CA Paris, 5e ch. B, 6 février 1998, n° 96-05812
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Elf Antar France (SA)
Défendeur :
Sinatra (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Leclercq
Conseillers :
M. Bouche, Mme Cabat
Avoués :
SCP Varin-Petit, Me Ribaut
Avocats :
Mes Lardin, Jourdan.
Considérant que la Société Elf Antar France ci-après appelée Elf a fait appel d'un jugement contradictoire du 3 janvier 1996 du Tribunal de commerce de Paris qui a déclaré recevable l'action en nullité de la Société Sinatra, a dit nuls les contrats de location-gérance et de mandat liant les deux entreprises, a refusé de commettre un expert et l'a condamnée à payer 358 000 F à la Société Sinatra et à supporter les dépens.
Qu'elle expose :
- qu'elle a confié par convention du 6 mars 1985 à la Société Sinatra l'exploitation de sa station-service de l'aire d'Achères sur l'autoroute A 6 sous le régime du mandat pour la distribution des carburants et sous celui de la location-gérance pour la vente d'autres produits dont les lubrifiants et pour les prestations de services,
- que la Société Sinatra a résilié le contrat à effet du 30 septembre 1986 et a demandé et obtenu la désignation d'un expert afin de contrôler l'imputabilité des pertes constatées,
- que la Société Sinatra l'a assignée le 24 août 1998 en paiement de 501 787,03 francs " par application tant des principes généraux du mandat et des articles 1999 et 2000 du Code civil que de l'accord interprofessionnel du 1er mars 1983 ",
- que la Société Sinatra a fait appel d'un jugement du Tribunal de Commerce de Paris du 28 septembre 1990 limitant la condamnation de la Société Elf au paiement de la somme que celle-ci avait accepté de payer, et a demandé à la Cour d'appel de prononcer la nullité de la convention du 6 mars 1985,
- que la Société Sinatra a renoncé à cette prétention nouvelle lorsque la Société Elf a demandé à la Cour de la déclarer irrecevable, a maintenu dans la première procédure d'appel une demande de condamnation provisionnelle et a assigné la Société Elf le 21 janvier 1993 à nouveau devant le Tribunal de Commerce de Paris afin d'obtenir l'annulation du contrat prononcée par la décision du 3 janvier 1996 susvisée,
- que par arrêt du 26 février 1993 la Cour d'appel a sursis à statuer sur l'appel du jugement du 28 septembre 1990 et a débouté en l'état la Société Sinatra de ses demandes provisionnelles dans l'attente d'une décision définitive concernant la validité de la convention du 6 mars 1985 ;
SUR LA RECEVABILITE DE L'ACTION
Considérant que la Société Elf soutient à nouveau que la demande d'annulation du contrat du 6 mars 1985 est irrecevable parce que la Société Sinatra avait renoncé selon elle à se prévaloir d'une nullité, au surplus contestée, de cette convention en saisissant préalablement le 24 août 1988 le Tribunal de Commerce d'une action fondée sur l'exécution du contrat, et en confirmant en appel à titre provisionnel ses demandes de comblement du déficit d'exploitation présentées en première instance sur le fondement des articles 1999 et 2000 du Code civil ;
Qu'elle prétend que toute partie à un contrat est en droit de renoncer à se prévaloir de sa nullité relative ou absolue et que cette renonciation la prive de tout intérêt à agir ultérieurement en annulation de la convention concernée ;
Considérant que la Société Sinatra réplique que la nullité qu'elle invoque, serait d'ordre public, que la renonciation à un droit ne se présume pas et qu'elle n'a pu renoncer à agir en nullité que par la faute de la Société Elf qui ne l'a pas informée de la faculté qui lui était offerte ;
Considérant que la renonciation à un droit ne se présume certes pas et n'a d'effet qu'autant que le renonçant avait connaissance du droit auquel il a renoncé ;
