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Décisions

CA Metz, ch. soc.-sect. 1, 18 septembre 2024, n° 22/00516

METZ

Arrêt

Autre

Arrêt n° 24/00339

18 Septembre 2024

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N° RG 22/00516 - N° Portalis DBVS-V-B7G-FV56

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Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de FORBACH

07 Février 2022

F 17/00161

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RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE METZ

Chambre Sociale-Section 1

ARRÊT DU

dix huit Septembre deux mille vingt quatre

APPELANT :

M. [S] [I]

[Adresse 3]

[Localité 2]

Représenté par Me Sarah SCHIFFERLING-ZINGRAFF, avocat au barreau de SARREGUEMINES

INTIMÉE :

S.A. BUREAU VERITAS représentée par son représentant légal

[Adresse 1]

[Localité 4]

Représentée par Me Christian BROCHARD de la SCP AGUERA AVOCATS, avocat au barreau de LYON

Représentée par Me Armelle BETTENFELD, avocat au barreau de METZ

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 17 Octobre 2023, en audience publique, les parties ne s'y étant pas opposées, devant M. Benoit DEVIGNOT, Conseiller, chargé d'instruire l'affaire.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :

Mme Véronique LAMBOLEY-CUNEY, Présidente de chambre

Mme Anne FABERT, Conseillère

M. Benoit DEVIGNOT, Conseiller

Greffier, lors des débats : Mme Catherine MALHERBE

ARRÊT : Contradictoire

Prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au troisième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile;

Signé par Mme Véronique LAMBOLEY-CUNEY, Présidente de chambre, et par Monsieur Alexandre VAZZANA, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

EXPOSE DU LITIGE

M. [S] [I] a été embauché à durée indéterminée à compter du 7 mars 2011 par la SA Bureau Veritas, en qualité d'inspecteur niveau V échelon 1 coefficient 305, moyennant une rémunération mensuelle de 2 423,08 euros brut avec versement d'un treizième mois.

La convention collective de la métallurgie était applicable à la relation de travail.

Au mois de janvier 2013, M. [I] a obtenu l'attribution d'une "carte affaires" destinée à lui permettre de régler ses frais professionnels, l'utilisation de la carte à un usage personnel étant toutefois 'tolérée'.

Un premier incident s'est présenté lors de l'utilisation de cette carte professionnelle, l'employeur constatant plusieurs rejets qui ont débuté au mois de décembre 2013 pour atteindre un montant total de 8 529,69 euros le 23 mai 2014.

Au début de l'année 2014, la société Bureau Veritas a demandé à la banque d'annuler la carte affaires de M. [I], mais n'a pas sanctionné celui-ci.

Le salarié a totalement remboursé le montant dû, par des prélèvements mensuels sur son salaire jusqu'au 30 juin 2016.

Dans le courant de l'année 2015, M. [I] a réceptionné une nouvelle 'carte affaires' à son domicile, puis fait usage de celle-ci.

Les 28 février et 1er mars 2017, l'employeur a été avisé par la banque de l'existence de nouveaux rejets, s'élevant respectivement à 8 393,32 euros (dépenses arrêtées au 30 novembre 2016), 6 867,33 euros (dépenses du 1er au 28 décembre 2016) et 7 012,58 euros (dépenses du 29 décembre 2016 au 31 janvier 2017), sur le compte rattaché à la carte professionnelle de M. [I].

Par courrier du 1er mars 2017 assorti d'une mise à pied conservatoire, l'employeur a convoqué M. [I] à un entretien préalable fixé au 14 mars 2017, auquel le salarié, en arrêt de travail pour maladie, ne s'est pas présenté.

Par lettre du 23 mars 2017, M. [I] a été licencié pour faute grave, dans les termes suivants :

'(...) Dans le cadre de l'exercice de votre fonction d'Inspecteur, nous avons mis à votre disposition une " carte affaires " au mois de décembre 2012, avec pour objectif principal de permettre le paiement des frais engagés au titre de vos déplacements professionnels, avec un "débit différé de 60 jours" sur votre compte bancaire ; ce délai de 60 jours permettant que vous soyez remboursé de vos frais, sans que vous ayez - finalement - à en faire l'avance.

Moins d'un an après la mise à disposition de cette carte bancaire, au mois de décembre 2013, nous constations un premier "débit" d'un montant de 1 413,98 euros, suivi par d'autres rejets les mois suivants pour un montant total "débiteur" de 8 529,69 euros, tel que rappelé dans notre courrier du 23 mai 2014.

