CJCE, 19 juin 1984, n° 71-83
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Partenreederei MS. Tilly Russ, Russ
Défendeur :
NV Haven- & Vervoerbedrijf Nova, NV Goeminne Hout
LA COUR,
1 Par ordonnance en date du 8 avril 1983, parvenue au greffe de la Cour le 28 avril 1983, la Cour de cassation de Belgique a posé, en vertu du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation, par la Cour de justice, de la Convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après la Convention), une question préjudicielle relative à l'interprétation de l'article 17 de cette Convention.
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant la société anonyme belge 'Goeminne Hout' (ci-après la demanderesse) à la société maritime allemande 'Partenreederei Ms. Tilly Russ' et à M. Ernest Russ, tous les deux à Hambourg (ci-après Tilly Russ) et portant sur la validité d'une clause attributive de juridiction figurant dans les connaissements ct 108 et ct 118 du 16 août 1976. Il résulte du dossier que ces connaissements ont été établis par Tolmar International Inc., Cleveland, en tant qu'agent d'Europe Canada Lakes Line Ernest Russ North America, Inc., Chicago, pour le transporteur à l'ordre du chargeur American Lumber International Inc., Union city, Pennsylvania, en indiquant comme 'notify party' la demanderesse et comme 'exporting carrier 'Tilly Russ'.
3 Étant donné que, lors de la remise du chargement à Anvers le 7 septembre 1976, le conditionnement de deux lots était endommagé et qu'il manquait une dizaine de planches, la demanderesse a réclamé 304 dollars US de dommages-intérêts devant le Rechtbank van Koophandel van het Gerechtgelijk arrondissement Antwerpen.
4 Tilly Russ a soulevé une exception d'incompétence du juge anversois en invoquant une clause attributive de juridiction figurant au verso de chacun des connaissements en cause et stipulant que 'any dispute arising under this bill of lading shall be decided by the Hamburg courts' (tout litige ayant trait au présent connaissement sera tranché par le Tribunal de Hambourg).
5 Néanmoins, par jugement du 31 octobre 1978, le Tribunal d'Anvers s'est déclaré compétent et a fait droit à la demande de Goeminne Hout ; ce jugement ayant été confirmé par arrêt du Hof van Beroep d'Antwerpen du 7 octobre 1981, Tilly Russ a, le 1 mars 1982, intenté un pourvoi en cassation.
6 C'est dans ce contexte que la Cour de cassation a posé la question préjudicielle suivante :
'Compte tenu des usages généralement admis dans ce domaine, le connaissement remis par le transporteur maritime au chargeur peut-il être considéré comme une 'Convention... écrite' ou comme une 'Convention... confirmée par écrit' entre les parties au sens de l'article 17 de la Convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, et, dans l'affirmative, en est-il de même en ce qui concerne le tiers porteur du connaissement?'
7 Cette question doit être comprise en ce sens qu'elle vise à savoir si la clause attributive de juridiction figurant dans les connaissements satisfait aux conditions posées à l'article 17 de la Convention en ce qui concerne premièrement le rapport entre le chargeur et le transporteur et deuxièmement le rapport entre le transporteur et le tiers détenteur.
Sur la première branche de la question
8 Selon la demanderesse et la Commission des Communautés européennes, l'article 17 de la Convention devrait être interprété en ce sens que, lorsqu'une clause attributive de juridiction n'est pas acceptée expressément par le chargeur et le transporteur, elle n'est pas validée au sens de cette disposition.
9 La Commission ajoute cependant que, même si elle n'était pas signée par le chargeur, une telle clause d'attribution pourrait néanmoins être validée au sens de l'article 17 de la Convention, à la condition qu'il existe entre les deux parties des rapports commerciaux courants.
10 Le Gouvernement italien est d'avis que le connaissement serait un document prouvant l'existence du contrat de transport et qu'ainsi la clause attributive de juridiction constituerait une Convention verbale confirmée par écrit. Si celle-ci est signée par la partie contre laquelle elle est invoquée et fait partie des conditions générales du contrat, alors elle pourrait être conforme à l'article 17 de la Convention. Toutefois, il appartiendrait, selon lui, au juge national de vérifier s'il y a signature, au sens indiqué ci-dessus et dans quelles circonstances la clause attributive de juridiction a été insérée dans le connaissement.
11 Au cours de l'audience, le Gouvernement britannique, après avoir insisté sur le caractère fondamental du problème soulevé, a suggéré que la question du juge national soit reformulée de la manière suivante : la clause attributive de juridiction a-t-elle été reprise dans le connaissement de telle façon qu'il serait permis de démontrer qu'il y a accord véritable entre les deux parties, également en appliquant le principe de la bonne foi? Une réponse à cette question ne serait possible, selon le Gouvernement britannique, que si on connaissait les faits précis de l'affaire au principal ; or, ceux-ci n'ayant pas été établis en l'espèce, il conviendrait de ne pas apporter de réponse générale à cette première question au motif qu'il y aurait plusieurs possibilités et de laisser le soin au juge national d'apporter la réponse précise portant sur la nature du connaissement.
