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CA Paris, Pôle 4 - ch. 13, 22 avril 2024, n° 21/22512

PARIS

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CA Paris n° 21/22512

22 avril 2024

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 4 - Chambre 13

RÉPARATION DES DÉTENTIONS PROVISOIRES

DÉCISION DU 22 Avril 2024

(n° , 6 pages)

N°de répertoire général : N° RG 21/22512 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CE4MC

Décision contradictoire en premier ressort ;

Nous, Jean-Paul BESSON, Premier Président de chambre, à la cour d'appel, agissant par délégation du premier président, assisté de Victoria RENARD, Greffière, lors des débats et de la mise à disposition avons rendu la décision suivante :

Statuant sur la requête déposée le 31 Décembre 2021 par M. [E] [Y]

né le [Date naissance 1] 1973 à [Localité 7], demeurant chez Madame [R] [B], [Adresse 2] ;

Comparant

Assisté par Me Bertrand BURMAN, avocat au barreau de Paris

Vu les pièces jointes à cette requête ;

Vu les conclusions de l'Agent Judiciaire de l'Etat, notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;

Vu les conclusions du procureur général notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;

Vu les lettres recommandées avec avis de réception par lesquelles a été notifiée aux parties la date de l'audience fixée au 06 Novembre 2023 renvoyé contradictoirement au 08 janvier 2024 puis au 19 février 2024 ;

Entendu Me Bertrand BURMAN assistant M. [E] [Y],

Entendu Me Colin MAURICE, avocat au barreau de Paris, avocat représentant l'Agent Judiciaire de l'Etat,

Entendue Madame Martine TRAPERO, Substitute Générale,

Les débats ayant eu lieu en audience publique, le requérant ayant eu la parole en dernier ;

Vu les articles 149, 149-1, 149-2, 149-3, 149-4, 150 et R.26 à R40-7 du Code de Procédure Pénale ;

* * *

M. [E] [Y], né le [Date naissance 1] 1973, de nationalité française, a été mis en examen des chefs d'enlèvement et de séquestration suivie d'une libération avant le 7e jour, extorsion en bande organisée, blanchiment et association de malfaiteurs, puis placé en détention provisoire le 19 juin 2015 à la maison d'arrêt de Fresnes par le juge des libertés et de la détention du tribunal judiciaire de Paris.

Le 25 janvier 2016 le requérant a été remis en liberté et placé sous contrôle judiciaire par la chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Paris.

M. [Y] a été acquitté de l'ensemble des chefs d'accusation par arrêt du 25 juin 2021 rendu par la Cour d'assises de Paris. Cette décision est devenue définitive à son égard comme en atteste le certificat de non appel du 13 juillet 2021.

Le 31 décembre 2021 M. [Y] a adressé une requête au premier président de la cour d'appel de Paris en vue d'être indemnisé de sa détention provisoire d'une durée de 07 mois et 6 jours, en application de l'article 149 du code de procédure pénale.

M. [Y] sollicite dans celle-ci, soutenue oralement :

Dire et juger M. [Y] recevable et bien fondé en ses demandes

en conséquence

Faire droit à sa demande d'indemnisation à hauteur de 200.000 euros en réparation du préjudice moral qu'il a subi du fait d'une détention provisoire de 7 mois et 6 jours, du 19 juin 2015 au 25 janvier 2016 à la maison d'arrêt de [Localité 6]

Dire et juger qu'au titre de la perte de chance concernant ses projets cinématographiques, télévisuels et théâtraux, il est bien fondé à solliciter au titre de sa réparation de son préjudice professionnel et financier les indemnités suivantes :

400 000 euros au titre de sa participation dans la série « Quartier Nord » ;

50 000 euros au titre de sa participation dans le film « A fond » ;

220 000 euros au titre de sa participation dans la série « Diamond in the world »

50 000 euros au titre de son one-man show ;

70 000 euros au titre de sa participation dans la pièce de théâtre « Les adulescents »

10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile

Ordonner l'exécution provisoire de la décision à intervenir.