Que par conclusions signifiées dans la procédure d'appel du premier jugement le 21 janvier 1993, à une époque où de nombreuses annulations de conventions similaires avaient été ordonnées, la Société Sinatra a demandé à la Cour de lui donner acte de ce qu'elle modifiait ses écritures, saisissant le Tribunal de Commerce d'une demande d'annulation du contrat litigieux par application des règles d'ordre public des articles 1129 et 1591 du Code civil et de lui donner acte en conséquence de ce qu'elle renonçait à sa demande présente de nullité " pour permettre à la Société Elf de bénéficier du double degré de juridiction " ;
Qu'elle a réitéré sa demande initiale d'une condamnation de la Société Elf à lui payer 501 787,03 F en principal en la formulant " à titre provisionnel " et compte tenu de ce que le mandant doit combler le déficit d'exploitation du mandataire, que le contrat d'exploitation de la station service soit déclaré nul ou valable ;
Considérant que l'action en comblement de pertes résultant du mandat peut être analysée en une demande d'exécution des engagements contractuels dès lors qu'à défaut de clause contraire, celui qui donne mandat est tenu d'indemniser son mandataire de ses pertes ;
Qu'elle n'est pas compatible sous cet angle avec une action en nullité du contrat ; que les actions engagées n'ont pas des effets identiques ; que l'exercice de la première n'interdit pas celui de la seconde dont les effets sont plus radicaux ; qu'il n'implique donc pas en lui-même renonciation à l'action en nullité ;
Que la renonciation exprimée dans les conclusions du 21 janvier 1993 précise expressément que la Société Sinatra entend exercer l'action en nullité par d'autres voies et ne maintient sa demande de comblement des pertes qu'à titre provisionnel et parce que selon elle l'une et l'autre des actions lui ouvre droit à ce comblement ; que la Société Elf ne peut tirer de ces conclusions ainsi rédigées ni du maintien de la demande de comblement exprimée en ces termes la preuve d'une renonciation quelconque de la Société Sinatra à se prévaloir de la nullité du contrat du 6 mars 1985 qu'elle soit relative, absolue ou d'ordre public ;
SUR LA NULLITE DU CONTRAT DU 6 MARS 1985
Considérant qu'après s'être livrée à une critique des arrêts du 1er décembre 1995 de la Cour de cassation accusée d'avoir cédé par opportunisme à une cabale de professeurs de faculté de droit soucieux de défendre les intérêts de puissants groupes multinationaux, la Société Sinatra soutient à nouveau que l'obligation qui lui était faite de s'approvisionner en lubrifiants aux prix d'un tarif que la Société Elf pouvait faire évoluer à sa guise, rendait nuls tant le contrat de location-gérance que le mandat du fait de l'indivisibilité des deux conventions ;
Qu'elle prétend que les arrêts susvisés ne lui interdisent pas en toute hypothèse de se prévaloir d'une violation des dispositions de l'article 1591 du Code civil exigeant que le prix soit déterminé contractuellement ainsi que des dispositions des ordonnances du 30 juin 1945 et du 1er décembre 1986 et de l'article 37 de la loi du 27 décembre 1973 traitant de la liberté des prix en instituant une discrimination tarifaire abusive entre les membres de son réseau et d'autres distributeurs représentatifs du marché " pertinent " des produits concernés ;
Que la Société Elf réplique que l'article 1129 du Code civil exigeant que l'objet de toute obligation soit au moins déterminable, ne serait pas applicable à la vente, que l'indétermination du prix n'affecte pas la validité de la convention et qu'un abus de fixation des prix d'un tarif de réseau qui n'est pas justifié en l'espèce, pourrait seulement donner droit à des dommages-intérêts ;
Qu'elle ajoute que l'article 1591 du Code civil ne concerne que la vente et non pas la location-gérance et que chaque commande de lubrifiants était passée sur la base d'un tarif remis à chaque gérant de station service de telle sorte que leur cession résultait d'un accord sur un prix défini ; qu'elle conteste toute pratique discriminatoire et reproche à la Société Sinatra d'opérer une comparaison dépourvue de pertinence entre ses prix de vente aux stations service et les prix " prédateurs " offerts par les grandes surfaces à leur clientèle de particuliers ;