A l'occasion de nos échanges, en 2014, et comme le confirme ledit courrier du 23 mai 2014, vous aviez démontré un réel manque de coopération pour mettre un terme à cette situation "débitrice", ne répondant à aucune de nos demandes et ne procédant à aucun remboursement alors même que vous étiez débiteur envers notre société d'une somme particulièrement significative du seul fait de vos agissements et dépenses personnelles.

Ce n'est finalement qu'au mois de Juillet 2016 - soit 2 ans après le premier "rejet" des prélèvements de votre carte affaires - que vous avez fini de rembourser votre dette dont le montant était finalement supporté par notre société.

Du fait de cette situation et dès le mois de Mai 2014, vous avez été informé que nous procédions à l'annulation de votre "carte affaires" afin qu'une telle situation ne se reproduise pas.

C'est dans ce contexte que nous découvrons, en date du 28 février 2017 à réception d'un relevé que vous êtes, à nouveau, en possession d'une "carte affaires" et que vous avez un nouveau "rejet" pour un débit de 8 393,32 euros - correspondant à des dépenses arrêtées au 30 novembre 2016 et une date de prélèvement au 1er février 2017 - montant que la banque nous indique avoir porté à votre connaissance par l'envoi d'un relevé mensuel, en date du 1er décembre 2016.

Dès le 28 février dernier, nous avons agi auprès de la banque pour procéder à l'annulation de cette nouvelle carte.

Face à cette situation, nous avons interrogé directement la banque le 1er mars 2017, laquelle nous informe de l'existence de 2 nouveaux relevés :

- L'un, arrêté au 29 décembre 2016 (dépenses du 1er au 28 décembre 2016) avec une date de prélèvement au 2 mars 2017, pour un montant de 6 867,33 euros,

- L'autre, arrêté au 1er février 2017 (dépenses du 29 décembre 2016 au 31 janvier 2017) avec une date de prélèvement au 5 avril 2017 pour un montant de 7 012,58 euros.

A nouveau en date du 17 mars, la banque nous fait état d'un nouveau relevé (dépenses du 1er au 25 février 2017) avec une date de prélèvement au 5 mai 2017 pour un montant de 6 944,37 euros.

Et, en date du 22 mars, nous apprenons que le prélèvement du 2 mars, sur votre compte bancaire, pour un montant de 6 867,33 euros a été rejeté et, de ce fait, prélevé sur le compte de notre société en date du 21 mars 2017, portant à cette date à 15 260,65 euros le montant de votre dette à notre égard, et sans anticiper sur les prélèvements à venir des mois d'avril et mai prochains pour un montant de 13 956,95 euros.

Il convient de rappeler que vous êtes seul responsable de cette situation dont l'origine se trouve dans des dépenses manifestement excessives au regard de votre compte bancaire qui n'est pas provisionné à hauteur de vos débits et de vos dépenses personnelles et qu'en agissant de la sorte - en parfaite connaissance de la situation et du fonctionnement de la carte affaires - vous avez manifestement tout mis en 'uvre pour nous faire supporter les dettes que vous avez générées.

Le seul fait qu'une nouvelle carte bancaire vous ait été délivrée - et transmise directement par la banque - sans aucune demande de notre part et sans que nous ne soyons informés - n'est pas de nature à apporter une quelconque "justification" à vos agissements. Au vu de nos nombreux échanges en 2014 - il vous appartenait de ne pas utiliser ladite carte alors que vous aviez connaissance de l'annulation que nous avions faite et que vous connaissiez parfaitement les conséquences financières.

En agissant de la sorte, vous avez démontré un comportement particulièrement déloyal à l'encontre de notre société, alors même que vous avez une parfaite connaissance de la situation et des conséquences pour notre société, s'agissant pour vous d'une situation de récidive.

Ainsi, nous vous mettons en demeure de procéder au remboursement de la somme de 15 260,65 euros que vous nous devez en date du 21 mars 2017 et de prendre des dispositions utiles pour que votre compte bancaire soit approvisionné de telle manière que les prélèvements des mois d'avril (7 012,58 euros) et mai (6 944,37 euros) prochains puissent être valablement effectués par la banque.

Face à vos agissements - manifestement organisés et intentionnels - aggravés par le fait que vous avez pleinement connaissance du préjudice causé à notre société, nous ne sommes plus en mesure de maintenir la poursuite de votre contrat de travail.

La rupture juridique de votre contrat de travail, pour faute grave, interviendra ce jour (...)".

Par courrier du 11 avril 2017, le salarié a dénoncé le solde de tout compte, en raison de la retenue d'un montant de 1 242,59 euros intitulée '3042 opposition 1'.