Dans ses dernières conclusions, notifiées par RPVA et déposées le 18 janvier 2024, développées oralement, l'agent judiciaire de l'Etat demande au premier président de :

Allouer à M. [Y] la somme de 18 000 euros en réparation de son préjudice moral ;

Débouter M. [Y] du surplus de ses demandes ;

Réduire à de plus justes proportions qui ne sauraient excéder la somme de 1.000 euros le montant de l'indemnité octroyée en application de l'article 700 du code de procédure civile.

Le procureur général, dans ses dernières conclusions notifiées le 25 septembre 2023, reprenant oralement à l'audience, conclut :

A la recevabilité de la requête pour une détention d'une durée de 7 mois et 6 jours ;

A l'indemnisation du préjudice moral proportionné à la durée de détention subie et prenant en compte les circonstances particulières soulignées ;

A l'indemnisation partielle de la demande d'indemnisation pour préjudice matériel au titre de la perte de chance

S'en rapporte sur le montant dû au titre de l'article 700 du code de procédure civile

Le requérant a eu la parole en dernier.

SUR CE,

Sur la recevabilité

Au regard des dispositions des articles 149, 149-1, 149-2 et R.26 du code de procédure pénale, la personne qui a fait l'objet d'une détention provisoire au cours d'une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, relaxe ou acquittement devenue définitive, a droit, à sa demande, à la réparation intégrale du préjudice moral et matériel que lui a causé cette détention.

Il lui appartient dans les six mois de cette décision, de saisir le premier président de la cour d'appel dans le ressort de laquelle celle-ci a été prononcée, par une requête, signée de sa main ou d'un mandataire, remise contre récépissé ou par lettre recommandée avec accusé de réception au greffe de la cour d'appel. Cette requête doit contenir l'exposé des faits, le montant de la réparation demandée et toutes indications utiles prévues à l'article R.26 du même code.

Le délai de six mois ne court à compter de la décision définitive que si la personne a été avisée de son droit de demander réparation ainsi que des dispositions des articles 149-1,149-2 et 149-3 du code précité.

En l'espèce, M. [Y] a présenté sa requête aux fins d'indemnisation le 31 décembre 2021, dans le délai de six mois suivant le jour où la décision d'acquittement est devenue définitive ; cette requête contenant l'exposé des faits, le montant de la réparation demandée, est signée par son avocat et la décision d'acquittement n'est pas fondée sur un des cas d'exclusions visé à l'article 149 du code de procédure civile.

La demande de M. [Y] est donc recevable au titre d'une détention provisoire indemnisable du 19 juin 2015 au 25 janvier 2016.

Sur l'indemnisation

Sur le préjudice moral

M. [Y] dit avoir mal vécu sa détention provisoire à cause des mauvaises conditions de détention à la maison d'arrêt de Fresne. Il précise avoir souffert du manque d'hygiène, de l'enfermement et de l'absence d'intimité. Il considère avoir été privé de sa liberté de manière brutale et injuste et que son incarcération a dégradé sa vie professionnelle et familiale. Il ajoute avoir souffert d'angoisse liée à la gravité des faits qui lui étaient reprochés et de l'importance de la peine encourue et qu'à ce jour il est toujours suivi par un psychiatre.

L'agent judiciaire de l'Etat et le ministère public rappellent que le préjudice moral ne doit être apprécié qu'au regard de l'âge du requérant, de la durée et des conditions de la détention, de son état de santé, de sa situation familiale et d'éventuelles condamnations antérieures, soulignant l'existence d'une précédente incarcération.

Il convient de rappeler que la réparation provisoire n'a pas vocation à remettre en cause la procédure judiciaire qui a mené au placement en détention. Le requérant ne peut non plus invoquer la lourdeur de la peine encourue comme facteur d'aggravation de son préjudice moral car celle-ci est liée à sa mise en examen et au déroulement de la procédure. En effet, conformément à la jurisprudence de la Commission Nationale de la Réparation des Détentions ([3]) ces éléments ne peuvent être pris en considération dans le cadre d'une indemnisation au titre de l'article 149 du code de procédure pénale.

Il est également de jurisprudence constante que le choc carcéral ne prend pas compte le sentiment d'injustice qu'a pu naturellement ressentir le requérant au moment de son placement en détention provisoire.