12 Il convient tout d'abord de rappeler qu'aux termes de l'article 17, alinéa 1, de la Convention actuellement en vigueur, 'si, par une Convention écrite ou par une Convention verbale confirmée par écrit, les parties, dont l'une au moins a son domicile sur le territoire d'un Etat contractant, ont désigné un tribunal ou les tribunaux d'un Etat contractant pour connaître des différents nés ou à naître à l'occasion d'un rapport de droit déterminé, ce tribunal ou les tribunaux de cet Etat sont seuls compétents'.
13 Il y a lieu de faire remarquer au préalable que, pour que l'article 17 de la Convention soit applicable, il faut nécessairement que l'une des parties au moins ait son domicile sur le territoire d'un Etat contractant, ce qu'il appartiendra à la juridiction nationale d'établir.
14 Ainsi que la Cour l'a jugé dans ses arrêts du 14 décembre 1976 (Salotti, 24-76, Recueil p. 1831 et Segoura, 25-76, Recueil p. 1851), et du 6 mai 1980 (Porta-leasing, 784-79, Recueil p. 1517), les conditions auxquelles l'article 17 subordonne la validité des clauses d'attribution de juridiction sont d'interprEtation stricte en ce que cet article 17 a pour fonction d'assurer que le consentement des parties à une telle clause, qui par une prorogation de compétence déroge aux règles générales de détermination de la compétence consacrée par les articles 2, 5 et 6 de la Convention, est effectivement établi et qu'il se manifeste d'une manière claire et précise.
15 Afin d'apprécier si les conditions posées par l'article 17 sont remplies, il y a lieu d'examiner séparément si c'est soit sous forme d'une Convention écrite, soit sous forme d'une Convention verbale confirmée par écrit que le consentement des parties sur l'attribution de juridiction s'est exprimé.
16 En premier lieu, il convient de constater que, s'agissant d'une clause attributive de juridiction figurant dans les conditions imprimées sur un connaissement, signé par le transporteur, il n'est satisfait à la condition d'une 'Convention écrite' au sens de l'article 17 de la Convention que si le chargeur a exprimé par écrit son consentement aux conditions comportant cette clause, que ce soit sur le document en question lui-même ou dans un écrit séparé. Il y a lieu d'ajouter que la simple impression au verso du formulaire du connaissement d'une clause attributive de juridiction ne satisfait pas aux exigences de l'article 17 de la Convention, aucune garantie n'étant donnée par ce procédé que l'autre partie a consenti effectivement à la clause dérogatoire au régime commun de compétence de la Convention.
17 En deuxième lieu, il convient de constater que, s'il était établi que la clause attributive de compétence figurant dans les conditions imprimées sur un connaissement a fait l'objet d'une Convention verbale antérieure entre les deux parties portant expressément sur la clause attributive de juridiction, et dont le connaissement, signé par le transporteur, devait être considéré comme la confirmation écrite, cette clause satisferait aux conditions posées à l'article 17 de la Convention, même si elle n'était pas signée par le chargeur et qu'elle ne portait donc que la signature du transporteur. En effet, ainsi est non seulement respectée la lettre de cet article 17, qui prévoit expressément la possibilité d'une Convention orale confirmée par écrit, mais également sa fonction consistant à assurer que le consentement entre les deux parties est effectivement établi.
18 Enfin, une telle clause attributive de juridiction non signée par le chargeur peut encore satisfaire aux exigences posées à l'article 17 de la Convention, même en l'absence d'une Convention verbale antérieure portant sur ladite clause, à la condition toutefois que l'établissement du connaissement fasse partie des rapports commerciaux courants entre le chargeur et le transporteur, dans la mesure où il serait ainsi établi que ces rapports sont dans leur ensemble régis par des conditions générales, comportant cette clause attributive de juridiction de l'auteur de la confirmation par écrit, en l'occurrence le transporteur, (voir arrêt Segoura, précité), et que les connaissements sont tous établis sur des formulaires pré-imprimés comportant systématiquement une telle clause attributive de compétence. Il serait, dans un tel contexte, contraire à la bonne foi de denier l'existence d'une prorogation de compétence.