Par lettre du 14 avril 2017, la société Bureau Veritas et la société Bureau Veritas exploitation ont porté plainte à l'encontre de M. [I] du chef d'abus de confiance.

Estimant notamment son licenciement abusif, M. [I] a saisi, le 26 juin 2017, la juridiction prud'homale.

Par jugement du 23 avril 2019, le tribunal correctionnel de Metz a déclaré M. [I] coupable d'avoir à Ennery, entre le 27 décembre 2013 et le 28 février 2017, en tout cas sur le territoire national et depuis temps non couvert par la prescription, détourné environ 27 000 euros, qui lui avaient été remis et qu'il avait acceptés à charge de les rendre ou représenter ou d'en faire un usage déterminé et ce au préjudice de la société Bureau Veritas, faits prévus par l'article 314-1 du code pénal et réprimé par les articles 314-1 al. 2 et 314-10 du même code.

Par arrêt du 16 septembre 2021, la cour d'appel de Metz a infirmé le jugement correctionnel du 23 avril 2019 et renvoyé M. [I] des fins de la poursuite.

Par jugement contradictoire du 7 février 2022, la formation paritaire de la section activités diverses du conseil de prud'hommes de Forbach - qui avait sursis à statuer dans l'attente de la suite donnée à la plainte de l'employeur a :

- débouté M. [I] de l'ensemble de ses demandes ;

- condamné M. [I] au paiement de la somme de 27 879,50 euros à la société Bureau Veritas exploitation, en remboursement des sommes détournées ;

- débouté la société Bureau Veritas de ses autres demandes reconventionnelles ;

- condamné M. [I] aux 'entiers frais et dépens'.

Le 1er mars 2022, M. [I] a interjeté appel par voie électronique.

Dans ses conclusions déposées par voie électronique le 1er avril 2022, M. [I] requiert la cour d'infirmer le jugement du 7 février 2022 en toutes ses dispositions, puis statuant à nouveau, de :

- débouter l'employeur de l'intégralité de ses prétentions ;

- condamner la SA Bureau Veritas à lui verser une somme de 1 242,59 euros net au titre du rappel de salaire injustement retenu ;

- déclarer que la rupture du contrat de travail ne repose pas sur une faute grave, mais s'analyse comme un licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

- condamner la société Bureau Veritas à lui verser :

* 5 138,52 euros brut au titre de l'indemnité compensatrice de préavis ;

* 513,85 euros brut au titre des congés payés sur préavis ;

* 3 104,52 euros net au titre de l'indemnité de licenciement ;

* 38 500 euros net à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

* 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile de première instance et 3 000 euros à hauteur de cour.

A l'appui de son appel, M. [I] expose :

- que, dans le cadre de ses fonctions, il s'est vu remettre une 'carte affaires' au mois de janvier 2013 ;

- qu'il n'a fait l'objet d'aucune sanction disciplinaire pour la première utilisation "frauduleuse" de la carte bancaire et a remboursé l'intégralité du débit de 8 529,60 euros ;

- qu'il a été en arrêt maladie à plusieurs reprises à compter du 24 février 2014 ;

- que les restrictions émises par le médecin du travail, à savoir l'interdiction de la conduite prolongée et la nécessité de s'arrêter régulièrement, n'ont pas été respectées par la société intimée;

- qu'au mois de décembre 2015, il a réceptionné une nouvelle 'carte affaires' que son supérieur lui a permis de garder ;

- que, selon les conditions générales, cette carte n'a pu lui être délivrée qu'avec l'accord exprès de l'employeur ;

- que la société a laissé fonctionné la 'carte affaires' pendant toute l'année 2016 avant de le convoquer à un entretien préalable, puis de le licencier le 23 mars 2017.

Il soutient :

- que la société intimée a porté plainte pour les faits commis entre le 27 décembre 2013 et le 28 février 2017 afin de tenter de justifier de la réalité des motifs du licenciement ;

- que, compte tenu de la relaxe prononcée par la cour d'appel de Metz le 16 septembre 2021 sur les faits ayant motivé le licenciement et donc de l'absence de faute de sa part, la rupture est privée de cause réelle et sérieuse ;

- que son comportement ne s'analyse pas en un abus de confiance, en l'absence d'infraction pénale reconnue ;

- qu'il n'a commis aucune faute et n'a pas été déloyal, dès lors qu'il n'a pas eu d'usage prohibé de la 'carte affaires' ;

- qu'il résulte du guide de la 'carte affaires' qu'une utilisation privée était tolérée ;

- que la société intimée n'a jamais fait signer le moindre engagement d'utilisation concernant ce moyen de paiement ;

- qu'il n'a jamais eu aucun antécédent disciplinaire ;

- que la société intimée n'avait aucune objection à l'usage de la carte jusqu'à ce qu'il se soit plaint du traitement dont il a fait l'objet à la suite des restrictions du médecin du travail.