En l'espèce, au moment de son incarcération M. [Y], ancien champion de boxe, reconverti dans une carrière d'artiste, était âgé de 41 ans, marié et père de 4 enfants. Il a donc souffert de la séparation avec sa famille. Il s'agissait d'une première incarcération pour lui, car malgré les deux condamnations figurant sur le bulletin numéro 1 de son casier judiciaire, il n'avait jamais été incarcéré auparavant. Le choc carcéral initial a donc été important.

La jurisprudence de la [3] précise qu'il appartient au requérant de démontrer les circonstances particulières de sa détention de nature à aggraver son préjudice et de justifier avoir personnellement souffert desdites conditions qu'il dénonce.

En l'espèce M. [Y] produit un certificat médical du docteur [D] [N] du 07 décembre 2023 précisant qu'il reçoit le requérant en consultation spécialisée depuis octobre 2021 et ce de manière régulière. Il ajoute : « Le patient présente encore à ce jour des manifestations anxiodépressives sévères (...) ces éléments peuvent rentrer dans le cadre d'un état de stress post traumatique en probable relation avec sa détention provisoire de juin 2015 à janvier 2016. L'état clinique du patient ne lui permet toujours pas, à ce jour, de reprendre une vie sociale et professionnelle active et épanouissante ». Il s'agit là d'un facteur d'aggravation du choc carcéral.

Par contre, M. [Y] n'apporte aucun élément tendant à démonter qu'il ait souffert d'un manque d'hygiène, de promiscuité et de conditions de détention particulièrement difficiles.

Par conséquent, il convient d'allouer à M. [Y] une somme de 20.000 euros en réparation de son préjudice moral.

Sur le préjudice matériel

Sur les pertes financières

Le requérant soutient avoir été victime de plusieurs pertes de chance concernant notamment des projets cinématographiques : série « Quartiers Nord », film « A fond » et série « Diamond in the World » et théâtraux. : « Les adulescents ». Il sollicite à ce titre une somme globale de 790 000 euros.

Sur les pertes de chance concernant les projets cinématographiques, l'agent judiciaire de l'Etat et le procureur général considèrent que la rupture des relations contractuelles avec la société de production n'est pas la conséquence du placement en détention provisoire qui seule peut ouvrir droit à réparation sur le fondement de l'article 149 du code de procédure civile.

Il convient de rappeler que la perte de chance, qui doit être sérieuse, se mesure à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'elle aurait procuré si elle s'était réalisée. Elle doit être directement liée à la détention provisoire.

De plus, la procédure de réparation de la détention provisoire ne permet pas de réclamer l'indemnité de licenciement. Seules les juridictions prud'homales sont compétentes pour apprécier la validité du licenciement et pour ordonner le paiement de cette indemnité.

En l'espèce M. [Y] produit trois courriers du 18 juin 2015 provenant d'une société de production nommée « La petite reine production » l'informant de l'annulation de plusieurs engagements concernant la réalisation de deux séries TV et un film, signés le 16 février 2015, le 12 mai 2015 et le 15 décembre 2014.

Or, M. [Y] n'a été placé en détention provisoire que le 19 juin 2015, soit postérieurement à l'annulation de ses engagements avec la société de production « La petite reine production » et la perte de chance alléguée liée au placement en détention provisoire n'est donc pas démontrée.

Sur les pertes de chance concernant les projets théâtraux M. [Y] précise qu'avant son incarcération, il était engagé dans deux projets théâtraux, un one man show, intitulé « One Round show » qui se déroulait théâtre du gymnase et qui devait se poursuivre jusqu'au mois de juin 2016, et une pièce de théâtre « Les adulescents » qui était programmé de septembre 2015 au mois de juin 2016.

L'agent judiciaire de l'Etat soutient que le requérant n'apporte pas d'éléments démontrant sa perte de chance concernant les projets théâtraux, tandis que le procureur général considère que le requérant doit être indemnisé au titre de cette perte de chance.