Considérant que la vente étant un contrat synallagmatique source d'obligations, l'article 1129 du Code civil qui traite de la validité des obligations contractuelles lui est applicable en l'absence de dispositions contraires propres à la vente, quoiqu'en dise la Cour suprême ; qu'il importe par contre peu que le contrat " cadre " du 6 mars 1985 qui lie les parties, fasse renvoi à un tarif établi par la seule Société Elf pour déterminer les prix des lubrifiants que la Société Sinatra devait acheter à son fournisseur exclusif, dès lors que les signataires de cette convention avaient conclu leur accord sur la base d'un tarif qui existait déjà, et dont l'un et l'autre admettaient qu'il pourrait évoluer en fonction de données économiques que ni l'un ni l'autre ne pouvaient se targuer de dominer;
Que les prix des lubrifiants étaient " déterminés " lors de la conclusion du contrat cadre et étaient déterminables à l'avenir au point d'être " déterminés " à chaque commande; que la Société Sinatra ne saurait se plaindre, au surplus en opposant des prix de vente aux membres du réseau Elf à des prix de revente pratiqués hors réseau par des grandes surfaces susceptibles d'en faire des prix d'appel, de divergences qui existaient déjà lorsqu'elle a conclu le contrat cadre et qui trouvent leur contrepartie, pour les gérants des stations service, dans le droit qui leur est concédé, d'utiliser le panonceau Elf, source d'apport de clientèle ;
Que la Société Sinatra n'apporte aucune preuve tant d'un quelconque abus que la Société Elf aurait pu commettre dans la fixation évolutive des prix de ses lubrifiants, que de pratiques discriminatoires entre clients revendeurs soumis aux mêmes conditions économiques d'activité;
Que la 5e Chambre de la Cour a été aussi intéressée que surprise par les commentaires qui ont suivi le rejet du pourvoi formé contre son arrêt du 15 septembre 1994 Mondial Chauffage c/ EURL Barach, et dont la Société Sinatra retient, en raisonnant a contrario, que la Cour aurait jugé " incontestablement abusive " toute clause n'accordant " au distributeur aucune possibilité de négocier le prix " de ses approvisionnements, pour en déduire que la " clause de fixation du prix sans possibilité de discussion de la part " du gérant de la station-service est nulle et que son insertion " dans un réseau d'accord applicable à l'ensemble du territoire français " enfreint les règles de la concurrence ;
Que la Cour s'était contentée en réalité, pour rejeter un moyen de nullité d'un contrat de franchise tiré de l'indétermination du prix de marchandises que le franchisé soi-disant dominé était tenu d'acheter à des fournisseurs agréés par le franchiseur dominateur, de relever que le franchisé conservait la liberté de débattre des prix de ses approvisionnements selon la loi du marché avec les fournisseurs agréés dont une liste élargie lui était fournie, et bénéficiait, en contrepartie de l'exclusivité relative qui lui était imposée, des avantages de l'appartenance au réseau et en particulier des remises ou ristournes négociées par le franchiseur auprès des fournisseurs ;
Que les hypothèses sont au surplus fort différentes ; que la Société Sinatra a accepté une exclusivité contractuelle d'approvisionnement aux prix d'un tarif susceptible d'évolution dont elle ne prouve même pas qu'il ait été modifié au cours du contrat et encore moins qu'il ait fait l'objet d'une évolution abusive;
Considérant que la Société Sinatra soutient également que la convention du 6 mars 1985 serait nulle parce que la Société Elf qui n'aurait pas eu le même intérêt qu'elle à vendre les carburants puisque l'augmentation des ventes au delà de certaines limites aurait diminué l'ampleur de sa marge bénéficiaire, a imposé aux membres de son réseau des prix de revente élevés et donc dissuasifs et a ainsi pesé par ses décisions unilatérales sur les quantités de carburant vendues par la Société Sinatra et donc sur la rémunération de son mandataire ;