Concernant ses autres demandes, il précise :

- que le retrait d'un montant de 1 242,59 euros opéré par l'employeur sur le solde de tout compte est illégal ;

- qu'il s'agit d'une dette civile et non salariale ;

- que le refus de l'employeur d'appliquer les restrictions du médecin du travail ont aggravé son état de santé ;

- qu'à la suite de son arrêt du 31 janvier 2017, il n'a jamais pu reprendre le travail et qu'il est désormais invalide catégorie 2 ;

- que le montant de 27 000 euros sollicité par la société Bureau Veritas exploitation correspond en réalité à toutes les sommes incluses dans la plainte qui portait sur la période du 27 décembre 2013 au 28 février 2017 ;

- qu'il a déjà remboursé 'les sommes de 2013' ;

- qu'une action est pendante devant la Cour de cassation à l'occasion de laquelle la société intimée sollicite le paiement des sommes " détournées ".

Dans ses conclusions déposées par voie électronique le 7 juillet 2022, la société Bureau Veritas exploitation sollicite que la cour :

- rejette l'appel principal ;

- confirme le jugement du 7 février 2022, en ce qu'il a jugé que le licenciement de M. [I] repose sur une faute grave, en ce qu'il a débouté M. [I] de l'intégralité de ses demandes, en ce qu'il a condamné M. [I] à lui payer la somme de 27 879,50 euros et en ce qu'il a condamné M. [I] au paiement des entiers frais et dépens de l'instance ;

- infirme ledit jugement, en ce qu'il l'a déboutée de ses demandes tendant à la condamnation de M. [I] à lui verser la somme de 5 000 euros au titre de l'article 32-1 du code de procédure civile, ainsi que la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

jugeant de nouveau,

- condamne M. [I] au paiement des sommes suivantes :

* 5 000 euros sur le fondement de l'article 32-1 du code de procédure civile ;

* 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

* 1 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel.

Elle réplique :

- que M. [I] exerçait une activité itinérante et bénéficiait d'une autonomie significative dans l'organisation de son travail ;

- que, compte tenu de cette autonomie, le salarié s'est engagé à respecter les valeurs du groupe, ainsi que le code éthique du groupe Veritas ;

- que la confiance était un élément substantiel de la relation contractuelle ;

- qu'au mois de janvier 2013, M. [I] s'est vu remettre, à sa demande, une 'carte affaires' lui permettant de régler des achats à caractère professionnel à hauteur de 5 000 euros par mois et d'effectuer des retraits à concurrence de 500 euros par semaine, situation lui évitant de faire l'avance des frais professionnels nécessaires à son activité ;

- que la 'carte affaires' était directement envoyée au domicile du salarié ;

- que les opérations bancaires étaient domiciliées sur un compte appartenant au titulaire de la carte, mais immédiatement imputées sur le compte de l'entreprise en cas de rejet d'un avis de prélèvement ;

- qu'elle a rapidement constaté un usage anormal de la carte d'affaires de M. [I] ;

- qu'un montant débiteur de 8 529,69 euros a été relevé au mois de décembre 2013 ;

- que, le 27 décembre 2013, elle a informé M. [I] par courriel de cette découverte et l'a enjoint d'établir un chèque pour couvrir le débit ;

- que l'appelant n'a pas donné suite à ce message et n'a pas effectué de remboursement ;

- que, lorsqu'un second incident, à savoir un montant débiteur de 2 436,36 euros, a été constaté, M. [I] a été contacté par téléphone par sa hiérarchie ;

- que l'appelant a indiqué que la 'carte affaires' avait fait l'objet d'une utilisation frauduleuse par son fils, explication qu'il n'a su justifier par la suite ;

- qu'elle a fait opposition à la 'carte affaires' et procédé à l'annulation de celle-ci ;

- que, dans le même temps, M. [I] a bénéficié d'un arrêt de travail pour un motif de santé d'origine non professionnelle, qui a été renouvelé à plusieurs reprises et a duré plusieurs mois ;

- que, durant cet arrêt de travail, M. [I] n'a accompli aucune démarche pour régulariser sa situation ;

- qu'elle l'a mis en demeure de procéder au remboursement par courrier du 23 mai 2014 ;

- qu'il a été décidé de mettre en place un échéancier de remboursement à compter du mois d'août 2014 ;

- que la dette n'a été apurée définitivement qu'au mois de juillet 2016 ;

- qu'elle a tenu compte de la situation personnelle difficile de M. [I] pour ne pas se placer sur le terrain disciplinaire.