En l'espèce M. [Y] produit une attestation de M. [G] [Z] du 13 décembre 2021, qui fait état de son engagement en vue d'un One Man Show qui s'est déroulé normalement entre le 31 octobre 2013 et 19 juin 2015, puis qui a été brutalement interrompu par le placement en détention provisoire du requérant. Ce spectacle était initialement programmé jusqu'en juin 2016. Pour autant, il n'est pas indiqué le montant du cachet de l'artiste pour chacune de ces représentations. De plus, il ne s'agit pas d'un contrat artistique mais d'une attestation sur l'honneur du directeur de la salle de spectacle. De même, le contrat de coréalisation de 2013 et les différents avenants à ce contrat sont conclus, non pas avec M. [Y] directement, mais avec l'association [5] qui précise détenir les droits sur le spectacle et se charger de rémunérer elle-même les comédiens, n'indiquent pas d'avantage qu'il y a une rémunération versée à M. [Y], ni dans l'affirmative son montant. Ce dernier ne produit aucun contrat qu'il aurait signé avec l'association [5] dans lequel il serait précisée que cette dernière lui verserait une rémunération en contre partie des spectacles réalisés. De plus, le contrat de coréalisation et trois de ses avenants correspondent à des dates de spectacles effectués avant le placement en détention provisoire de M. [Y] et ne peuvent donc être retenus. Le dernier avenant correspond bien à une période correspondant à la durée de la détention provisoire du requérant mais ne concerne potentiellement que deux dates de spectacles. Dans ces conditions, il n'est pas possible d'apprécier la réalité de cette perte de chance ni surtout le montant des gains éventuellement perdus par le requérant. La demande d'indemnisation à ce titre sera donc rejetée.

Concernant la non-participation à la pièce du théâtre « Les adulescents », M. [Y] produit une attestation sur l'honneur de M. [G] [Z], en sa qualité de dirigeant de la société [4], du 13 décembre 2021, qui précise : « La pièce était programmé de septembre 2015 au 30 juin 2016, puis, en fonction du succès de cette dernière, une tournée en France et dans les pays francophones de l'Europe aux mois de juillet et août 2016, pour 30 dates. La rémunération était fixée à 1.000 euros par représentation au théâtre de gymnase et 1.500 euros par représentation pour la tournée en France ».

Ayant été incarcéré à compter du 19 juin 2015, M. [Y] n'a pu participer ni aux répétitions ni aux représentations de ce spectacle qui finalement n'a pas eu lieu.

Il y a lieu de noter que cette attestation sur l'honneur est datée de décembre 2021, soit plusieurs années après les dates des représentations envisagées. Aucun contrat de représentation conclu entre les parties en 2015 n'est produit aux débats. Cependant, il existe néanmoins une perte de chance sérieuse pour M. [Y] de participer à ces représentations entre septembre 2015 et janvier 2016 date de sa remise en liberté, soit pendant 5 mois.

Dans ces conditions, sur la base de 3 représentations par semaine, il y a eu une perte de chance de percevoir la somme de 1 000 euros, trois fois par semaine et ce pendant 5 mois, ce qui donne une somme de 60 000 euros. Comme la perte de chance ne peut pas équivaloir à la totalité des gains perdus car il existait toujours un risque que la pièce ne voit pas le jour ou n'ait pas le succès escompté et soit interrompue de façon anticipée, cette perte de chance sera évaluée à 60% de la totalité du préjudice. C'est ainsi qu'il convient d'allouer la somme de 36.000 euros à M. [Y] en réparation de la perte de chance de jouer la pièce de théâtre « Les adulescents ».

M. [Y] sollicite également la somme de 10.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Il sera inéquitable de laisser à la charge de M. [Y] ses frais irrépétibles et une somme de 2 000 euros lui sera allouée sur ce fondement.

Les décisions accordant une réparation sont assorties de plein droit de l'exécution provisoire par application de l'article R.40 du code de procédure pénale de sorte qu'il n'y a pas lieu de l'ordonner.

PAR CES MOTIFS,

Déclarons la requête de M. [Y] recevable ;

Allouons à M. [Y] les sommes suivantes :

20.000 euros en réparation de son préjudice moral ;

36.000 euros en réparation de son préjudice matériel ;

2.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

Laissons la charge des dépens à l'Etat.

Décision rendue le 22 Avril 2024 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

LA GREFFI'RE LE MAGISTRAT DÉLÉGUÉ