Que la Société Elf réplique que les textes concernant l'indétermination ou la potestativité du prix ne sont pas applicables aux commissions que la vente des carburants procurait à la Société Sinatra, mandataire ; qu'elle conteste au surplus que les intérêts des parties aient été divergents ;
Considérant que la Société Sinatra n'apporte aucune preuve de ce que la Société Elf ait imposé aux membres de son réseau des prix de revente des carburants discriminatoires afin de diminuer, contre leur intérêt commun, le volume des ventes et de réduire la rémunération de ses mandatairesdépendant autant sinon plus de l'implantation, de la qualité des prestations et de l'accueil du personnel que des prix qui y sont pratiqués ; que la Société Elf ne pouvait refuser de vendre ses carburants aux grandes surfaces quand bien même celles-ci devaient décider, ce qu'elles étaient libres de faire, de les revendre à des prix d'appel fussent-ils coûtants ; que son réseau se trouvait soumis au surplus aux impératifs de la concurrence ;
Qu'il s'ensuit que le second moyen de nullité n'est pas plus fondé que le premier ;
SUR LES DEMANDES PECUNIAIRES
Considérant que la Société Sinatra demande à la Cour de condamner la Société Elf à lui verser 501 787,03 F avec intérêts au taux légal à compter du 24 août 1988 à titre de dommages-intérêts ainsi que 291 792,15 F de " bénéfice raisonnable " auquel elle était en droit de prétendre ainsi que 80 000 F pour ses frais irrépétibles ; qu'elle fonde ses demandes sur la violation de l'article 1591 du Code civil et des dispositions de l'ordonnance du 30 juin 1945 et de la loi du 27 décembre 1973 à l'occasion des ventes de lubrifiants conclues en cours d'exécution du contrat cadre et à défaut sur la prise en charge de ses pertes au titre de la responsabilité contractuelle de la Société Elf pour sa politique abusive de prix et des articles 1999 et 2000 du Code civil ;
Que la Société Elf réplique que la demande de comblement des pertes a été formulée dans la procédure qui a abouti à l'arrêt de sursis à statuer du 26 février 1993 de la Cour d'appel de Paris, s'oppose à la jonction sollicitée par la Société Sinatra et demande subsidiairement une réouverture de la mise en état ; qu'elle sollicite une indemnité de 20 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ;
Considérant que la Cour s'est déjà exprimée sur les moyens de nullité par des motifs applicables tant au contrat cadre qu'aux ventes intervenues au cours de son exécution ; qu'elle se bornera à rappeler que chaque rachat a pu être conclu au vu d'un tarif en vigueur à la date de la commande et qu'il n'est pas établi que la facturation n'ait pas été conforme à la décision prise par l'acquéreur ;
Considérant que par arrêt du 26 février 1993 la 5e Chambre B de la Cour d'appel de Paris, saisie en particulier de la demande de comblement des pertes résultant de l'exécution du mandat, a sursis à statuer jusqu'à ce qu'il ait été statué avec double degré de juridiction sur les moyens de nullité du contrat ; qu'il convient d'inviter les parties à conclure dans cette procédure, la jonction n'ayant aucun intérêt ;
Considérant qu'il serait inéquitable que la Société Elf conserve la charge de ses frais irrépétibles ;
Par ces motifs : Déclare recevable l'action en nullité exercée par la Société Sinatra ; Infirme le jugement du 3 janvier 1996 en ce qu'il a déclaré nul le contrat du 6 mars 1985 et condamné la Société Elf aux dépens ; Déclare la Société Sinatra mal fondée en sa demande de prononcé de la nullité du contrat du 6 mars 1985 ou de l'une quelconque de ses clauses ainsi que des contrats de vente de lubrifiants, l'en déboute ; Dit n'y avoir lieu à jonction des procédures numéro 93.013374 et numéro 96.005812 du répertoire général de la Cour ; Condamne la Société Sinatra à verser 15 000 F à la Société Elf au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ; La condamne en tous les dépens de première instance et d'appel ; Admet la SCP Varin-Petit, avoué au bénéfice de l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.