Concernant la deuxième utilisation abusive de la 'carte affaires', elle soutient :

- que, le 28 février 2017, elle a eu connaissance d'un nouveau débit d'un montant de 8 393,32 euros correspondant à des dépenses arrêtées du 30 novembre 2016 ;

- que l'appelant était informé de la situation, puisque la Société générale envoyait des relevés mensuels à l'adresse personnelle de celui-ci ;

- qu'elle a immédiatement annulé la nouvelle carte, mais que cette démarche ne valait que pour l'avenir ;

- qu'elle a été informée au mois de mars 2017 que la situation du salarié n'avait pas été régularisée et qu'elle a été prélevée d'un montant de 15 260,65 euros ;

- que les échéances d'avril et mai 2017 ont entraîné un prélèvement supplémentaire de 13 956,95 euros ;

- que le montant total de 29 217,60 euros qu'elle a été contrainte de prendre en charge correspondait exclusivement à des dépenses personnelles de M. [I] ;

- que M. [I] a utilisé la 'carte affaires' au maximum des capacités de celle-ci, puisque chaque semaine il retirait 500 euros, soit le plafond hebdomadaire ;

- que le salarié a continué à utiliser sa carte alors même que son contrat de travail était suspendu pour maladie depuis le 30 janvier 2017 ;

- qu'elle n'a jamais demandé à ce qu'une nouvelle carte soit délivrée au salarié ;

- que, même si elle avait décidé d'attribuer une nouvelle carte à M. [I], cela n'aurait pas autorisé le salarié à détourner près de 30 000 euros à son préjudice ;

- que la procédure de licenciement initiée n'a aucun lien avec la situation médicale du salarié et que les restrictions émises par le médecin du travail ont été respectées.

Elle estime :

- que la relaxe prononcée par la cour d'appel de Metz le 16 septembre 2021 du chef d'abus de confiance n'a pas d'effet juridique sur la décision du conseil de prud'hommes de Forbach ;

- qu'à aucun moment, la lettre de licenciement n'a qualifié pénalement les faits ;

- que la chambre des appels correctionnels a elle-même relevé que le litige était de nature purement civile.

Elle ajoute :

- qu'elle était en droit de procéder par voie de compensation s'agissant de la retenue litigieuse de 1 242,59 euros opérée sur le solde de tout compte ;

- que la dette de M. [I], après prise en compte de la retenue opérée sur le solde de tout compte, est de 27 879,50 euros ;

- que les prétentions du salarié sont infondées et l'action de celui-ci particulièrement téméraire, de sorte qu'il doit être condamné à des dommages-intérêts sur le fondement de l'article 32-1 du code de procédure civile.

Le 10 janvier 2023, le magistrat chargé de la mise en état a ordonné la clôture de l'instruction.

MOTIVATION

Sur l'autorité de la chose jugée au pénal

L'autorité de la chose jugée au pénal s'impose au juge civil relativement aux faits constatés qui forment l'infraction et justifient, le cas échéant, la condamnation pénale.

Plus généralement, l'autorité de la chose jugée s'étend aux motifs qui sont le soutien nécessaire du dispositif. Le juge civil est donc lié par la motivation des décisions pénales définitives.

Une décision de relaxe qui relève que les faits reprochés ne sont pas établis s'impose au juge civil.

Lorsque le juge pénal relaxe tout en retenant que les faits reprochés sont établis, il est nécessaire de distinguer les cas où la lettre de licenciement - qui fixe l'objet du litige - vise une infraction pénale des cas où elle vise des faits sans préciser qu'ils constituent une infraction pénale.

Si la faute pénale est invoquée, la relaxe s'impose au juge civil, même si les faits sont établis.

Si les faits fautifs sont seuls invoqués, la relaxe ne s'impose au juge civil que si la juridiction pénale considère que les faits ne sont pas établis.

Ainsi, dans l'hypothèse d'une relaxe prononcée par le juge répressif faute d'élément intentionnel, la Cour de cassation a rappelé, à plusieurs reprises, que ne viole pas l'autorité de la chose jugée la cour d'appel qui, ayant relevé que la relaxe du salarié était intervenue du chef d'absence d'intention frauduleuse, retient la matérialité des faits pour le débouter de ses demandes (jurisprudence : Cour de cassation, chambre sociale, 14 novembre 1991, pourvoi n°90-44.663), une telle décision du juge répressif ne privant pas le juge civil de son pouvoir d'apprécier les faits qui lui étaient soumis (jurisprudence : Cour de cassation, Chambre sociale, 18 mai 2004, pourvoi n°01-42.281).

