Livv
Décisions

CA Paris, Pôle 6 ch. 9, 4 novembre 2020, n° 17/06576

PARIS

Arrêt

Confirmation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Salomon

Conseillers :

Mme Orus, Mme Hauduin

Cons. prud’h. Paris, du 23 févr. 2017, n…

23 février 2017

RAPPEL DES FAITS, PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS DES PARTIES

Spécialisée dans l'événementiel, la société Allure Services a été constituée le 8 octobre 2007 par Mmes F., Cousin et R.. Suivant contrat du 28 septembre 2008, la société a engagé Mme R. en qualité de directrice commerciale avec le statut de cadre autonome.

Le 17 août 2009, la salariée, Mmes F. et Cousin, les deux gérantes de la société Allure Services, et Mme A. ont constitué la société Allure Holding, dont elles détiennent des parts sociales. Le même jour, elles ont conclu un pacte d'associées et un avenant au contrat de travail de Mme R. visant ce pacte d'associées a été établi.

La salariée a été placée en arrêt maladie à compter du 15 janvier 2013. Déclarée inapte à son poste après deux visites de reprise des 17 mars et 2 avril 2014, elle a été licenciée pour inaptitude et impossibilité de reclassement par lettre du 13 mai 2014.

Soutenant que son inaptitude serait consécutive à un harcèlement moral, la salariée a saisi la juridiction prud'homale le 19 novembre 2014.

Par jugement du 23 février 2017, le conseil de prud'hommes de Paris l'a déboutée de toutes ses demandes et a rejeté la demande formée par l'employeur au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Le 27 avril 2017, la salariée a interjeté appel de cette décision, qui lui avait été notifiée le 29 mars.

Le 10 janvier 2018, le groupe Allure a prononcé la dissolution sans liquidation de ses filiales dont la société Allure Services avec effet au 23 novembre 2017. Les filiales étant détenues à 100% par la société Allure Holding, l'opération de dissolution a eu pour effet la transmission universelle du patrimoine des filiales à la société Allure Holding, laquelle vient donc aux droits de l'employeur.

Par jugement du 17 avril 2018, le tribunal de commerce de Paris a ouvert une procédure de redressement judiciaire, convertie en liquidation judiciaire par jugement du 17 mai 2018, Me L.-T. étant désignée en qualité de liquidateur judiciaire.

Par conclusions transmises par voie électronique le 28 août 2020, l'appelante demande à la cour d'infirmer le jugement déféré en toutes ses dispositions et, statuant à nouveau, de dire que son inaptitude a pour origine le harcèlement moral dont elle a été victime, de prononcer la nullité de son licenciement et de fixer au passif de la liquidation de la société ses créances aux sommes de :

- 2 319,73 euros de rappel de salaires pour la période du 1er au 14 mai 2014,

- 3 161,28 euros de rappel de congés payés dont 231,97 euros à titre de congés payés sur ce rappel de salaires,

- 16 557,24 d'indemnité compensatrice des jours de repos non pris,

- 15 600 euros d'indemnité compensatrice de préavis et 1 560 euros au titre des congés payés afférents,

- 124 800 euros de dommage-intérêts en réparation du préjudice lié à la perte injustifiée de son emploi,

- 25 000 euros de dommages-intérêts pour harcèlement moral,

- 30 000 euros de dommages-intérêts en réparation du préjudice lié à la promesse de cession de ses parts sociales selon avenant du 17 août 2009,

- 112 300 euros de dommages-intérêts en réparation du préjudice résultant d'une clause de non-concurrence illicite.

Elle sollicite la garantie de l'AGS CGEA Ile-de-France Ouest et la condamnation de Me L.-T., en sa qualité de liquidateur, et de l'AGS, à lui verser respectivement 7 500 et 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Par conclusions transmises par voie électronique le 3 septembre 2020, le liquidateur de la société soulève in limite litis l'incompétence de la juridiction prud'homale au profit du tribunal de commerce pour statuer sur les demandes de l'appelante afférentes à la clause de non-concurrence figurant dans le pacte d'associés du 17 juin 2009. Subsidiairement, il soulève l'irrecevabilité de cette demande. Au fond, il sollicite la confirmation du jugement entrepris, le rejet de toutes les demandes de l'appelante et sa condamnation à lui verser 500 euros de dommages-intérêts pour procédure abusive et 3 000 euros au titre de ses frais irrépétibles.