19 En conséquence, il convient de répondre à cette première branche de la question posée qu'une clause attributive de juridiction figurant dans les conditions imprimées sur un connaissement satisfait aux conditions posées à l'article 17 de la Convention
- Si le consentement des deux parties aux conditions du connaissement comportant ladite clause a été exprimé par écrit ;
- Ou si la clause attributive de juridiction a fait l'objet d'une Convention verbale antérieure entre les parties portant expressément sur cette clause, et dont le connaissement, signé par le transporteur, doit être considéré comme la confirmation écrite ;
- Ou si le connaissement se situe dans le cadre de rapports commerciaux courants entre les parties, dans la mesure où il est ainsi établi que ces rapports sont régis par des conditions générales comportant ladite clause.
Sur la deuxième branche de la question
20 En ce qui concerne la validité de la clause attributive de juridiction dans le rapport entre le transporteur et le tiers porteur, la demanderesse et la Commission sont d'avis que, si le tiers porteur n'a pas signé le connaissement, la clause attributive de juridiction y figurant ne lui serait pas opposable au motif que l'accord entre les deux parties ne serait pas établi.
21 Selon la Commission, il ne pourrait être dérogé à cette règle que si, dans l'ordre juridique national en cause, il existait une théorie de la cession en vertu de laquelle le chargeur céderait ses droits et obligations au tiers détenteur.
22 Les Gouvernements de la République italienne et du Royaume-Uni estiment que, dans la mesure où la clause attributive de juridiction est validé entre le chargeur et le transporteur, elle devrait également l'être à l'égard du tiers porteur du connaissement, au motif essentiellement que ce dernier, en acquérant le connaissement, pourrait certes exercer les droits qui y sont mentionnés mais serait par contre également assujetti aux obligations et limitations en découlant ; les deux Gouvernements appuient leur thèse sur l'arrêt de la Cour du 14 juillet 1983 (Gerling Konzern, 201-82, Recueil 1983, p. 2503).
23 Il convient en premier lieu de constater que la jurisprudence Gerling Konzern portait sur la possibilité pour un tiers à un contrat d'assurance, bénéficiant d'une stipulation pour autrui de la part du preneur, d'invoquer une clause attributive de juridiction à l'encontre de l'assureur, clause inspirée, comme l'a relevé la Cour, par le souci de protection de l'assuré, lequel... 'Constitue la personne économiquement la plus faible'. Les mêmes considérations ne sont pas nécessairement pertinentes dans le domaine du transport maritime.
24 Dans la mesure où la clause attributive de compétence insérée dans un connaissement est validée au sens de l'article 17 de la Convention dans le rapport entre le chargeur et le transporteur, et où le tiers porteur, en acquérant le connaissement, a succédé au chargeur dans ses droits et obligations en vertu du droit national applicable, le fait de permettre au tiers porteur de se soustraire à l'obligation de for découlant du connaissement au motif de n'avoir pas donné son consentement à ce dernier, serait étranger à l'objet de l'article 17 qui est de neutraliser les effets des clauses qui risquent de passer inaperçues dans les contrats.
25 En effet, dans l'hypothèse évoquée ci-dessus, l'acquisition du connaissement ne saurait conférer au tiers porteur davantage de droits que n'en détenait le chargeur. Le tiers porteur devient ainsi titulaire à la fois de tous les droits et de toutes les obligations figurant dans le connaissement, y compris celles relatives à la prorogation de compétence.
26 Il résulte de l'ensemble de ce qui précède qu'il y a lieu de répondre à la deuxième branche de la question posée qu'il est satisfait aux conditions posées à l'article 17 de la Convention dans le cas d'une clause attributive de juridiction insérée dans un connaissement dès lors que cette clause a été reconnue valide entre le chargeur et le transporteur, et qu'en vertu du droit national applicable, le tiers porteur, en acquérant le connaissement, a succédé au chargeur dans ses droits et obligations.
Sur les dépens
27 Les frais exposés par les Gouvernements de la République italienne et du Royaume-Uni ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par la Cour de cassation de Belgique, par ordonnance du 8 avril 1983, dit pour droit :
1) Une clause attributive de juridiction figurant dans les conditions imprimées sur un connaissement satisfait aux conditions posées à l'article 17 de la Convention
- Si le consentement des deux parties aux conditions du connaissement comportant ladite clause à été exprimé par écrit ;
- Ou si la clause attributive de juridiction a fait l'objet d'une Convention verbale antérieure entre les parties portant expressément sur cette clause, et dont le connaissement, signé par le transporteur, doit être considéré comme la confirmation écrite ;
- Ou si le connaissement se situe dans le cadre de rapports commerciaux courants entre les parties, dans la mesure où il est établi ainsi que ces rapports sont régis par des conditions générales comportant ladite clause.
2) En ce qui concerne le rapport entre le transporteur et tiers porteur, il est satisfait aux conditions posées à l'article 17 de la Convention dès lors que la clause attributive de compétence a été reconnue valide entre le chargeur et le transporteur, et qu'en vertu du droit national applicable, le tiers porteur, en acquérant le connaissement, a succédé au chargeur dans ses droits et obligations.