En l'espèce, dans son arrêt du 16 septembre 2021, la chambre des appels correctionnels de la cour d'appel de Metz a motivé sa décision de relaxe du chef d'abus de confiance, dans les termes suivants :

' (...) En l'espèce, aucune remise n'a été effectuée par les parties civiles à M. [I] à charge de restitution ou d'utilisation pour un usage déterminé.

Il ressort de l'ensemble du dossier, en ce compris les pièces justificatives fournies par les parties civiles, et des termes mêmes de la plainte déposée le 14 avril 2017, qu'en réalité la 'carte affaires' était un moyen de paiement (carte Visa Affaires et Gold Affaires) à débit différé domiciliée sur le compte de M. [I] et pour lequel les employeurs successifs du prévenu se déclaraient solidaires de tout 'rejet d'un avis de prélèvement domicilié sur le compte du titulaire de la carte, pour quelque motif que ce soit. Il est précisé à cet égard que tout défaut de provision, même partiel, entraîne un rejet de l'avis de prélèvement pour sa totalité' et que l'Entreprise est solidairement responsable de la conservation et de l'utilisation de la carte à compter de sa remise (Conditions Générales Carte Affaires, articles 5 et 8).

Il ressort de même du dossier et de l'instruction à l'audience que, d'une part il était, dans des conditions et limites non précisées contractuellement, toléré que la carte soit utilisée pour engager des dépenses à caractère personnel, et que d'autre part, M. [I] a largement bénéficié de cette tolérance pendant plusieurs années, les découverts constatés ayant été payés par les parties civiles puis remboursés dans un premier temps par le prévenu selon un échéancier convenu avec l'employeur, avant qu'il ne soit finalement licencié pour faute grave le 23 mars 2017.

Enfin, le litige fait actuellement l'objet d'une procédure pendante devant le conseil de prud'hommes et mêlant diverses questions dont les montants dus au titre de l'utilisation de la 'carte affaires'.

La cour constate qu'aucun des éléments constitutifs de l'infraction prévue par l'article L. 314-1 du code pénal n'est constitué et qu'il s'agit en l'espèce d'un litige purement civil, par ailleurs pendant devant une juridiction prud'homale.

Le jugement entrepris sera infirmé et le prévenu sera relaxé de ce chef'.

Il résulte des éléments ci-dessus que M. [I] a été relaxé en appel du chef d'abus de confiance, mais que la lettre de licenciement du 23 mars 2017 a détaillé les faits de façon chronologique pour en déduire, sans viser aucune infraction pénale, que le salarié avait eu 'un comportement particulièrement déloyal' de façon réitérée à l'égard de l'employeur, étant observé qu'il ne ressort pas spécifiquement de l'arrêt de la chambre des appels correctionnels du 16 septembre 2021 que les faits ainsi reprochés par la société Bureau Veritas exploitation ne seraient pas établis.

Il s'ensuit que l'autorité de la chose jugée attachée à la décision du 16 septembre 2021 ne saurait empêcher la cour de statuer sur la qualification civile des faits qui lui sont soumis afin d'apprécier si le salarié a commis une faute suffisamment grave pour mettre un terme immédiat à son contrat de travail.

Sur le licenciement pour faute grave

A titre liminaire, la cour relève que M. [I] soutient que l'origine de son licenciement se trouve en réalité dans les réclamations transmises à son employeur à la suite du prétendu non-respect des restrictions de la médecine du travail et que le refus de l'employeur d'appliquer ces restrictions aurait aggravé son état de santé, mais il n'en tire aucune conséquence dans son dispositif et n'apporte aucun élément à l'appui de ses allégations.

La faute grave est celle qui résulte d'un fait ou d'un ensemble de faits imputable au salarié qui constitue une violation des obligations résultant du contrat de travail ou des relations de travail d'une importance telle qu'elle rend impossible le maintien du salarié dans l'entreprise pendant la durée du préavis.

Dans ce cas, la mise en 'uvre de la rupture du contrat de travail doit intervenir dans un délai restreint après que l'employeur a eu connaissance des faits allégués.

En cas de faute grave, la charge de la preuve repose sur l'employeur qui doit établir à la fois la réalité et la gravité des manquements du salarié.

En l'espèce, dans le paragraphe du contrat de travail relatif à la valeur, à la déontologie et l'éthique, les parties ont stipulé que :

'Compte tenu des particularités de notre profession qui peuvent engager, notamment, la responsabilité et l'image de marque de notre société, vous vous engagez également :

- respecter les valeurs du groupe ainsi que le Code Ethique et ses 3 grands principes :

* indépendance, impartialité et intégrité,

* lutte contre la corruption,

* loyauté commerciale'. (...)'