Assignée en intervention forcée, l'AGS CGEA d'Ile-de-France ouest sollicite, par conclusions transmises par voie électronique le 3 septembre 2020, la confirmation du jugement. En tout état de cause, elle demande à la cour de dire inopposable toute fixation au passif de la société de créances accordées au titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice lié à la promesse de cession des parts sociales et de dommages-intérêts en réparation du préjudice afférent à la clause de non-concurrence.

La clôture de l'instruction est intervenue le 8 septembre 2020 et l'affaire a été plaidée le 10 septembre.

MOTIFS

Sur la demande relative au pacte d'associées

Le liquidateur soulève l'incompétence de la juridiction prud'homale pour connaître des demandes de la salariée relatives à l'éventuelle nullité de la clause de non-concurrence résultant du pacte d'associés du 17 juin 2009 au profit du tribunal de commerce. Il soutient que la clause du pacte d'associés ne vise pas la qualité de salariée de l'associée, ce que conteste l'appelante.

Le pacte d'associées du 17 août 2009 contient une 'clause de non-concurrence' aux termes de laquelle 'tant qu'elles demeurent actionnaires de la société conjointe, chacune des parties s'interdit d'exercer, directement ou indirectement, tant pour elle-même que pour ses filiales, toute activité d'organisation ou de foires et salon, et plus généralement celles contenues dans les statuts de la société en France autrement que par sa participation à la société conjointe.'

Il attribue compétence au tribunal de commerce de Paris pour connaître des litiges pouvant naître de son exécution.

L'avenant au contrat de travail en date du 17 août 2009 contient l'unique disposition suivante :

'Concomitamment à la constitution de la Société ALLURE HOLDING, le 17 août 2009, dont Mademoiselle R. est associée, Mademoiselle R. et les autres associées ont conclu un pacte d'associées.

Ainsi, il est convenu que dans l'hypothèse où le contrat de travail à durée indéterminée liant Mademoiselle R. à la Société ALLURE SERVICES prendrait fin, et ce, qu'elle qu'en soit la raison, Mademoiselle R. s'engage à vendre ses parts de la SARL ALLURE HOLDING, aux conditions prévues par le pacte d'associées.

Cette cession aura lieu dans le mois qui suivra la rupture de son contrat de travail.'

Il en résulte que les parties ont entendu lier le pacte d'associées à la qualité de salariée de l'appelante et que les deux actes forment un tout indivisible, de sorte que la juridiction prud'homale est compétente pour connaître du litige relatif à la validité de la clause de non-concurrence insérée au pacte d'associées.

Cette clause avait vocation à s'appliquer pendant l'exécution du contrat de travail et à cesser dans le mois suivant sa rupture. En tout état de cause, la salariée ne justifie pas du préjudice résultant de l'atteinte alléguée à sa liberté de travailler.

Le jugement sera confirmé en ce qu'il a rejeté la demande de dommages-intérêts pour clause de non-concurrence illicite de la salariée.

Sur le harcèlement moral

Aux termes de l'article L. 1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. Un harcèlement moral peut être constitué indépendamment de l'intention de son auteur.

Il résulte des dispositions des articles L. 1152-1 et L. 1154-1 de ce code que, pour se prononcer sur l'existence d'un harcèlement moral, il appartient au juge d'examiner l'ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d'apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence d'un harcèlement au sens de l'article L. 1152-1 du code du travail. Dans l'affirmative, il revient au juge d'apprécier si l'employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

En l'occurrence, la salariée invoque un comportement irrespectueux des deux cogérantes de la société Allure Services à compter du mois de mai 2011, se traduisant par des humiliations et un dénigrement, à l'origine d'une dépression réactionnelle. Elle produit des attestations, courriels et certificats médicaux en ce sens. Ces éléments, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence d'un harcèlement moral.

Toutefois, les trois attestations produites par la salariée sont contredites par les très nombreuses attestations, précises et circonstanciées, versées aux débats par l'employeur, émanant tant de salariés que de clients de la société, qui démontrent toutes les bonnes relations existant au sein de la société, l'attention portée aux salariés par les deux co-gérantes et détaillent la configuration des lieux - un bureau occupé en commun par les co-gérantes et la salariée dont les portes restent ouvertes de sorte que l'ensemble des salariés était informé de la teneur des échanges entre les trois associées. L'importance et la concordance des attestations produites par l'employeur ôte toute valeur probante aux témoignages de la salariée.

