à la réalisation d'un projet commun et la volonté de participer aux bénéfices ou aux économies ainsi qu'aux pertes éventuelles pouvant en résulter, ces éléments cumulatifs devant être établis séparément et ne pouvant se déduire les uns des autres.
Pour rejeter les prétentions formées par Mme Clodette L., le tribunal a rappelé d'une part que l'état de concubinage ne faisait naître aucune obligation de contribuer aux charges du ménage et que n'était pas admise la possibilité de faire des comptes a posteriori pour rétablir un prétendu déséquilibre économique entre les participations respectives de chacun, d'autre part que s'il pouvait être reconnu une société créée de fait entre concubins, cette notion ne pouvait recouvrir la simple participation commune à une acquisition immobilière.
Les premiers juges, au vu de ces principes, ont considéré que Mme Clodette L. ne caractérisait pas l'existence d'une société créée de fait par la simple circonstance d'avoir contribué plus que son compagnon aux charges communes, notamment en souscrivant des crédits revolving, et d'avoir soutenu ce dernier dans la phase de sa maladie, alors même que les concubins avaient, quelques mois avant le décès de M.Gérard S., souscrit un crédit commun de 118.000 euros pour restructurer les crédits antérieurs souscrits par Mme Clodette L. et que le ménage avait des comptes bancaires séparés, qui révélaient des virements réguliers substantiels de M.Gérard S. vers le compte de sa concubine.
Mme Clodette L. conteste cette analyse en soutenant que, pendant une période ininterrompue de 37 ans, il s'est instauré avec son concubin une société créée de fait caractérisée par :
l'existence d'apports par chacun, notamment dans le cadre de l'acquisition en indivision, le 28 octobre 1994, de l'immeuble à usage d'habitation situé à DOUDEVILLE,
l'intention de collaborer à un projet commun, celui en particulier de concrétiser un projet immobilier destiné à abriter la famille,
la volonté de participer aux bénéfices et aux pertes, résultant notamment du prêt de restructuration effectué par le couple en 2010 pour rembourser divers prêts contractés pour assumer les dépenses de la vie commune depuis 1987 et de l'apport en compte courant de 140.000 francs qu'elle a opéré au profit de la société de son concubin, la S.A BARREAU, société alors placée en redressement judiciaire,
l'affectio societatis dans son dévouement absolu à l'égard de M.Gérard S. lorsque celui-ci avait besoin d'une assistance constante et d'un soutien sans faille.
Cependant, les premiers juges ont à bon droit souligné que l'argumentation consacrée au déséquilibre entre les participations respectives des concubins aux charges de la vie commune était étrangère à la notion de société créée de fait .
S'agissant de l'apport de trésorerie de 140.000 francs opéré en 1996 au profit de la société de son concubin, que Mme Clodette L. évoque incidemment dans ses écritures page 20, sans pour autant intégrer ce poste dans le tableau récapitulant ses dépenses annuelles, il convient de relever, comme le souligne l'intimée, que la dite société était une société commerciale dans laquelle l'intéressée était actionnaire.
Le tribunal a, également de manière justifiée, considéré que Mme Clodette L. était défaillante à rapporter la preuve de l'affectio societatis.
En effet, l'intention de collaborer ensemble, sur un pied d'égalité, au succès d'une entreprise commune, distincte de la mise en commun d'intérêts inhérents au concubinage, ne peut se déduire de la seule participation financière à un projet immobilier commun ou du soutien à un compagnon confronté à la maladie.
Enfin, les premiers juges ont opportunément souligné que la demande chiffrée formée par Mme Clodette L. correspondait à la moitié des dépenses qu'elle soutenait avoir engagées pour faire face aux charges du couple alors que la reconnaissance d'une société créée de fait ne peut aboutir qu'au partage entre les associés du boni de liquidation à proportion de leurs apports respectifs.
Au vu de ces éléments, la décision sera donc confirmée en ce qu'elle a rejeté les demandes formées par Mme Clodette L..
Sur les demandes reconventionnelles formées par Mme Agnès S. épouse R.
sur la créance correspondant à la participation de son père dans l'acquisition du bien immobilier
Mme S. épouse R. soutient que la participation de son père au financement du bien immobilier indivis n'est pas de 300.000 francs comme soutenu par Mme Clodette L. mais de 430.000 francs.
Elle se réfère à un chèque de 130.000 francs, débité sur le compte de son père et crédité sur celui de Mme Clodette L. à une période contemporaine de l'achat.
Le tribunal a rejeté cette prétention, qu'il a estimée non établie.
En effet, il ressort d'un relevé de compte dressé par le notaire que M.Gérard S. a réglé 300.000 francs tandis que Mme Clodette L. a versé 330.000 francs.
Si M.Gérard S. a effectivement remis au mois d'octobre 1994 un chèque de 130.000 francs à sa concubine, l'affectation de cette somme est inconnue et il n'est pas permis d'affirmer qu'elle a nécessairement été affectée à l'apport de Mme Clodette L..
Dans ces conditions, il convient de confirmer la décision sur ce point.
sur la créance correspondant à l'indemnité d'occupation due par Mme Clodette L.
Mme Agnès S. épouse R. forme, en cause d'appel, une demande tendant à être reconnue créancière d'une indemnité, compte tenu de l'occupation exclusive du bien indivis par Mme Clodette L..
Cependant, l'intimée ne chiffre pas sa demande et ne donne aucun élément permettant d'évaluer l'indemnité.
Cette demande sera donc rejetée.
sur la demande de dommages-intérêts
Mme Agnès S. épouse R., sans viser de fondement juridique, sollicite la condamnation de Mme Clodette L. à lui régler la somme de 30.000 euros à titre dommages-intérêts en réparation de son préjudice moral.
A supposer cette demande faite sur le fondement de l'article 1382 du code civil , force est de constater que l'intimée ne formule que des griefs relatifs à la dégradation des relations avec sa belle-mère suite au décès de M.Gérard S., sans établir de comportement fautif précis de la part de Mme Clodette L..
Au vu de ces éléments, il convient de confirmer le jugement en ce qu'il a rejeté ce chef de prétention.
Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile
Compte tenu de la solution du litige, la décision sera confirmée des chefs des dépens et des frais irrépétibles.
Mme Clodette L. supportera la charge des dépens d'appel.
L'équité commande de ne pas faire application, en cause d'appel, des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
LA COUR, par arrêt mis à disposition au greffe, contradictoire et en dernier ressort,
CONFIRME le jugement frappé d'appel sauf s'agissant des modalités de vente du bien immobilier,
STATUANT à nouveau sur le chef infirmé et Y AJOUTANT,
CONSTATE que la vente forcée du bien a été ordonnée par le juge de l'exécution,
DEBOUTE Mme Agnès S. épouse R. de sa demande relative à l'indemnité d'occupation,
DEBOUTE les parties de leurs demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile,
CONDAMNE Mme Clodette L. aux dépens d'appel avec droit de recouvrement direct au profit des avocats en ayant fait la demande, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.