L'octroi au salarié d'une carte bancaire n'est pas prévu dans le contrat de travail, ce dernier précisant uniquement que "le remboursement des frais occasionnés par les déplacements au titre de vos missions sera effectué mensuellement, suivant un barème défini par note de service".

Selon le 'guide d'utilisation des cartes affaires à destination des porteurs' (pièce n° 2 de l'appelant), la carte " est réservée à un usage professionnel (l'usage de la carte à un usage personnel est toléré) et vous permet d'assurer des paiements liés à votre vie professionnelle".

Le salarié a reconnu devant le tribunal correctionnel un usage abusif de sa 'carte affaires', comme l'a rappelé l'arrêt de la cour d'appel de Metz :

'Devant le tribunal correctionnel, M. [I] exposait qu'il s'était servi de la carte pour des frais professionnels et aussi pour des frais privés, ce qui était toléré, que sa carte bancaire privée ne lui servait à rien car il avait cette carte professionnelle, les frais de la carte professionnelle étant retirés sur son compte personnel. Il reconnaissait en avoir abusé, ne pensant pas que j'allais être licencié et que " tout était prémédité ". Il affirmait qu'il aurait effectué les mêmes dépenses avec sa carte personnelle s'il avait eu assez d'argent sur son compte. Il expliquait qu'il aurait remboursé mais que par la suite, il n'avait plus assez d'argent. Il estimait qu'il aurait été possible de trouver un arrangement, qu'il aurait contracté un emprunt mais qu'il a été licencié pour faute grave. Il précisait avoir commencé à rembourser 1 200 euros'.

M. [I] se fonde sur une absence de notification d'un seuil de tolérance par l'employeur pour contester le bien-fondé des griefs qui lui sont reprochés. Cependant, la carte bancaire mise à disposition par la société Bureau Veritas devait être utilisée, en exclusivité, pour des frais professionnels, l'usage personnel étant uniquement toléré. Il en résulte que seule une utilisation ponctuelle et raisonnée de la 'carte affaires' pour des dépenses personnelles pouvait être admise.

Or M. [I] a concédé, lors de l'instance pénale devant le tribunal correctionnel, que sa carte personnelle ne "lui servait à rien car il avait cette carte professionnelle", ce qui établit que le salarié utilisait systématiquement sa 'carte affaires' pour toutes ses transactions.

Les décomptes produits par l'employeur (pièce n° 21) confirment que M. [I] a utilisé, de manière excessive, sa carte bancaire professionnelle entre le 27 octobre 2016 et le 25 février 2017 pour un montant total de 29 217,60 euros, dont il n'est nullement démontré ni même soutenu qu'il s'agissait de dépenses liées à son activité professionnelle.

Les relevés bancaires établissement notamment que le salarié se rendait régulièrement plusieurs fois par jour dans certains supermarchés, effectuait couramment des achats sur la plate-forme de vente "Amazon", s'est rendu ponctuellement dans des enseignes de prêt-à-porter pour femmes et a dépensé plusieurs centaines d'euros sur un site de poker en ligne.

Comme relevé par l'employeur, le salarié a effectué des retraits hebdomadaires avec sa carte, en veillant à rester en-dessous du plafond de retrait fixé par les conditions générales, démontrant une nouvelle fois sa connaissance des modalités de fonctionnement de la carte, en l'utilisant au maximum des capacités de retrait.

De même, M. [I] a continué d'user, de manière intensive, sa carte professionnelle postérieurement à son placement en arrêt maladie à compter du 30 janvier 2017.

Le comportement déloyal du salarié ressort aussi de ses déclarations lors de l'audience pénale devant le tribunal correctionnel telles que rappelées dans l'arrêt d'appel, puisque M. [I] a concédé qu'il aurait effectué les mêmes dépenses avec sa carte personnelle s'il avait eu assez d'argent sur son compte.

Ainsi, les éléments du dossier établissent que le salarié a utilisé sa carte professionnelle pour des dépenses somptuaires dont le montant total a atteint 29 217,60 euros sur une période réduite de quatre mois. Le salarié a choisi, sans hésiter et en toute connaissance de cause, de faire supporter ses achats personnels à son employeur, en sachant que son compte bancaire personnel n'était pas suffisamment crédité pour faire face à des dépenses aussi importantes.

Les manquements du salarié sont d'autant plus graves que l'employeur a, une première fois, fait preuve de bienveillance en ne sanctionnant pas M. [I] lors de l'utilisation abusive de sa 'carte affaires' entre les mois de décembre 2013 et février 2014 pour un montant de 8 529,69 euros.