Les courriels produits de part et d'autre manifestent la même liberté de ton de la part de chacune des associées et l'absence de propos humiliant ou insultant. Certains courriels établissent également que la salariée ne respectait pas les process mis en oeuvre au sein de la société, sans que cela donne lieu à des remarques déplacées.

Enfin, les certificats médicaux établissent la pathologie de la salariée mais ne permettent pas de l'attribuer à ses conditions de travail, les médecins ne faisant que rapporter ses propos comme l'a au demeurant reconnu le docteur Le B. dans le procès-verbal de conciliation du 22 mars 2016.

Au regard de l'ensemble de ces éléments, la cour retient que l'employeur démontre que les agissements invoqués par la salariée ne sont pas établis et déboute l'intéressée de ses demandes de dommages-intérêts pour harcèlement moral, de dommages-intérêts pour licenciement nul et d'indemnité compensatrice de préavis, par confirmation du jugement.

Sur la demande de rappel de salaire pour le mois de mai 2014

Le liquidateur justifie que la reprise du paiement du salaire est intervenue le 3 mai 2014 et que la journée du 2 mai 2014 a été intégrée comme une absence pour maladie.

La cour confirme le jugement en ce qu'il a rejeté cette demande.

Sur les congés payés non pris et non payés

L'employeur justifie du paiement des 67 jours de congés payés non pris. La cour déboute la salariée de cette demande, par confirmation du jugement.

Sur les jours de repos non pris, non compensés

Soutenant avoir acquis au 14 mai 2014 soixante-neuf jours de RTT, la salariée sollicite le versement de la somme de 16 557,24 euros à ce titre.

L'employeur objecte à juste titre, d'une part, que la salariée ne produit aucun justificatif de sa demande et, d'autre part, qu'en l'absence d'accord collectif prévoyant une indemnisation, l'absence de prise des jours de repos au titre de la réduction du temps de travail n'ouvre droit à une indemnité que si cette situation est imputable à l'employeur, ce que la salariée ne démontre pas en l'espèce.

La cour confirme le jugement en ce qu'il a rejeté cette demande.

Sur la demande de dommages-intérêts en réparation du préjudice lié à la promesse de cession des parts

La salariée sollicite 30 000 euros de dommages-intérêts en réparation du préjudice découlant de l'application de l'avenant à son contrat de travail du 17 août 2009. Elle soutient s'être trouvée dans l'obligation de vendre ses parts sociales du fait de son licenciement et affirme que son préjudice est la conséquence de son licenciement nul.

Selon l'article 3 du pacte d'associées, en cas de cession de ses actions par une associée, Mmes F. et Cousin bénéficient d'un droit de préemption pendant 90 jours. A défaut de réponse dans ce délai, 'la partie non-cédante sera réputée avoir renoncé à son droit de préemption.'

La salariée a proposé, par lettre du 21 mai 2014, à Mme F. d'acquérir ses parts sociales, aucune suite n'a été donnée à son offre. Il en résulte que les co-gérantes sont réputées avoir renoncé à leur droit de préemption et que la salariée pouvait disposer de ses actions.

En l'absence de preuve tant de la vente des parts sociales que du préjudice allégué, sa demande sera rejetée, par confirmation du jugement.

Sur les autres demandes

Faute pour le liquidateur de démontrer que la salariée aurait agi avec intention de nuire, sa demande de dommages-intérêts pour procédure abusive sera rejetée.

L'équité commande d'allouer au liquidateur la somme de 1 500 euros au titre de ses frais irrépétibles

L'appelante, qui succombe, supportera les dépens d'appel.

PAR CES MOTIFS

La Cour,

Se déclare compétente pour connaître des demandes afférentes à la clause de non-concurrence figurant dans le pacte d'associées du 17 juin 2009 ;

Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions ;

Y ajoutant :

Déboute Me L.-T. en sa qualité de mandataire liquidateur de la société Allure Holding venant aux droits de la société Allure Services de sa demande de dommages-intérêts pour procédure abusive ;

Condamne Mme R. à payer à Me L.-T. en sa qualité de mandataire liquidateur de la société Allure Holding venant aux droits de la société Allure Services la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamne Mme R. aux dépens.