Au regard de l'importance du lien de confiance unissant une société et un salarié bénéficiant d'une telle autonomie, l'employeur ne pouvait conserver à son service un employé qui s'est montré déloyal à deux reprises, étant observé que le salarié a profité de la confiance renouvelée par la société Bureau Veritas pour profiter à nouveau du système de la 'carte affaires' et effectuer des dépenses personnelles encore plus élevées au préjudice de la société, le montant total des transactions passées entre les mois d'octobre 2016 et février 2017 ayant plus que triplé par rapport aux sommes dépensées à la fin de l'année 2013 et au début de l'année 2014.

Ces agissements sont suffisamment graves pour empêcher le maintien du salarié dans l'entreprise, y compris pendant la durée du préavis.

En conséquence, le licenciement pour faute grave est fondé, de sorte que les demandes subséquentes présentées par M. [I] sont rejetées, le jugement étant confirmé de ces chefs.

Sur la responsabilité pécuniaire du salarié

Il est constant que la responsabilité pécuniaire d'un salarié à l'égard de son employeur ne peut résulter que de sa faute lourde.

Dès lors que l'employeur a fait le choix de licencier le salarié pour faute grave et non pour faute lourde, il a donné une qualification juridique aux faits reprochés, ce qui entraîne l'application d'un régime juridique spécifique. Ainsi, l'employeur ne peut engager la responsabilité pécuniaire de son salarié en cas de licenciement pour faute grave.

De même, l'absence de faute lourde reprochée au salarié fait obstacle à toute compensation entre les éventuelles créances existant entre les parties (jurisprudence : Cour de cassation, chambre sociale, 20 avril 2005, pourvoi n° 03-40.069 ; 21 octobre 2008, pourvoi n° 07-40.809 ; 5 novembre 2014, pourvoi n° 13-17.204).

En l'espèce, M. [I] ayant été licencié pour faute grave, sa responsabilité pécuniaire ne saurait être engagée.

En conséquence, le jugement entrepris est infirmé, en ce qu'il a :

- débouté le salarié de sa demande de rappel de salaire d'un montant de 1 242,59 euros net déduit par la société Bureau Veritas exploitation du solde de tout compte, sans qu'elle en donne même le détail ;

- condamné M. [I] à rembourser la somme de 27 879,50 euros au titre du solde supporté par la société Bureau Veritas exploitation du fait du comportement du salarié.

La société Bureau Veritas exploitation est donc déboutée de sa demande de remboursement à hauteur de 27 879,50 euros et condamnée à payer à M. [I] un montant de 1242,59 euros.

Sur l'amende civile

Aux termes de l'article 32-1 du code de procédure civile, celui qui agit en justice de manière dilatoire ou abusive peut être condamné à une amende civile (') sans préjudice des dommages et intérêts qui seraient réclamés.

En l'espèce, aucune circonstance ne permet de considérer que M. [I] a agi abusivement en justice afin de contester son licenciement, le salarié étant légitime à solliciter le respect de ses droits.

Il n'y a donc pas lieu à amende civile à l'encontre de M. [I], la décision des premiers juges étant confirmée sur ce point.

Sur l'article 700 du code de procédure civile et les dépens

Le jugement est confirmé s'agissant de ses dispositions relatives aux dépens de première instance et à l'article 700 du code de procédure civile.

Il n'y a pas lieu de faire application des dispositions de ce même article en cause d'appel.

M. [I] est condamné aux dépens d'appel, en application de l'article 696 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS,

La cour,

Confirme le jugement, sauf en ce qu'il a :

- débouté M. [S] [I] de sa demande de rappel de salaire d'un montant de 1 242,59 euros net déduit par la SAS Bureau Veritas exploitation du solde de tout compte ;

- condamné M. [S] [I] à rembourser la somme de 27 879,50 euros au titre du solde supporté par la SAS Bureau Veritas exploitation du fait du comportement du salarié ;

Statuant à nouveau sur les chefs infirmés et y ajoutant,

Condamne la SAS Bureau Veritas exploitation à payer à M. [S] [I] la somme de 1 242,59 euros retenue sur son solde de tout compte ;

Déboute la SAS Bureau Veritas exploitation de sa demande de condamnation de M. [S] [I] à lui payer la somme de 27 879,50 euros à titre de remboursement du solde des sommes détournées ;

Dit n'y avoir lieu de faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel ;

Condamne M. [S] [I] aux dépens d'appel.

LE GREFFIER LA PRESIDENTE